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“Erwin Blumenfeld (1897-1969)” Photographies, dessins et photomontages
au Jeu de Paume, Paris

du 15 octobre 2013 au 26 janvier 2014



www.jeudepaume.org

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 14 octobre 2013.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Erwin Blumenfeld, The Minotaur or the Dictator [Le Minotaure ou le Dictateur], Paris, vers 1937, épreuve gélatino-argentique, tirage d’époque ; New York, Collection Yvette Blumenfeld Georges Deeton / Art+Commerce, Berlin, Gallery Kicken Berlin. © The Estate of Erwin Blumenfeld.
2/  Erwin Blumenfeld, Nu sous de la soie mouillée, Paris, 1937, épreuve gélatino-argentique, tirage d’époque, Suisse, Collection particulière. © The Estate of Erwin Blumenfeld.
3/  Erwin Blumenfeld, Cecil Beaton, photographe, 1946, solarisation partielle, épreuve gélatino-argentique, tirage d’époque, Suisse, Collection particulière. © The Estate of Erwin Blumenfeld.

 


texte de Audrey Parvais, rédactrice pour FranceFineArt.

 

Le Jeu de Paume présente une rétrospective de l’œuvre d’Erwin Blumenfeld, célèbre pour ses clichés de mode réalisée à partir des années 1940. Forte de près de 300 œuvres, elle révèle un artiste aux multiples facettes, photographe mais aussi dessinateur et parfois même écrivain.

Montage et juxtaposition
D’Erwin Blumenfeld, expérimentateur génial fortement influencé par le surréalisme et le dadaïsme et leurs représentants (notamment Man Ray), l’on retiendra surtout l’audace et l’originalité créatives. Ses œuvres sont les fruits d’un véritable travail de composition qui inclut aussi bien le recours au montage et au collage que la mise en scène et la déconstruction de ses sujets. Ses dessins, réalisés d’un trait vif de crayon de couleur ou gribouillés à l’encre bleue, s’accompagnent de bouts d’images découpés ou de fragments de textes au ton souvent mordant qui s’enchevêtrent dans un joyeux désordre. Quant à ses photographies, elles s’appuient non seulement sur les jeux de miroir, d’ombre et de lumière, du noir et du blanc, mais aussi sur l’artificialité d’une pose ou l’effacement d’un corps. Ses portraits au cadrage serré et aux puissants contrastes soulignent la beauté ou l’originalité d’un visage, tel ceux de Marlène Dietrich (1950) qui, enveloppée de luxueuses fourrures, révèle sa beauté de femme fatale et de Jane Fonda (1950) dont l’inclinaison sensuelle de la tête contrebalance l’innocence de l’expression. Car la femme, et surtout son corps, deviennent bientôt l’objet privilégié de son regard. Les nus, d’abord concrets, tendent vite à l’abstrait grâce à la déconstruction ou la multiplication des éléments. Quand un buste semble se décliner à l’infini grâce à un jeu de reflet et de symétrie (Sans titre, (Nu, « Musi mit Busi) »), 1938), la courbe d’un sein évoque seule le corps féminin pour mieux l’entourer de mystère.

Poésie de la réalité
Ces montages et (dé)constructions créent alors un décalage parfois humoristique, souvent poétique. Espiègle ou ironique, Erwin Blumenfeld le devient quand il se met lui-même en scène, dans son studio où il apparaît reflété dans un miroir au milieu de dizaines de photographies et affiches (Sans titre (autoportrait dans le studio de Paris), 1938), ou quand il mêle sur une même feuille symboles religieux et ésotériques, réunis autour de la figure de clown triste de Charlie Chaplin, adoptant ici la forme longiligne d’une croix chrétienne (Charlie, 1920). Mais il sait aussi imprégner la réalité d’une incroyable poésie, comme lorsqu’il photographie une belle endormie qui offre à la lumière son visage constellé des ombres projetées par un bouquet de fleurs des champs (Sans titre, (Portrait avec ombre et fleurs), 1944) et dont se dégage une incroyable impression de paix et de sérénité ; ou lorsqu’il recouvre de soie mouillée le corps d’une femme qui semble alors se fondre dans la pierre (Nu sous de la soie mouillée, 1937). Sous son regard, même la ville se pare d’onirisme : la cathédrale de Rouen dévoile grâce à une habile juxtaposition ses cascades de colonnes (1937) et les froids et impressionnants buildings de New York se décomposent en centaines de petits cubes emplis de lumière. Et si l’arrivée de la couleur, si importante pour ses photographies de mode, efface un peu de ce mystère de la réalité, elle n’entame en rien l’acuité et le talent d’un artiste qui, toujours à l’avant-garde, a su se distinguer par son originalité.

Audrey Parvais

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissaire : 
Ute Eskildsen, ex-directrice adjointe et responsable des collections photographiques du musée Folkwang d’Essen


Dans la lignée des expositions consacrées à Lee Friedlander, Richard Avedon, Lee Miller et André Kertész, le Jeu de Paume présente la rétrospective de l’un des plus grands photographes de cette génération, Erwin Blumenfeld (1897-1969), dont l’oeuvre a contribué à la diffusion de la photographie moderne. La vie et l’oeuvre d’Erwin Blumenfeld épousent de façon étonnante le contexte sociopolitique de l’évolution artistique de l’entre-deux-guerres, tout en mettant en lumière les conséquences individuelles de l’émigration. Consacrée aux multiples facettes de l’oeuvre d’Erwin Blumenfeld, cette exposition rassemble au travers de plus de 300 oeuvres et documents, depuis la fin des années 1910 jusqu’aux années 1960, les différents arts visuels pratiqués par l’artiste tout au long de sa vie : dessins, photographies, montages et collages.

Ce parcours présente les premiers dessins de l’artiste, ses collages et ses photomontages, exécutés pour l’essentiel au début des années 1920, ses premiers portraits artistiques, effectués à l’époque où il vivait aux Pays-Bas, les premières photographies de mode en noir et blanc de ses années parisiennes, les magistrales photographies en couleur créées à New York et les vues urbaines prises à la fin de sa vie.

La rétrospective donne à voir des dessins, dont beaucoup n’ont jamais été montrés, ainsi que des collages et photomontages de jeunesse qui apportent un éclairage passionnant sur l’évolution de son travail photographique, révélant pour la première fois toute l’ampleur de son génie créatif.

Les motifs, aujourd’hui devenus classiques, de ses photographies expérimentales en noir et blanc, y côtoient ses multiples autoportraits et portraits de personnalités connues ou inconnues, ainsi que la photographie de mode et publicitaire.

Dans les premières années de son travail photographique, Erwin Blumenfeld travaille en noir et blanc, mais dès que les conditions techniques le permettent, il utilise la couleur avec enthousiasme. Erwin Blumenfeld transpose à la couleur ses expériences avec la photographie en noir et blanc ; les appliquant au domaine de la photographie de mode, il y développe un répertoire de formes particulièrement original.

Le corps féminin devient le sujet principal d’Erwin Blumenfeld. Qu’il se consacre d’abord au portrait, puis au nu lorsqu’il vit à Paris ou, plus tard, dans son oeuvre de photographe de mode à New York, Erwin Blumenfeld cherche à faire apparaître la nature inconnue et cachée de ses sujets ; l’objet de sa quête n’est pas le réalisme, mais le mystère de la réalité.

L’oeuvre de Blumenfeld n’avait plus été présentée depuis l’accrochage du Centre Pompidou axé sur la photographie de mode (1981), à la Maison Européenne de la Photographie (1998), et plus récemment, l’exposition « Blumenfeld Studio, Couleur, New York, 1941-1960 » (Châlon-sur-Saône, Essen, Londres).




Berlin – Amsterdam – Paris – New York : Blumenfeld – une figure du XXe siècle

Par Ute Eskildsen, commissaire de l’exposition

(Le texte de la commissaire Ute Eskildsen est extrait du catalogue de l’exposition Erwin Blumenfeld (1897-1969). Photographies, dessins et photomontages, coédition Hazan et Jeu de Paume.)

« Comment un jeune homme fantasque de la bourgeoisie juive de Berlin, apprenti dans la confection pour dames, a-t-il pu devenir un photographe de mode et de publicité prisé du Nouveau Monde, qui plus est le mieux payé de son temps ? Comment le propriétaire d’un magasin de sacs à main d’Amsterdam a-t-il réussi à devenir l’une des figures les plus célèbres de la scène artistique new-yorkaise des années 1950 ?
Erwin Blumenfeld a largement répondu à ces questions en écrivant son autobiographie, Jadis et Daguerre. Ces Mémoires ont durablement influencé la réception de son oeuvre graphique et photographique. Aucun spécialiste de Blumenfeld n’a pu résister au charme de ces souvenirs provocateurs, cyniques et arrogants. Avec éloquence, humour et parfois aussi un peu de méchanceté, il y met en scène sa famille, ses amis et ses clients, en les caricaturant pour le plus grand plaisir du lecteur. C’est la seule oeuvre littéraire du photographe. […]

Le succès

Erwin Blumenfeld est mort d’un infarctus du myocarde à Rome au cours de l’été 1969. C’est là qu’il fut enterré, et non à New York où il habitait ; sa tombe n’existe plus. Il avait achevé son autobiographie avant de se rendre en Europe. […] Après une fuite particulièrement épuisante devant les Allemands dans la France occupée et plusieurs internements dans des camps français, la famille Blumenfeld eut la chance d’arriver à New York au cours de l’été 1941. Aussitôt le photographe y renoua les contacts qu’il avait établis dans le monde de la mode en 1939, et dès 1943 il travaillait dans son propre studio sur Central Park South (59e Rue). Jusqu’alors, il avait utilisé l’atelier mis à sa disposition par Martin Munkácsi, autre photographe européen exilé et plus coté que Blumenfeld à l’époque. […] Aux États-Unis, l’utilisation de la photographie en couleurs à des fins commerciales a commencé plus tôt qu’en Europe. Erwin Blumenfeld, qui en avait aussitôt reconnu le potentiel esthétique, l’a magistralement explorée, jusqu’à la perfection. […] Même pour des commandes très précises, Blumenfeld recherchait des solutions expérimentales – ce qui sans doute ne devait pas toujours satisfaire ses clients – en s’intéressant aux points de rencontre entre les créations graphique et photographique. […] Souvent, il créait des décors avec les moyens les plus rudimentaires : il fouillait dans sa boîte à outils d’ancien artiste dadaïste et surréaliste, y prenait du verre cannelé, des ciseaux et du papier, et complétait ses mises en scène par un éclairage. Et lorsque cela accentuait la dimension graphique du cliché, il ne craignait pas de coller une feuille transparente sur ses plans-films grand format. La dépendance où il était à l’égard des directeurs artistiques et photographiques contrôlant les magazines lui faisait horreur, même s’il n’était pas rare que ces derniers publiassent ses créations telles quelles en couverture.

La décision

C’est à Paris que la carrière photographique de Blumenfeld a débuté. C’est là qu’il imaginait s’épanouir comme artiste. Il pensait trouver la chance dans cette ville de la mode et de la photographie de mode, où les commandes pouvaient être intéressantes et laisser une large place aux idées nouvelles et à l’expérimentation. Tout en espérant y mettre en oeuvre les idées qu’il avait sur la photographie, il pensait y trouver aussi le moyen de nourrir sa famille. Il ne put travailler que quatre ans dans cette ville ardemment et longtemps désirée, mais cette brève période est peut-être celle qui a eu l’influence la plus durable sur son évolution photographique. […] Blumenfeld créa des photographies de mode à l’élégance classique, mais aussi des nus érotiques tout en nuances, des portraits expérimentaux et des images plus abstraites de sculptures et d’architecture. Au cours de ces années, il trouva un langage formel bien à lui. À Paris, il utilisait des photographies grand format comme arrière-plan et des mannequins de vitrine comme modèles, et il agrandissait son studio à l’aide de vitres et de miroirs.


C’est aussi à Paris qu’il prit conscience de la marge de manoeuvre que lui offraient les manipulations chimiques dans la chambre noire. Eu égard à ses centres d’intérêt esthétiques, Blumenfeld est aussi assurément un enfant du surréalisme et des créatures de Man Ray, sa grande référence. Mais avec le motif du visage composite, souvent introduit dans des autoportraits, où le sujet apparaît à la fois de face et de profil, il a décliné tout au long de sa vie une grande idée qui est à la fois une invention dans l’esprit de l’amateur inventif et l’expression d’un éclatement de l’identité moderne. À cette époque, il fit fureur avec sa série de photographies de mode prises sur la tour Eiffel. C’est avec ces clichés dans sa valise qu’en 1939 il se rendit pour la première fois à New York : il en rapporta un contrat signé avec Harper’s Bazaar, le magazine concurrent de Vogue. Mais il ne put pas remplir longtemps sa nouvelle mission qui était de couvrir les événements de la mode parisienne.
En mai 1940, les Allemands avaient attaqué les pays du Benelux ; ils bombardèrent Rotterdam, et prirent Paris le mois suivant, le 14 juin. Après l’entrée en guerre de la France et de la Grande-Bretagne en septembre 1939, tous les citoyens allemands durent se présenter aux autorités françaises. Erwin Blumenfeld fut interné en mai 1940 dans le camp de Montbard, puis transféré dans ceux de Loriol, Le Vernet, Catus et Agen. Sa fille Lisette, alors âgée de dix-huit ans, fut internée au camp de Gurs. Dans son autobiographie, Blumenfeld évoque l’utilisation, par la propagande alliée, de son photomontage intitulé Gueule de l’horreur, qui, écrit-il, aurait été largué sur l’Allemagne nazie par millions d’exemplaires, sous forme de tract.

Les années hollandaises

En 1933, Blumenfeld avait créé Gueule de l’horreur – dont le titre évolua par la suite en Gueule de Hitler – à Amsterdam, où il s’était installé dès la fin de la Première Guerre mondiale. Son frère était mort sur le front et sa tentative de désertion avait échoué, mais à la fin de l’année 1918 il réussit à entrer illégalement aux Pays-Bas. À Amsterdam vivait sa fiancée, Lena Citroen, qu’il épousa en 1921. Avec Paul Citroen, son meilleur ami, qu’il avait connu à Berlin et qui était un cousin de sa femme, il s’essaya brièvement et sans succès à la vente d’oeuvres d’art. Tous deux s’autoproclamèrent directeurs de la centrale Dada hollandaise. Blumenfeld signait alors ses oeuvres Bloomfeld ou Bloomfield. La Fox Leather Company, le magasin de sacs à main pour dames qu’il ouvrit à cette époque, ne fut pas une réussite commerciale ; en revanche, ce fut une aubaine pour le photographe amateur : Blumenfeld y faisait des portraits de ses clientes, de ses amis et de leur famille, et procédait au développement et au tirage de ses clichés dans son arrière boutique, qui fut son premier laboratoire personnel. Les tirages contact de l’époque montrent clairement que ce n’est le plus souvent qu’au stade de la chambre noire que Blumenfeld, à partir d’un portrait plutôt traditionnel, créait une image moderne. À Amsterdam, vers 1920, il exécutait également de nombreux dessins, esquisses et collages. […]

Premières expériences

Né à Berlin en 1897, Blumenfeld dut quitter la ville pour la deuxième fois à l’âge de vingt ans. En 1917, il avait été appelé sous les drapeaux, et en 1919, il partit s’établir à Amsterdam. En leur consacrant plus de la moitié des chapitres, son autobiographie témoigne de l’importance de ses années berlinoises. […] C’était une époque de curiosité et d’imprégnation, mais aussi de méfiance à l’égard des évolutions de la société. Dans ses collages exécutés à partir de 1919, Blumenfeld a exprimé avec provocation ses réflexions sur l’Empire allemand, l’armée, la bourgeoisie, les pouvoirs publics et l’Église. […] La vie d’Erwin Blumenfeld, ce conteur admirable et vociférant, ce « mythomane génial », témoigne amèrement de la tragédie partie d’Allemagne au XXe siècle. Toutefois, à de rares exceptions près, ses photographies ne se comprennent pas directement à partir des contradictions de l’individu ou des désastres de la société, et la présente rétrospective ne pourra pas non plus vraiment rendre compte des expériences extrêmes qu’il a vécues. Mais considérer l’ensemble de son oeuvre et des techniques qu’il a employées au cours de sa vie permet de saisir et de reconnaître des idées ainsi que des correspondances et des répétitions formelles. Ce qui s’exprimait encore avec une ironie sans détour dans les collages a évolué, en photographie, en ambivalence. Donner de l’épaisseur au sujet réel, conserver son mystère, suggérer sa part d’ombre, donner vie à ce qui est mort et figer ce qui est vivant, voilà ce qui caractérise l’oeuvre photographique d’Erwin Blumenfeld. Ce n’était pas un photographe à la pointe de l’avant-garde photographique des années 1920, mais plutôt un héritier ou un continuateur des pionniers du mouvement Neues Sehen (« Nouvelle Vision ») né au début du XXe siècle. En revanche, c’était un avant-gardiste de la photographie en couleurs, qui ne craignait pas de transposer des idées antérieures à une technique nouvelle, et de les développer. Blumenfeld était un photographe virtuose et plein d’idées, et ce qui est extraordinaire, c’est qu’il n’a jamais cessé d’être à la recherche d’expériences nouvelles. »