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“Berlinde de Bruyckere et Philippe Vandenberg” Il me faut tout oublier
à la maison rouge, Paris

du 13 février au 11 mai 2014



www.lamaisonrouge.org

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 12 février 2014.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Berlinde De Bruyckere, détail, 2013. Photographie © Mirjam Devriendt.
2/  Philippe Vandenberg, Aimer c'est flageller - flageller c'est aimer - aimer c'est l'enfer, 1981-1998. ©Philippe Vandenberg.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

La Maison Rouge invite Belinde De Bruyckere à être commissaire d’exposition, elle y présente Il me faut tout oublier, une sélection de peintures et dessins de Philippe Vandenberg qu’elle met en relation avec son propre travail. C'est une peinture organique, viscérale, mouvante qui ouvre le parcours, des tracés cartographiques sur de grandes toiles. De l'humidité de la peinture à la sècheresse du fusain, Philippe Vandenberg annonce une exploration sensorielle, nous présente la carte des territoires dans lesquels nous allons nous perdre.

75 panneaux où se répètent plusieurs inscriptions à la craie: Il me faut tout oublier, Kill them all and dance sont autant de mantras, de psalmodies exorcisant un mal sans nom et désespérément célébrant la vie. Au centre de l'espace, Belinde De Bruyckere répond, dialogue avec de lourdes sculptures de bois et tissus. Recouverts de cire grise teintée de rouge, ces troncs d'arbres et grosses branches deviennent des os démesurés. Emmaillotés de tissu et de feutre, ligaturés d'épaisses lanières de cuir, traversés par des barres d'acier, ils deviennent fragments de corps, chair morte devenue viande. Une autre oeuvre mêle cornes et bois; des lanières de tissu rouge évoquent des tendons liant les restes de muscles, nous laissant l'impression futile d'un os jeté à la fin d'un repas. Ses dessins prennent comme point de départ un corps, une posture, puis elle y colle des papiers découpés, coloriés, devenant cornes et bois, branches, transformant l'humain, le ramenant vers le sol, vers un enracinement.

En descendant une volée de marches, on pénètre dans une nouvelle architecture, un alignement de petites pièces le long d'un couloir, disposées comme autant de cellules d'une prison intérieure. C'est bien de l'exploration d'un monde intérieur qu'il s'agit, à travers les feuillets de carnets de dessin. Ces carnets de voyages relatent un périple intime, douloureux, dans un pays peuplé par les peurs profondément enfouies dans notre humanité. Des arbres ploient sous le poids de grappes de pendus, des femmes enchainées subissent les fantasmes de domination des hommes, d'autres s'adonnent à des relations plus libres mais qui ne reflètent pourtant aucune joie, d'autres sont cruellement punis. Des visages aux bouches cousues s'efforcent de taire cette douleur dans une vaine tentative d'effacer une mémoire indélébile.

La puissance de ces dessins est encore renforcée par leur confrontation physique avec des évocations de membres dont on ne sait décider s'il s'agit de membres amputés ou de prothèses. Cette puissante représentation du manque atteint sa cible comme un cri de douleur. Rares sont les oeuvres qui génèrent un ressenti physique aussi fort, qui réussissent à court-circuiter nos défenses intellectuelles pour nous frapper d'un direct à l'estomac. Sortir d'une exposition comme un boxeur sonné descend du ring est une joie précieuse et enrichissante.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissariat : Berlinde de Bruyckere



Cette exposition réunit le travail de deux artistes belges de générations différentes : une sculpteur, Berlinde de Bruyckere (née en 1964 à Gand) et un peintre, Philippe Vandenberg (1952, Gand -2009, Bruxelles), quasiment jamais exposé en France. Berlinde de Bruyckere a choisi d'assurer exceptionnellement le commissariat de l'exposition Il me faut tout oublier. Elle a sélectionné des tableaux et dessins de Philippe Vandenberg en écho à son propre travail, instaurant un dialogue intense entre les deux oeuvres. Une sculpture imposante de cire et de chiffons, réalisée spécialement pour la Maison Rouge, fait suite à celle présentée au Pavillon Belge à la dernière Biennale de Venise. En 2012, les oeuvres de Berlinde de Bruyckere et Philippe Vandenberg ont déjà été présentées conjointement lors de l’exposition Innocence is precisely: never to avoid the worst au Musée De Pont, à Tilburg, Pays-Bas.



Extrait du catalogue de l’exposition - texte de Berlinde de Bruyckere - Philippe Vandenberg/Berlinde de Bruyckere. Innocence is precisely: never to avoid the worst.

« Au cours d'une longue année, je me suis rendue à l'atelier de Philippe Vandenberg à intervalles réguliers. Il me fallait faire une sélection de ses dessins et placer les miens à côté d'eux. Le résultat ferait l’objet d’un livre.

Le temps et la distance qui séparaient le moment où je fermais ma porte et mon arrivée à l'atelier de Philippe m’aidaient à me préparer à la tâche. Une lente progression, à pied, en tram, en train, en taxi, entrecoupée d’attentes. Tout ce temps m'était nécessaire pour faire le vide en moi, m'ouvrir à ce que je recherchais.

Je me souviens de chacune des visites à l'atelier. Particulièrement de l'appréhension « d'avoir le droit d'observer », de « devoir observer » la totalité de l'atelier d'un autre artiste. Que penserais-je si, après ma mort, un autre artiste était autorisé à traîner dans mon atelier et à feuilleter mes livres? Etais-je vraiment la bonne personne pour ça? Ces questions me hantaient alors que je m'attelais au travail, passant en revue l'intégralité des 30 000 dessins, chronologiquement, la plupart d'entre eux rassemblés en carnets de croquis ou en épais dossiers. Au cours de ces visites, alors que je rencontrais l’un après l’autre les signes d’une âme soeur, tous mes doutes et mes questions s'effacèrent.

Le choix que j’ai fait est intuitif. L'enchaînement des séries fonctionne comme une « vaste » narration, au fil de laquelle il devient clair qu'il y a peu de différences dans les cruautés perpétrées par les hommes. Nos peurs les plus profondes et les plus anciennes, celles auxquelles guère personne n'ose penser, ou celles que nous rejetons simplement en frémissant, il les confie au papier.

Je m'y suis souvent retrouvée: Philippe Vandenberg est une âme soeur. Comme Gustave Flaubert, il refuse toute distinction entre la tête et le coeur, entre le fond et la forme. Chez les personnes, tout est relié. En outre vient s'ajouter notre amour partagé pour les maîtres anciens. Qu'est-ce qui rend les figures antiques si belles? Leur originalité. Quel degré d'étude et d'effort est nécessaire pour s'en libérer, pour créer quelque chose qui soit entièrement vôtre?

Philippe Vandenberg nous a laissé une énorme quantité de dessins. Il en émane une force irrésistible; il n'avait d'autre choix que de dessiner.

Cela est palpable dans le souvenir d'enfance que Philippe Vandenberg décrit dans On the way in a cage is a man, his hands red. Philippe a cinq ans et est assis sous la table, il dessine. Sa mère repasse sur la table. Son père arrive et se tient près de la table. Ils commencent à se disputer. La douleur s’infiltre dans le dessin.

Philippe écrit: « Je comprends le Piège pour la première fois, et le Piège se referme en claquant. La table est la cage, je suis assis dans la cage. Une cage avec un toit rouge brûlant et des barreaux de jambes humaines. J'étends le dessin au milieu de la cage. Je rampe autour en cercles. Désormais, c'est ce que je ferai toute ma vie, essayer de capturer l'image et son motif ou le motif de l'image sous un autre angle. […] Je pousse le dessin vers l'extérieur à travers les barreaux de la cage, où il disparaît sous la semelle de mon père. Je suis assis dans le Piège et maintenant je sais : le dessin – l'image – sera un langage. Je ne dois jamais m'arrêter de dessiner. Le dessin transmettra l'inexprimable et me protègera. L'image a tout pouvoir. »

À côté de cela, je peux replacer un de mes souvenirs d'enfance. Les draps séchant sur le bord de mon box dans le dortoir du pensionnat. L'image est indélébile. Même si je ne pouvais pas le voir de l'extérieur, je savais à quoi ressemblait le tableau. Exposé à la vue de tous les autres enfants. Et lorsque je n'avais pas uriné dans mon lit la nuit, je rêvais tout de même que je l'avais fait. J'ai commencé moi aussi à dessiner à cinq ans, pour m'échapper. Dans le dessin, tout était possible. Mon imagination était mon salut, là je réussissais, mais j'étais aussi très seule.

A l’âge de cinq ans, je suis allée en pension ; j’étais gauchère de naissance, ce qui à l'époque était considéré comme quelque chose à rectifier. J'ai commencé à bégayer. Selon les soeurs, un symptôme temporaire de mon désapprentissage de gauchère. Mais ensuite, j'ai commencé à mouiller mon lit. Une honte et une humiliation encore plus grandes. Tout cela a abouti à une grande solitude, irréparable, mais qui m’a probablement conduite vers la création.

Je suis assise, à parcourir les carnets de croquis. Je n'ai jamais recherché ce qui serait pour moi le meilleur dessin, je les parcourais plutôt comme j'aurais lu un journal intime. Dans chaque dessin, je ressens sa façon de chercher seulement pour parvenir à la même conclusion. « Nous sommes incapables de changer, nous sommes condamnés à être les prisonniers du mal. » Chaque série est le témoin de conflits intimes et intérieurs. Ce n'est que par le dessin qu'il semble les contrôler. »

Berlinde de Bruyckere