contact rubrique Agenda Culturel : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

“Cartier” Le Style et l’Histoire
au Grand Palais, Paris

du 4 décembre 2013 au 16 février 2014



www.grandpalais.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 3 décembre 2013.

1192_Cartier1192_Cartier1192_Cartier

Légendes de gauche à droite :
1/  Jeanne Toussaint posant pour un reportage de mode dans les années 1920. Archives Cartier. Baron Adolph de Meyer ©Archives Cartier Paris.
2/  Devant de corsage saphirs, Cartier Paris, commande spéciale de 1907, platine, diamants ronds taille ancienne et taille rose, un saphir de forme poire, sept saphirs de forme coussin, Serti millegrain, poids total des saphirs : 51 carats environ, 21 x 12.9 cm. Collection Cartier. Photo : V. Wulveryck, Collection Cartier © Cartier.
3/  Gérard Desouches, Le 13 rue de la Paix, vue de l’un des Salons de joaillerie au tout début du 20ème siècle. v. 1920, gravures, 50 x 40 cm. Archives Cartier Photo : Archives Cartier © Cartier.

 


texte de Audrey Parvais, rédactrice pour FranceFineArt.

 

Avec « Cartier, le style et l’histoire », le Grand Palais retrace non seulement l’évolution de cette grande maison de joaillerie mais évoque aussi plus d’un siècle d’histoire de l’art et de fluctuations des modes de vie.

Suivre son temps
Difficile en effet, à contempler cette profusion incroyable de bijoux et accessoires, de ne pas remarquer l’influence des grands mouvements sociaux et artistiques qui ont marqué ces cent dernières années. De sa création en 1847 par Louis-François Cartier à aujourd’hui, la maison, souvent associée aux arts décoratifs, n’a cessé de s’approprier les codes et les atmosphères de chaque époque pour mieux s’en faire l’écho. Si les premières décennies se caractérisent ainsi par le faste et l’opulence ostensibles de la fin du XIXe siècle, avec leurs broches en forme de bassin où viennent se désaltérer des oiseaux et ses tiares aux circonvolutions de diamants évoquant de la dentelle, la production des années 1920 se distingue immédiatement par sa modernité. Aux courbes succèdent les lignes géométriques épurées et élégantes alors que, comme pour compenser cette fausse modestie, le vert, le bleu et le rouge se mélangent dans de véritables feux d’artifices de couleurs chatoyantes. Plus tard, c’est l’intérêt croissant pour les lointaines colonies d’Orient qui va guider les créateurs. Les motifs persans s’incarnent dans la turquoise et l’émail, l’Egypte cultive le désir d’exotisme en inspirant de nouvelles façons de porter le bijou, tel ce bracelet haut-de-bras et ses trois pointes en diamants. La Chine, son jade et sa nacre, ses motifs de dragons et de nuages les remplacent bientôt pour dessiner l’image d’un Extrême-Orient riche et fantasmé. Pour mieux retracer l’histoire de la maison, l’exposition dévoile aussi les imposants livres de commandes, les dessins préparatoires des bijoux et évoque ses riches clients, ces visages qui se sont imposés tout au long du siècle dernier : la princesse Mathilde, la famille royale britannique et Wallis Simpson, et bien sûr Elizabeth Taylor et Grace de Monaco.

Faste et éclat
De l’exposition, l’on retiendra surtout le savoir-faire incroyable de la maison de joaillerie. Toutes les pièces, qu’elles soient de simples boucles d’oreilles en corail rouge ou des pendules mystérieuses au mécanisme délicat et complexe, constituent de véritables œuvres d’art. Car la production Cartier est aussi diversifiée qu’elle est somptueuse. Aux classiques bijoux s’ajoutent des objets utiles, du quotidien tels poudriers et même nécessaires de voyage, mais magnifiés par la richesse de leurs matériaux et l’élégance racée de leurs formes. Les étuis à cigarettes se transforment ainsi en estampes en jade, nacre et corail en reproduisant de petites scènes issues de l’art chinois. Des mises en situations rythment le parcours, inscrivant les objets dans un ensemble cohérent : les bijoux de diamants sont accompagnés d’une robe, de jumelles de théâtre et d’une pochette dans le pur style des années folles ; sur un bureau reposent stylo-plume, loupe et coupe-papier, le tout d’une beauté somptueuse. Les bijoux fascinent par l’éclat de leurs pierres et la richesse de leurs montures. Le platine, l’or blanc et jaune accueillent aussi bien émeraudes, saphirs et rubis que l’onyx et le lapis-lazuli. Mais ce sont encore les broches, d’une complexité formelle stupéfiante, qui émerveillent le plus, surtout lorsqu’elles reproduisent des éléments issus de la nature. Ainsi un vase chinois en émail noir accueille-t-il des roses aux feuilles d’émeraudes tandis que, plus loin, une libellule de rubis et d’émeraudes déploie ses ailes de diamants. Dans la semi-pénombre de l’espace d’exposition où étincelle la lumière des pierres précieuses, on plonge alors dans un rêve chatoyant où se révèlent toute la virtuosité et tout le raffinement de la maison Cartier.

Audrey Parvais

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissaires :
Laurent Salomé, conservateur en chef du patrimoine et directeur scientifique de la Rmn-Grand Palais
Laure Dalon, conservateur du patrimoine, son adjointe.
scénographes : Nicolas Groult et Sylvain Roca




Éclipsée peut-être par la célébrité du nom et l’éclat des diamants, l’histoire complexe et foisonnante de la grande maison de joaillerie demeure peu connue. Cartier a pourtant joué un rôle très important dans l’histoire des arts décoratifs. Ses créations, du classicisme du « joaillier des rois » aux inventions radicales du style moderne, entre géométrie et exotisme, offrent un témoignage passionnant sur l’évolution du goût et des codes sociaux. Joaillerie, horlogerie, objets aussi pratiques que raffinés : Cartier a séduit les personnalités les plus élégantes du XXe siècle.

Cartier. Le style et l’histoire : l’exposition est pensée et conçue comme une exposition d’histoire de l’art. Oeuvres d’art à part entière, les créations de la maison de joaillerie sont montrées dans le contexte de l’évolution des usages et des styles. Depuis sa fondation en 1847 jusqu’au cours des années 1970, l’histoire de la maison Cartier offre l’occasion de découvrir un laboratoire de formes et de rentrer dans l’intimité d’une société raffinée qui utilise le bijou et l’accessoire pour leur beauté intrinsèque mais aussi pour leur fonction sociale.

Les quelques 600 bijoux, pièces de joaillerie, objets, montres et pendules, sont donc accompagnés de témoins de la vie artistique et du goût de leur temps : des robes et autres accessoires, des photographies publicitaires, des gravures, des revues de mode. En convoquant les sources nourrissant chaque étape marquante de l’histoire de la maison, cette exposition ambitionne de mettre en perspective les choix stylistiques de Cartier. Près de trois cents dessins préparatoires, ainsi que de nombreux documents d’archives complémentaires (registres de stocks, cahiers d’idées, dessins relatifs à la boutique rue de la Paix, photographies, plâtres…) achèvent d’enrichir le propos, illustrant les coulisses de la création.

Cette exposition, la plus importante jamais consacrée à la maison Cartier, ne néglige aucune des activités qui firent sa réputation, présentant toutes les typologies d’objets réalisés, depuis les bijoux d’apparat jusqu’aux pièces plus intimes, en passant par le nécessaire féminin, la boîte à cigarettes ou la montre-bracelet, trois emblèmes de la modernité. Tout au long du parcours sont mises à l’honneur des pièces-phares dans l’histoire de Cartier, au premier rang desquels une série de diadèmes somptueux, illustrations de la virtuosité des ateliers et des ambitions d’une certaine clientèle. Soulignant l’importance de l’horlogerie dans l’identité de Cartier, l’exposition regroupe également un nombre inédit de pendules mystérieuses, ensemble spectaculaire de dix-huit pièces qui sont autant de chefs-d’oeuvre de raffinement et de savoir-faire.

Les pièces présentées sont essentiellement conservées au sein de la collection Cartier, ensemble auquel il faut ajouter une cinquantaine de prêts complémentaires, provenant d’institutions publiques (Musée des Arts décoratifs, Musée Galliera, Bibliothèque nationale de France – Bibliothèque-musée de l’Opéra, Bibliothèque des Arts décoratifs…) ou collections particulières. Un ensemble prestigieux d’une vingtaine de pièces, officielles pour certaines et intimes pour d’autres, provenant de la collection princière de Monaco permettra notamment d’évoquer le goût raffiné de Grace de Monaco, tandis que le visiteur découvrira la personnalité hors du commun de Marjorie Merriweather Post, héritière d’un grand empire céréalier, grande collectionneuse d’art russe et français, cliente la plus assidue de Cartier New York, et ce grâce au soutien tout à fait exceptionnel de la fondation installée dans sa dernière demeure à Washington, Hillwood Foundation. L’exposition est ainsi rythmée par l’évocation de personnages emblématiques de l’histoire de la maison Cartier : grandes clientes, actrices ou héritières (Barbara Hutton, Marlene Dietrich, Liz Taylor, Maria Félix…), maharadjahs de ces Indes alors rêvées et désormais moins lointaines, ou encore « trendsetters » de différentes époques dont le souvenir est plus ou moins passé à la postérité (Daisy Fellowes, Mona Bismarck, la Duchesse de Windsor…).

Première exposition organisée dans le cadre prestigieux et récemment restauré du Salon d’Honneur, Cartier. Le style et l’histoire trouve dans cet espace monumental un écrin idéal, magnifié par une scénographie faisant la part belle à la poésie. Bien loin de l’apparence d’une boutique de joaillerie, le parcours se déroule tel une véritable histoire avec des étapes et des atmosphères bien différenciées, rendant tangible le double enjeu de l’exposition : laisser parler la magie des objets tout en donnant au visiteur suffisamment de clés pour comprendre cette histoire foisonnante.




Cartier et la modernité par Laurent Salomé - extrait du catalogue de l’exposition -

[…]
Dans l’exercice jamais achevé qui consiste à dérouler le fil de la modernité au XXe siècle, la joaillerie a rarement été convoquée, peut-être parce que liée aux milieux fortunés alors que l’avant-garde est plutôt associée aux milieux intellectuels révolutionnaires. […] Mais l’exemple de la Maison Cartier prise dans son ensemble, avec son histoire complexe, sa place centrale de « classique » de la haute joaillerie, aux confins de l’art et de l’épopée industrielle, apporte un éclairage précieux et inattendu sur la question de la modernité. L’importance du concept dans l’image de la Maison – dont l’invention du style « moderne », préfigurant l’Art déco dès les premières années du XXe siècle, est l’un des titres de gloire – laisse deviner toute l’attention qu’elle a pu lui accorder aux différents moments de son histoire. De fait, le processus de création chez Cartier fournit de nombreuses voies à cette réflexion esthétique : le rôle des clients et commanditaires, l’influence d’une certaine société dans l’évolution des modes de vie et des formes qui en découlent ; la tension entre modernité et classicisme ; les liens avec la mode, l’oscillation entre le choix de l’actuel et celui de l’intemporel ; les contacts avec les milieux artistiques, d’avant-garde ou non ; l’ouverture sur les cultures extra-européennes ; les innovations techniques et leur impact sur le style. Autant de questions abondamment illustrées, et de façon unique, dans l’histoire de la Maison. La singularité de Cartier s’est d’abord affirmée à travers son attachement sans faille à une certaine conception du classicisme français, avec pour référence essentielle l’époque Louis XVI. C’est sur cette position résolue que la Maison a construit son succès dans le dernier tiers du XIXe siècle, avec des créations dans l’esprit du siècle précédent. C’est le style « guirlande », expression quelque peu réductrice inventée par le principal historiographe de Cartier, Hans Nadelhoffer, et couramment utilisé depuis. Un tel choix peut sembler aux antipodes de la modernité. Il a certainement été jugé comme tel par les tenants de l’Art nouveau, phénomène d’avant-garde où se conjuguaient synthèse des arts et retour à la nature, en opposition franche avec les réminiscences de l’Ancien Régime qui se manifestaient lourdement à l’époque, et avec un message sous-jacent de remise en cause de l’establishment. Mais chez Cartier, le style Louis XVI, ce moment d’équilibre entre la grâce de l’ère galante et la rigueur néoclassique, est plus qu’un repère formel, c’est un véritable manifeste que la Maison reprend à son compte et qu’elle va appliquer dans toute sa production. Il ne faut pas oublier que l’époque de référence est celle de l’intransigeance du goût, un moment où justement on ne plaisante pas avec la modernité.

[…]
L’épure et la ligne droite s’imposent alors de façon exclusive – sans empêcher les créateurs de s’envoler vers des sommets de raffinement inédits qui scandalisent jusqu’aux surintendants. Cette dialectique entre ornement et simplicité est la première source des bijoux modernes de Cartier. On la voit à l’oeuvre dans les broches en forme de noeud créées en 1906-1910, qui modernisent le motif le plus traditionnel qui soit en lui donnant une plasticité inédite, un aspect solide et dynamique.

[…]
Cette ligne classique, cette façon de reprendre à son compte, avec une sorte de modestie, les grands principes séculaires de l’élégance, s’accompagne d’une particularité de la Maison Cartier qui a joué un rôle essentiel dans la construction de son style : c’est le relatif anonymat des créateurs. Le principe sera toujours savamment préservé afin de mettre en avant le génie collectif d’une maison où fusionnent aussi bien les intuitions de la famille des fondateurs que les multiples contributions des ateliers, tous unis non seulement dans l’excellence, mais dans des convictions esthétiques communes. Ce mode de fonctionnement, dans un domaine où il n’est question que de goût, de style, d’invention, de caractère, est paradoxal et très nouveau. Même si l’histoire de Cartier est marquée par quelques figures saillantes, au premier rang desquelles Charles Jacqueau et Jeanne Toussaint, il est souvent impossible d’identifier le dessinateur qui a conçu tel objet, ou de démêler l’invention personnelle de l’orientation donnée par la direction, en particulier lorsqu’il s’agit de Louis Cartier. Cette primauté de la Maison sur le créateur individuel explique la permanence du style et l’absence de brusques revirements.

[…]
Dans ce processus collectif propre à la joaillerie et particulièrement élaboré chez Cartier, il n’est pas abusif d’attribuer également un rôle essentiel aux clients de la Maison. Leur véritable contribution ne réside pas, comme on pourrait le penser, dans les idées qu’ils apportent au moment de la conception des bijoux de commande. Ceux-ci, ne laissant pas au joaillier la même liberté que les bijoux fabriqués pour le stock, comptent beaucoup d’exemples somptueux mais figurent rarement parmi les créations les plus innovantes de la Maison. C’est un autre rôle que jouent les clients, en constituant un microcosme où résonnent des idées, des connaissances et des désirs, ceux d’une société aisée et curieuse qui est en permanence à l’affût de la nouveauté. Le degré d’exigence de ces clients et la relation privilégiée qu’ils entretiennent avec la Maison Cartier les amènent à demander, à suggérer, en fin de compte à inspirer le joaillier. Dans ce moment clé qu’est la naissance du style « moderne » chez Cartier autour de 1905, il est certain que l’incroyable clientèle constituée à l’époque, cosmopolite, aristocratique mais éprise de liberté et d’indépendance, a donné des ailes au créateur. L’alliance du grand luxe et d’une certaine désinvolture, qui restera une composante essentielle du chic Cartier, se noue à cette époque. Des célébrités, telle la Belle Otero, et des trendsetters figurent parmi les clients de la Maison dès avant 1914. Le phénomène s’amplifie après la Première Guerre mondiale alors que les libertés féminines, jusque-là réservées à quelques héroïnes, se consolident. La dimension internationale de Cartier et l’ouverture de la succursale de New York fonctionnent comme un catalyseur du renouvellement des créations. Les grands clients américains ne sont pas seulement épris des fastes aristocratiques à l’européenne. Leur mode de vie, et singulièrement celui des femmes d’avant-garde, va devenir la nouvelle référence.

[…]
Elsie de Wolfe (New York, 1865 – Versailles, 1950), va s’affirmer rapidement comme l’un des symboles du virage moderne du début du XXe siècle. Actrice jusqu’en 1905, remarquée pour ses talents de décoratrice de théâtre, elle va professionnaliser l’activité de décorateur d’intérieur et être la première femme à s’imposer, à New York d’abord puis en Europe. Elle mène une croisade contre les intérieurs éclectiques et surchargés des mansions new-yorkaises. En 1913, son ouvrage The House in Good Taste connaîtra un énorme succès. Sa conception de l’espace, épurée et dominée par les couleurs claires, répond aux mêmes impératifs de souplesse et de liberté que le style « moderne » de Cartier. Ayant acquis en 1903 la villa Trianon à Versailles, Elsie de Wolfe organise pendant des décennies des fêtes extravagantes où défile toute la Café Society. Elle joue pleinement son rôle de grande prêtresse du goût et on lui attribue de multiples inventions, du rinçage bleuté pour les cheveux blancs au cocktail pink lady. Une savoureuse photographie de François Kollar prise en 1939 la montre avec sa chère pendule de voyage égyptienne, créée par Cartier en 1925, sur la commode à côté d’elle.

[…]
Si ces femmes de caractère des « années folles » trouvent leur bonheur chez Cartier, c’est sans doute en partie parce que l’une d’entre elles, une femme qui a fait sa vie contre vents et marées, est à l’oeuvre au sein même de la Maison : Jeanne Toussaint, « la Panthère ». C’est elle qui permet à Cartier d’incarner la femme moderne. La création en 1924, peu après son entrée dans la Maison, du département S, destiné à produire des objets pratiques, modernes, raffinés sans être trop somptueux (et visant une clientèle aussi bien masculine que féminine), n’est qu’un exemple de l’acuité avec laquelle, aux côtés de Louis Cartier, elle a pu saisir l’air du temps, bien avant d’être nommée directrice artistique en 1933. De même lorsqu’il s’agit de haute joaillerie, la Maison comprend grâce à elle la touche bohème, la part de curiosité et d’amusement qui sont devenues indispensables à une époque où le conformisme n’est plus admissible. La splendeur est toujours possible, mais à condition d’être entourée d’exotisme et de mystère.

[…]
C’est aussi l’innovation technique qui permet d’être toujours en prise avec la modernité. Au début du XXe siècle, l’éclosion du style « moderne » s’appuie, tout autant que les grands bijoux de style « guirlande », sur les ressources nouvelles du platine qui permet des constructions complexes mais aussi des lignes presque immatérielles. Si les petits bijoux, broches en particulier, permettent des fantaisies qui relèvent essentiellement de l’imagination du dessinateur, les plus élaborés résultent d’un ensemble de savoir-faire et de cette dynamique collective chère à la Maison, explorant les possibilités nouvelles du platine, recherchant souplesse, légèreté et adaptabilité pour une clientèle qui ne souhaite plus être engoncée dans ses bijoux. Tout est en place pour accompagner les bouleversements de la mode, l’abandon progressif du corset qui s’annonce en 1907 avec les robes Directoire de Paul Poiret, la libération du corps féminin dont les lignes ne seront plus désormais contredites ou caricaturées. Les revendications féministes sont en plein essor à cette époque et le « joaillier des rois », loin de chercher à entretenir des conventions rigides (Cartier continuera bien sûr à fournir des bijoux écrasants à celles qui le souhaitent absolument) est parfaitement en phase avec le mouvement. De même, le joaillier accompagnera brillamment l’âge d’or de la cigarette. Dans les années 1920, fumer est à la fois d’une élégance absolue et d’une parfaite incorrection. La femme qui fume assume avec délectation une attitude de réelle provocation. L’exemple donné par la haute société trouve d’autant plus d’écho que les grandes maisons créent autour de cette nouvelle pratique un univers magique. Cartier produit dans ce domaine de véritables chefs-d’oeuvre où le choix des matériaux joue un rôle primordial.

[…]
Mais le tabac n’est pas le seul élément de cette vie moderne et Cartier scrute toutes les tendances, qu’il s’agisse du voyage, grand thème de la Maison, ou du rapport au temps, brusquement modifié. L’invention, avec le modèle Santos en 1904, de la forme moderne de la montre-bracelet, est l’un des signes de cette stratégie et de cette compréhension du monde en mouvement. La montre Tank sera, de sa création en 1917 jusqu’à nos jours, un objet en perpétuelle mutation, presque vivant, connaissant de subtiles variations pour devenir l’accessoire vital que Rudolf Valentino ne voudra plus quitter même en tournage, et que bien d’autres par la suite considéreront comme un prolongement d’eux-mêmes. On voit bien qu’une définition purement formelle de la modernité, ramenée essentiellement à la rigueur géométrique, n’est pas d’une grande portée lorsqu’on analyse l’évolution du style Cartier. La géométrie pure est certes présente dans les créations de la Maison, et ce dès le tout début du XXe siècle […] Celles-ci sont d’un modernisme presque incompréhensible et les archives manquent pour expliquer leurs sources d’inspiration. […] Mais l’aisance avec laquelle les ateliers Cartier s’adonnent aux plaisirs de la géométrie prend plus probablement sa source dans l’évolution naturelle de cette ligne classique que la maison s’est choisie et à laquelle elle se tient, avec peut-être un surcroît de radicalité par souci de résistance à la vague de l’Art nouveau.

[…]
Plus tard, dans les années 1930, l’abstraction géométrique ne relève plus, dans les arts appliqués, de l’avant-garde mais pratiquement du mainstream. Est-ce la raison pour laquelle Cartier s’y est moins exercé que d’autres ? La Maison a en tout cas laissé aux Templier, Belperron, Després le soin d’explorer les arrangements de formes géométriques et d’effets de matières nouvelles, écrivant l’histoire de la « joaillerie d’avant-garde ». Toujours en recherche de singularité (à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925, Cartier n’expose pas avec les joailliers, mais au pavillon de l’Élégance), la Maison a certes créé occasionnellement des bijoux géométriques évoquant l’esthétique industrielle. […] Mais, globalement, la vision que Cartier donne des années 1930 est bien différente. L’esthétique mécaniste n’appartient pas vraiment à son répertoire

[…]
Chez Cartier, la période est celle du triomphe des formes pleines, des volumes impressionnants où le diamant et l’or reprennent tous leurs droits, peut-être en réaction à la vogue des bijoux intégrant des matériaux décalés, bois, laiton, etc. Seul le cristal de roche est admis à jouer ce rôle de matériau intrus, parce qu’il est particulièrement délicat à travailler et fait partie depuis longtemps des codes de la Maison. Dans une sorte de défense de la haute joaillerie, Cartier poursuit la production de bijoux opulents mais ne néglige pas de s’adapter à la conjoncture économique. En donnant une place jusque-là impensable aux pierres semi-précieuses, la Maison peut à la fois poursuivre la création d’objets spectaculaires à moindre coût, et faire une nouvelle démonstration de son génie de la couleur. La production des années 1930 dans ce domaine est particulièrement brillante et annonce parfois l’atmosphère des années 1960.

[…]
C’est cette manière de ne rien s’interdire, de mélanger les genres, de réinterpréter sans cesse les références historiques, enfin de n’être fidèle qu’à soi-même, qui a permis à la Maison Cartier de construire patiemment son intemporalité : le moyen le plus sûr et le plus durable d’être moderne.