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“Brook Andrew” Anatomie de la mémoire du corps : au-delà de la Tasmanie
à la Galerie Nathalie Obadia - Bourg-Tibourg, Paris

du 7 novembre au 31 décembre 2013



www.galerie-obadia.com

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage avec la présence de Brook Andrew, le 7 novembre 2013.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Brook Andrew, Anatomy of a body record : Beyond Tasmania, Portrait 36, 2013. Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris-Bruxelles.
2/  Brook Andrew, Anatomy of a body record : Beyond Tasmania, Portrait 22, 2013. Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris-Bruxelles.
3/  Brook Andrew, Anatomy of a body record : Beyond Tasmania, Portrait 52, 2013. Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris-Bruxelles.

 


texte de Audrey Parvais, rédactrice pour FranceFineArt.

 

La Galerie Nathalie Obadia présente le travail de l’australien Brook Andrew, qui expose pour la première fois en Europe. Avec « Anatomie de la mémoire du corps : au-delà de la Tasmanie », l’artiste aux origines aborigènes propose une réflexion sur la constitution d’une perception fantasmée des civilisations indigènes héritée du colonialisme.

Ethnographie et exotisme
Inspiré par les études de 52 crânes d’aborigènes tasmaniens réalisées par l’anatomisme Richard Berry au début du XXe siècle, Brook Andrew a réuni des cartes postales des années 1880 à 1910 puis en a sélectionné 52, qu’il a ensuite retravaillé. De ces matériaux devenus documents historiques, il tire une large série de portraits d’anonymes, membres de ces civilisations exotiques et dites « primitives » qui ont longtemps fasciné la société occidentale. Dans cette rapide succession de visages si profondément, si intimement différents, les attitudes et les physionomies – naturelles ou adoptées spécifiquement pour les besoins du support, la question se pose – varient drastiquement, de l’expression de la joie la plus confiante à celle d’une réflexion pensive. Poitrine dénudée, une femme noire fixe ainsi l’objectif d’un large sourire engageant quand un homme appartenant visiblement à une tribu nomade du désert préfère porter son regard au loin. Au milieu de ces portraits, se dresse une vitrine, véritable cabinet de curiosités où s’entassent pêle-mêle articles de journaux, os à la blancheur crue, clichés jaunis de ces « spécimens » humains découverts par la colonisation et documents ethnographiques sérieux, parmi lesquels l’on peut repérer l’ouvrage de l’anthropologue James George Frazer, Le Rameau d’or. Un crâne humain, nonchalamment posé sur une pile de livres, constitue enfin le point central d’une sculpture en bois qui se déploie en gramophone géant dans l’espace d’exposition. La juxtaposition de tous ces éléments, le dialogue qu’ils créent lors de leur confrontation avec les portraits redessinent une vision fantasmée de l’exotisme et de « l’autre » telle qu’elle a pu être véhiculée par l’entreprise de colonisation menée à la fin du XIXe siècle.

Se libérer de l’héritage colonial
Parce qu’ils proviennent de vieilles cartes postales, ces visages de couleur sombre semblent en effet d’abord être là pour satisfaire la curiosité d’une population occidentale au comportement parfois schizophrène, partagée entre désir d’exotisme, fascination horrifiée et répulsion face à ces civilisations de l’autre bout du monde. En témoignent les attitudes de ces modèles, qui paraissent être le résultat d’une habile mise en scène destinée à épouser les idées et les stéréotypes principaux circulant à l’époque. Un chef de tribu ou un guide spirituel se doivent, par exemple, d’adopter cette expression de sévère et intimidante austérité, surtout s’il arbore une impressionnante coiffe de plumes ou s’il collectionne les colliers en forme de trophées. Les archives présentées dans la vitrine révèlent alors l’importance d’un héritage colonial à la base de la construction d’un imaginaire collectif. Mais il s’agit aussi de rendre la parole à ces anonymes, victimes d’un schéma qui leur a été imposé par l’entreprise de colonisation, comme le sous-entend la présence de ce gramophone géant, porteur littéralement de la voix des morts. Par le biais du travail de Brook Andrew, qui utilise de la feuille d’argent pour sérigraphier ses portraits sur du lin beige, leur conférant ainsi un aspect brillant, ces hommes et ces femmes gagnent un nouveau statut, plein d’une imposante dignité. Ils deviennent alors des icônes, se libérant de l’image de primitifs, de vestiges de civilisations condamnées à disparaître, que le regard occidental, dans sa condescendance, a pu porter sur eux.

Audrey Parvais

 


extrait du communiqué de presse :

 

La Galerie Nathalie Obadia est très heureuse de présenter Anatomie d’un record du corps : au-delà de la Tasmanie, à l’occasion de sa première collaboration avec l’artiste australien Brook Andrew. Pour sa première exposition dans une galerie européenne, Brook Andrew propose ici une sculpture comme un corps dynamique entouré de cinquante deux portraits d’inconnus issus d’une société dont la différence en a fait des fétiches exotiques.

Brook Andrew a grandi en Australie, et l’arrière-plan culturel que lui ont transmis ses parents – d’origines celtes et aborigènes – l’a progressivement amené à exhumer l’héritage souvent invisible des sociétés coloniales. Les collections et les musées internationaux qu’il a visités (comme l’Institut Royal d’Anthropologie de Londres) lui ont fourni toute une matière qui inspire ses oeuvres – comme Gun-Metal Grey par exemple, une série qui lui a valu un succès certain. Ses collections personnelles de livres rares et de cartes postales témoignent largement de son intérêt pour les archives et la recherche, goût particulièrement visible dans 52 Portraits et Anatomie d’un record du corps : au-delà de la Tasmanie.

Le concept de l’exposition est inspiré d’un livre rare de 1909, écrit par l’anatomiste australien Richard Berry. Il y étudiait 52 crânes d’aborigènes tasmaniens issus de collections publiques et privées, véritables trophées symboliques d’une soi-disante «race en voie d’extinction». Considérant les dessins de Richard Berry et les théories raciales de l’époque, l’artiste a peint cinquante deux tableaux aussi beaux qu’énigmatiques. Dans un style religieux, il les représente comme auraient été portaiturés des « saints » originaires de différents endroits du monde, qui seraient finalement devenus des sujets exotiques. Ces portraits brillants d’un éclat argenté rappellent intensément à notre souvenir l’existence de ces personnes, jusqu’alors seulement archivée par ces cartes postales du XIX siècle pour touristes, aujourd’hui largement collectionnées comme documents historiques. L’artiste réinsère activement dans l’histoire contemporaine ces personnes qui furent souvent désirées et scrutées sans noms, ni égalité aucune.

L’oeuvre d’Andrew véhicule des récits complexes, au sujet desquels le professeur Ian Anderson a écrit : « sa vision est globale […] Je perçois aussi les résonances d’un processus culturel mondial qui a réordonné une grande partie de l’humanité selon les schémas du colonialisme ». Selon l’artiste, les effets de ces pratiques passées tourmentent encore aujourd’hui le peuple indigène, et cet héritage historique résonne encore dans la perception et l’opinion que les sociétés dominantes ont sur ces «sociétés primitives».

Inévitablement, ces peuples continuent bien souvent à être perçus comme les « vestiges » d’une civilisation ancienne, primitive et non civilisée, indigne de respect, de jugement égalitaire. Dans le cadre de cette perception, ces personnes sont considérées comme des « victimes » desquelles on attendrait des manifestations d’authenticité fidèles à l’époque où elles auraient été pour la première fois « découvertes » par les explorateurs et conquérants du XIX° siècle. Le défi de Brook Andrew est donc d’élever ces personnes d’un effacement silencieux pour qu’elles accèdent à un stade de « sainteté ». Ces sujets seraient alors libérés d’un certain regard archaïque européen qui ne verrait en eux que des « primitifs » afin de révéler leur intelligence, leur religion, leur science ou la complexité de leurs structures sociales. Brook Andrew lui-même, considéré parfois comme n’étant « pas assez Aborigène » pour le filtre anthropologique le plus authentique, pose la question de l’héritage culturel des personnes métissées, après que les corps et les objets ancestraux aient été acquis ou volés pour les Européens et autres collections et expérimentations.

Anatomie d’un record du corps : au-delà de la Tasmanie est un cabinet de curiosités. Des livres rares, divers documents, des films, des diapositives, un squelette humain utilisé à des fins médicales : la vitrine n’entrepose pas simplement informations et objets, elle constitue un espace où le savoir et la présence contenus dans chaque objet peuvent interagir et former la trame d’un récit qui renvoie à des événements historiques contradictoires, en général dissimulés. Quelques traces de la colonisation y sont fermement positionnées dans un espace artistique, scientifique et imaginatif. Anthropomorphique dans sa forme et animiste dans l’esprit, le corps de la sculpture juxtapose les objets pour créer un drame intense dans une sorte de cercueil. L’immense gramophone amplifie la respiration du crâne – ou cette voix d’outre-tombe qu’il exhale. Le drame mêle passé et présent pour contaminer notre mémoire. Le corps en verre de l’animal possède une sorte de queue – peut-être un anus pour excréter l’âme des objets qu’il contient. Le gramophone est une bouche, la vitrine un corps et un cercueil, la queue un excrément ; tout désigne la machine coloniale : consommation, collection, documentation et reliques d’exotiques ou soi-disantes cultures primitives. Ce cabinet de curiosité est animal et machine : il est le témoin de ces saints argentés qui observent les collections de musées acquises dans des territoires éloignés.

Les anonymes sanctifiés qui entourent la pièce « nous conduisent à un autre croisement, où politique et esthétique s’entrechoquent et s’annihilent », écrit Nikos Papastergiadis dans son essai Counterpoints and Harmonics. Papastergiadis reprend l’interrogation sur cette obsession qu’ont eu les cultures occidentales dominantes et sur ses implications actuelles: «l’extension absurde de la science et la fabrication croissante de mythes […] menées par certains des plus éminents anthropologues et biologistes ont forgé l’opinion publique […] Les scientifiques modernes qui ont étudié les corps des Aborigènes n’étaient pas seulement inspirés par l’obsession classique pour le visage – écho de la fascination théologique pour le visage du Christ ; ils y ont aussi superposé toute la carapace de la science empirique pour démontrer la véracité de ces croyances ». Inéluctablement, Brook Andrew s’attache à redéfinir ces visages anonymes pour qu’ils ne soient plus objets d’études mais immortalisés comme les saints ou les portraits classiques qui attirent notre attention, en même temps qu’il conteste fermement la chronologie visuelle de notre humanité.

Face à des messages aussi forts, Brook Andrew a estimé qu’il fallait un requiem pour célébrer ces vies inconnues et commémorer l’héritage de telles pratiques scientifiques. Il en a confié l’écriture à un compositeur anglo-rwandais : Stéphanie Kabanyana Kanyandekwe. La composition finale, Illusions on Self Motion « est un requiem à la beauté envoûtante qui rend hommage aux esprits des morts, tout en leur donnant une voix qui transcende le temps et l’espace. »


Brook Andrew
Né en 1970 à Sydney, Australie. Vit et travaille à Melbourne, Australie.
Brook Andrew a étudié à la COFA, Université de New South Wales, Sydney (MFA, 1999). Il est devenu l’un des plus importants artistes de la jeune génération en Australie et dans la région Asie-Pacifique. Son oeuvre a rejoint de prestigieuses collections privées et publiques, telles que le National Museum of Contemporary Art of Seoul (Corée du Sud), la National Gallery of Australia (Canberra, Australie), la Art Gallery of New South Wales et le Musée d’Art Contemporain - Circular Quay (Sydney, Australia), ou encore la Vizard Foundation Collection et la Gordon Darling Foundation (Melbourne, Australie). Représenté par la Galerie Nathalie Obadia, Paris/ Bruxelles depuis 2013, il s’agit de sa première exposition dans une galerie européenne. 
Parmi les projets récents de Brook Andrew, TABOO est sa première réalisation comme commissaire d’exposition au Musée d’Art Contemporain de Sydney en 2012 – on a pu y voir également une vitrine contenant ses collections personnelles d’archives. Ses recherches au sein de collections privées ou dans les musées ont aussi donné matière à une intervention au Musée d’Aquitaine, dans le cadre de l’exposition Mémoires Vives qui s’y déroule actuellement. Brook Andrew va bientôt collaborer avec WHW, une équipe de commissaires d’exposition basée à Zagreb, pour une installation au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia en octobre 2014, avec l’exposition Really Useful Knowledge.