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“Paolo Woods” STATE
au Musée de l'Elysée, Lausanne

du 20 septembre 2013 au 5 janvier 2014



www.elysee.ch

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Légendes de gauche à droite :
1/  Paolo Woods, Un bureau de borlette. Deux milliards de dollars sont investis chaque année par les Haïtiens dans ces loteries privées, près d’un quart du PIB national. Elles sont souvent appelées « banques » parce que les classes défavorisées y investissent leur argent. Camp Perrin, 2013, © Paolo Woods / Institute.
2/  Paolo Woods, Rémi Orsier, employé français de l’ONG suisse Terre des Hommes qui gère un programme contre la malnutrition dans le Sud d’Haïti. Le pays possède plus d’ONG par habitant que n’importe quel autre pays dans le monde. Les Cayes, 2013, © Paolo Woods / Institute.

 

extrait du communiqué de presse :

 

Commissaire de l’exposition : 
Lydia Dorner, Assistante conservatrice, Musée de l’Elysée


En novembre 2010, Paolo Woods s’installe dans une ville du Sud d’Haïti : Les Cayes. STATE est l’exposition qui relate cette expérience insulaire. Par son ambition, poétique autant que journalistique, elle tire la part universelle d’une aventure nationale qui nous concerne davantage qu’on ne le pense.
Le photographe canado-hollandais a travaillé sur le temps long, sur des thèmes qui s’étendent de l’industrie locale aux atermoiements des ONG, du monde foisonnant de la radio à la conquête du protestantisme américain. Au fil de ces recherches, la fragilité de l’Etat-nation haïtien est devenue le fil rouge le plus évident d’une future exposition.
Haïti est une contradiction. Une nation particulièrement fière de son histoire unique, de sa langue, de sa culture singulière. Mais un Etat qui demeure souvent absent et presque toujours dysfonctionnel.

STATE explore ces questions fondamentales : que se passe-t-il dans une société dont le gouvernement est inefficace et dont l’Etat échoue à fournir des services de base à sa population ? Comment un peuple se construit-il en dépit de cet échec reconduit ?

STATE rompt avec l’iconographie du désastre qui sert en général à illustrer Haïti. L’exposition part d’images qui disent l’ordre plutôt que le chaos, la comédie plutôt que la tragédie : les riches haïtiens, l’émergence lente d’une classe moyenne, l’élaboration de corps alternatifs. Avec le journaliste et écrivain suisse Arnaud Robert, Paolo Woods décrit des dynamiques qui ont cours dans tous les pays en développement. Organisations internationales contre gouvernement local. Société civile contre pouvoir exécutif. Argent privé contre argent public.
L’exposition, qui présente en avant-première un ensemble d’une cinquantaine d’images réalisées entre 2010 et 2013, est produite par le Musée de l’Elysée.

 

 

L’exposition STATE est structurée autour de cinq thématiques qui illustrent les différentes facettes du travail de Paolo Woods en Haïti.
(Textes d’Arnaud Robert tirés du livre qui accompagne l’exposition.)

Présidents

En Haïti, l’état civil étant lacunaire, on calculait la date de sa naissance en fonction du président qui était alors en exercice. Comme ils ne restaient en général pas longtemps au pouvoir, pour cause de coup d’Etat ou de mort violente, la référence était assez imprécise.
Au Musée du Panthéon, le long défilé des portraits présidentiels dessine une mémoire nationale. Le bicorne furieux de l’Empereur Dessalines, la couronne ubuesque de Soulouque, les conseils révolutionnaires, le corps de l’Etat éparpillé dans les comités de salut public, Duvalier fils, gros poupon de dix-neuf ans, et Martelly en couleurs outrées.
Au-dessous des photographies, des reliques saintes : le chapeau de Papa Doc, son petit fusil, le drapeau bleu et rouge qu’il a repeint en noir et rouge. On dit des Haïtiens qu’ils souhaitent tous être président, que la politique est le seul ascenseur social qui fonctionne encore sur une île où les étages sont isolés. Comme l’Etat est un ventre mou, un pantin gesticulant, la seule fonction qui mérite vraiment que l’on s’y penche, c’est président. A chaque fois, ils se font élire dans l’euphorie et les poings fermés. Comme si le pays ne pouvait être sauvé que par sa tête. Si le président est si puissant, c’est qu’il est le succédané du monarque. Il guérit. Il offre des motos et du riz. Il est le messie provisoire dont la mystique s’effondre sitôt que le peuple comprend qu’il n’est que l’un des leurs.

Propriétaires

Le 12 janvier 2010 a révélé au monde un des problèmes majeurs d’Haïti : son absence de cadastre. Depuis l’Indépendance, la propriété terrienne constitue le noeud culturel et administratif d’un Etat qui s’est bâti à la fois dans la perpétuation du modèle colonial et dans son refus. D’un côté, les nouveaux maîtres qui souhaitent reconduire la Grande Plantation. De l’autre, les anciens esclaves qui revendiquaient son explosion.
Cette parcelle d’île caraïbe ressemble donc à un patchwork de possédants absents, de cultivateurs sans droits, d’exilés ruraux qui ont annexé des surfaces à l’abandon jusqu’à ce qu’on les en déloge, et de procès sans fin face à une justice qui se vend au plus offrant.
Entre les puissants et les faibles se rejoue depuis deux cents ans, jusqu’à la nausée, la rhétorique esclavagiste. Chacun possédant l’autre. A tous les échelons. Le restavek, enfant serviteur pour des maîtres pauvres, devient la métaphore douloureuse d’une société qui n’a pas pu questionner sa mémoire. A l’autre bout de la chaîne, l’élite économique se reproduit, elle importe davantage qu’elle ne produit. Elle se plaint des gouvernants et les remplace parfois.
Les riches, malgré le gouffre qui les sépare des deux tiers d’une population vivant avec moins d’un dollar par jour, disent souffrir des mêmes maux que ceux qu’ils emploient. Ils se sentent assiégés. Les montagnes où ils vivent sont peu à peu grignotées par des concitoyens qui traquent leurs miettes. Sur ce territoire infime, ils ne cessent de se croiser.
Les ghettos, des deux côtés, ne protègent pas du bruit des autres. Ils écoutent la même musique, adorent la même révolution, puisent leur ciment dans les mêmes mornes et goûtent aux mêmes mangues. L’Etat haïtien s’invente dans ce compromis permanent des antipodes.

LETA (l’Etat en créole)

Commissaire Béton est un héros national. Il se poste toujours au même carrefour de Port-au-Prince, dans un faux costume de policier cousu par sa femme. Il gère la circulation, souffle dans son sifflet, attribue des amendes que les chauffeurs paient en souriant. Il prend sa tâche très au sérieux et, même si l’Etat ne lui a jamais rien demandé, il a été décoré pour services rendus à la patrie.
Il y a, en Haïti, un goût du protocole, des masques et des uniformes, qui fait surgir, à chaque fête du drapeau, des flots d’enfants en kaki et en galons. Ils marchent au pas et posent la main sur le coeur quand l’hymne national retentit. Tout cela n’est pas seulement une parodie. Mais une nostalgie des origines, dans un pays obsédé par sa naissance, ses mythes, ses armées triomphantes.
Alors, là où le réel semble de plus en plus décevant, le rituel prend sa place. Les remises de diplôme les plus anodines ont l’air d’entrées au panthéon. L’inauguration d’une école est un ballet savant d’officiels plus officiels les uns que les autres, qui en appellent toujours à Toussaint Louverture et à Jean-Jacques Dessalines avant de couper le cordon.
La mise en scène de l’Etat, dans ce pays, est la réponse grandiloquente à sa faillite. Dans chaque refrain de chaque chanteur, la fierté d’être Haïtien est scandée jusqu’à l’ivresse. Comme si cette nation, dont les ruines du palais présidentiel ont été rasées par une ONG étrangère, fabriquait une République imaginaire, en dépit de l’évidence.

Substituts

La nature, dit-on, a horreur du vide. A un Etat qui est incapable d’assumer ses missions les plus élémentaires, mille organismes, mille intérêts particuliers, mille sauveurs au teint frais se sont substitués. Au point où les pouvoirs parallèles qui prospèrent sur l’île ont fini par affaiblir davantage encore ce qu’ils étaient censés soutenir.
Depuis vingt-cinq ans au moins, Haïti est un des pays les plus aidés au monde. Après le séisme de 2010, cinq milliards de dollars ont été récoltés au nom de la catastrophe. Onze milliards ont été promis par des Etats compassionnels. Personne ne sait exactement où ces fonds sont allés, quels sont les processus décisionnels qui ont abouti à leur attribution. Haïti est devenu une canalisation sans fin que l’argent international traverse sans s’arrêter durablement.
Alors, les mouvements religieux, les ONG créées pour l’occasion, des entreprises privées qui prennent en charge, avec leurs critères, les responsabilités de l’Etat, les myriades d’initiatives contradictoires confirment cette nation dans son éparpillement identitaire et social. Les Haïtiens ne sont plus des citoyens, ils sont des bénéficiaires pour lesquels la force publique est un cadavre maintenu artificiellement en vie par l’étranger.
On a beaucoup critiqué l’Etat, sa corruption, son manque de vision, sa constance dans l’échec. Mais, dans un pays où les rares diplômés qui n’ont pas pris l’exil sont embauchés par les organisations étrangères, la faillite semble programmée. Certains se demandent si le système de l’aide n’a pour seule finalité que sa propre pérennité.

Dieux

Ce jeune homme regarde le cortège des protestants qui insultent les pratiquants du vodou lors de la Fête des Morts. « Ayiti se zakolit », murmure-t-il. Haïti ce sont des acolytes, une drôle d’expression qui dit à la fois le réseau et le morcellement, l’union et la division. La religion est l’espace hystérique de ce paradoxe.
Une Eglise catholique, fief colonial, construite en dépit du Vatican, adoubée par un concordat tardif. Le vodou, interdit, brutalisé, création originale d’une île-carrefour, où les esprits africains, amérindiens, sont par essence révolutionnaires. Et le protestantisme américain, débarqué le dernier, plus actif que jamais, disséminé en mille églises-forteresses.
On pourrait croire ici que tout est limpide, que le progrès des évangéliques répond aux mêmes plans que dans tous les pays du Sud. Mais la fragmentation culturelle d’Haïti a aussi ses ressorts intimes. Elle s’appuie notamment sur la philosophie du marronnage, sur l’identité explosée du lakou : cour autonome, paysanne, qui s’inscrit depuis 1804 contre la plantation. La religion dit beaucoup d’Haïti parce qu’elle prend la forme de tribus aux alliances provisoires, sans centralité unique, sans contrôle étatique, malgré l’aspiration des présidents successifs à jouer de la foi. Elle est aussi le lieu des transformations cannibales, du vodou qui prie les saints catholiques et des pentecôtistes qui reprennent, trait pour trait, la dramaturgie animiste.
Les dieux, comme toutes choses, avancent ici masqués. Les parfaits costumes des fidèles demeurent le témoignage ultime d’une citoyenneté.