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“L’état du ciel (partie 1)” Nouvelles histoires de fantômes - Georges Didi-Huberman et Arno Gisinger
au Palais de Tokyo, Paris

du 14 février au 7 septembre 2014



www.palaisdetokyo.com

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation presse, le 13 février 2014.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Fresnoy 1, Vue d’exposition de « Histoires de fantômes pour grandes personnes », le Fresnoy, studio national des arts contemporains, Tourcoing, 2012.
2/  Jacob Burkhardt, Arno Gisinger, de la série Atlas, suite (avec Georges Didi-Huberman), 2012, ouvrage de Jacob Burckhardt, Alterhümer (1833-1866), Jacob Burckhardt-Stiftung, Bâle.
3/  Aby Warburg planche 42, Aby Warburg Bilderatlas Mnemosyne 1927 1929 Planche 42 Pathos de la douleur dans son inversion énergétique (Penthée Ménade à la croix) Plainte funèbre héroïsée Cantiques de lamentation Mort du Rédemp.

 


texte de Mireille Besnard, rédactrice pour FranceFineArt.

 

C’est un peu comme si Georges Didi-Huberman et Arno Gisinger nous avaient fait pénétrer à l’intérieur de cette planche 42. Comme si nous étions rentrés dans la substance et le corps de cette planche de l’Atlas d’Aby Warburg. C’est celle des lamentations, celle de la douleur et des larmes des vivants qui enterrent leurs morts. Telle une stèle, elle est dressée là, à l’entrée, disponible à la vue de l’extérieur et de l’intérieur. Agrandie, mise en mouvement par le déplacement d’une caméra invisible qui zoomerait d’un détail à un autre, elle nous balance d’une image funèbre à l’autre, dans un mouvement d’apparence erratique et pourtant régulier, comme suivant un rythme marin. Elle marque le seuil de cette plongée dans l’expérience des images, dans un espace presque atemporel, irréel et pourtant familier. Notre monde, sans aucun doute, mais disposé, interprété aujourd’hui dans une dimension historique et spatiale par les deux historiens / artistes amoureux des images et habités par l’espace de pensée warburgien.

Par un dispositif à la fois simple et ambitieux, nous sommes projetés aux royaumes des images, au cœur du monde de la survivance, dans un espace riche d’une simplicité qui ouvre sur un foisonnement d’interprétations, de questionnements possibles. Une coursive panoramique, construite dans la courbe, donne accès à un faux-terrain où sont projetés simultanément depuis le plafond sur le sol de la salle, 24 extraits de films ou diaporamas sélectionnés et agencés par Georges Didi-Huberman (Mnemosyne). Tous ou presque sont des mises en scène cinématographiques ou picturales de la douleur des endeuillés, ritualisées dans les funérailles. Le visiteur peut fouler le sol du faux-terrain, descendre dans la fosse et naviguer entre les projections, dans le pathos humain de ces gens en lamentations que l’on préfère masquer, d’habitude. Collées sur le mur faisant face à la coursive, les images d’Arno Gisinger, Atlas Suite, imprimées sur du papier- affiche de très grand format sont assemblées en une seule bande qui coure le long du mur, dans une contiguïté cinématographique. C’est l’interprétation photographique de l’artiste autrichien de l’exposition Atlas, organisée par Didi-Huberman à Hambourg en 2011. Exposition qui de par son ampleur, son coût ne peut plus voyager que sous cette forme, fantomatique.

Les deux historiens / artistes offrent ainsi, dans une simultanéité des images tout aussi enveloppante que déroutante, un accès à une expérience visuelle complexe, presque charnelle, mouvante, en transformation constante au fur et à mesure de la déambulation, et du mouvement du regard qui balaye le champ visuel dans toutes les directions. Inspiré du dispositif panoramique, presque panoptique du XIXe siècle, l’installation de Nouvelles histoires de fantômes est aussi une mise en abîme des dispositifs de monstration qui questionne notre perçu des images. Une interrogation rendue possible par un mouvement incessant entre la fosse aux images et la bande déroulante collée au mur, montrant elle-même des œuvres « dans tous leurs états ». En cela, le montage, comme l’installation font politique. Ici, la place, le point de vue du spectateur n’est pas unique, il vagabonde dans cet espace, et déclenche par là même le mouvement des images, et l’animation de l’espace psychique du visiteur. En surplomb ou en regard horizontal, ou même dominé par l’image lorsque l’on observe celle(s) de l’Atlas suite depuis la fosse, on est tour à tour l’observateur distancié et le pleureur endeuillé parmi la foule en douleur. Qui sait peut-être même sommes-nous le mort lui-même regardant ses proches le pleurant, depuis le dessus, déjà protégé du danger par la mort. Ou, errant d’une projection à l’autre, comme dans un cimetière, ne sommes-nous pas aussi plongés dans l’inquiétante recherche de nos propres disparus ? Le regard et le corps du visiteur sont constamment maintenus dans cette tension d’un positionnement multiple, stimulant les sens et la pensée. Une tension entre la nécessité vitale et l’impossibilité de faire une synthèse. En effet, il n’est pas possible de tout embrasser du regard d’un seul coup, même si la vision panoramique nous y incite. Il faut alors pratiquer une sélection aléatoire, ou plutôt impulsive pour essayer de saisir quelque chose. C’est là que des superpositions mentales s’opèrent, facilitées par cette bande sonore longue de deux heures qui diffuse à tour de rôle le son des différents extraits, ainsi fondus en un immense chant funèbre. Un unisson visuel de la lamentation.

Cette tension toute warburgienne issue de la mise en relation spatiale des images se prolonge dans la multiplication des imbrications, des inversements des dispositifs de monstration mis en œuvre. Les dispositifs traditionnels du cinéma et de la photographie sont inversés. Ce que nous connaissons comme fixe, se trouve animé (la bande défilante des photographies de l’Atlas Suite). Ce que nous voyons en mouvement prend la place usuelle de l’inanimé (des films projetés sur le sol prennent la forme d’une tombe). Les photographies d’Arno Gisinger pose la question de ce qui fait œuvre (un nom, une image, un soin, une place, un format ?), de ce que peut être une photographie (un trompe-l’œil, une profondeur plane ?). La liste des questions, des imbrications et des inversements parait infinie, une sorte de grand renversement au cours duquel, les images perdent toutes leurs propriétés usuelles, traditionnelles, pour atteindre une nouvelle réalité, rendant caduque toute recherche ontologique. C’est peut-être à ce moment précis que l’on peut voir apparaitre les fantômes. En tout cas, dans cette Nouvelles histoires - que l’on pourrait appeler aussi histoire(s) des images, tant les références aux travaux des historiens de l’art sont perceptibles-, l’agencement du lieu fait image ; l’installation, elle, fait œuvre.

Mireille Besnard

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissariat : Julien Fronsacq, curator du Palais de Tokyo et coordinateur de la saison L’état du ciel.



L’état du Ciel témoigne de l’attention portée par des artistes, des poètes, des philosophes aux circonstances physiques, morales et politiques de notre monde. Cette saison qui permettra en un semestre de découvrir plus d’une dizaine de propositions ou d’expositions sur ce thème, répond à la sentence que formula André Breton à propos de Giorgio de Chirico : « L’artiste, cette sentinelle sur la route à perte de vue des qui-vive. » En effet, depuis Goya au moins, l’art moderne ou contemporain porte une attention active à l’état du réel. Craintes, alertes, propositions, révoltes, utopies : souvent les artistes, pour transformer le présent, dressent le paysage de nos inquiétudes et parfois avancent les solutions poétiques pour répondre aux circonstances. En se penchant sur le monde comme on se penche sur les images, l’aujourd’hui n’est plus un bloc de destin mais une surface en mutation qui, en l’exprimant, peut être modifiée.

Ces constats donnent naissance à de nouvelles formes d’expositions qu’une fois encore ce mot ne suffit plus à définir. Ainsi, la transposition du thème de la lamentation dans le langage du cinéma, inspirée de l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg par Georges Didi-Huberman et Arno Gisinger, ou la présentation d’oeuvres des collections immatérielles du Centre national des arts plastiques, ou la réflexion sur la chute, du mur de Berlin aux Twin Towers, proposée par Gérard Wajcman et Marie de Brugerolle, ou encore l’immense installation Flamme éternelle de Thomas Hirschhorn consacrée aux relations entre art et philosophie, qui sera activée par la présence de près de 200 intellectuels et poètes qui viendront débattre de la façon dont ces relations peuvent modifier notre conscience.

Ajoutons les dix fictions conçues par Hiroshi Sugimoto sur le thème de la disparition de l’humanité, ou l’exploration scrupuleuse par Angelika Markul des catastrophes de Tchernobyl et Fukushima, ou encore les hybridations virales corps-machines conçues par David Douard et les variations digitales d’Ed Atkins. Ce sont à chaque fois les symptômes d’un état général du monde qui articulent contemplation et action. L’état du Ciel - titre inspiré du Promontoire du songe de Victor Hugo dans lequel celui-ci écrit : « L’état normal du ciel, c’est la nuit » - concerne bien le temps qu’il fait, un temps politique, un temps où voir est déjà une manière d’agir.



Nouvelles histoires de fantômes - Georges Didi-Huberman et Arno Gisinger
En collaboration avec le Fresnoy, Studio national des arts contemporains

Nouvelles histoires de fantômes est une installation bouleversante conçue par Georges Didi-Huberman et Arno Gisinger d’après le légendaire Atlas Mnémosyne de l’historien de l’art du début du XXe siècle Aby Warburg. Ce qui en résulte n’est sans doute pas une exposition, n’est sans doute pas une oeuvre au sens traditionnel, mais, en une forme qui n’existait pas, la présentation d’une méditation incomparable sur la façon dont la photographie et le cinéma ont prolongé à leur tour les chefs d’oeuvre des artistes anciens qui témoignent de ce que nous sommes. Cela fait plus de trente ans que Georges Didi-Huberman a entrepris une réflexion méthodique sur l’art, et son travail, dont l’oeuvre entière interroge l’histoire, a approfondi notre relation psychique et éthique aux images. Avec l’artiste Arno Gisinger, ils présentent au Palais de Tokyo une nouvelle évolution de la spectaculaire installation qu’ils conçurent au Fresnoy en 2012 et qui invite le visiteur à une plongée au coeur des scènes qui hantent notre regard.

De même qu’il fut difficile à Charles Baudelaire de s’en tenir à un seul recueil des Histoires extraordinaires qu’il avait traduites d’Edgar Poe, de même il semble difficile à toute personne qui observe les destins fantomatiques des images de s’en tenir à un seul épisode de leurs Histoires de fantômes. Aby Warburg, vers la fin de sa vie, a produit un magnifique aphorisme qui cristallisait sa pensée historique et anthropologique des images autant que sa pratique de l’Atlas photographique, en écrivant qu’il s’agissait pour lui d’une sorte d’« histoire de fantômes pour grandes personnes » (Mnemosyne. Grundbegriffe, II, 2 juillet 1929). Sur cette double ou, plutôt, triple incitation – portée par les mots atlas, histoires et fantômes –, Georges Didi-Huberman a conçu en 2010 une vaste exposition intitulée « Atlas » et présentée avec de nouvelles variantes au Musée Reina Sofía de Madrid, au ZKM de Karlsruhe et aux Deichtorhallen-Sammlung Falckenberg de Hambourg. L’exposition n’ayant cessé de se transformer, elle fut appelée à une toute nouvelle tournure lorsque Arno Gisinger accepta de construire une interprétation photographique – constituée de quelque mille deux cents images – de l’exposition envisagée à travers ses objets, mais aussi à travers son travail, son montage, ses aspects inaperçus, ses hasards objectifs. Cette exposition traite ainsi de la vie fantomatique des images dont notre présent, autant que notre mémoire – historique ou artistique –, est constitué. Elle se présente comme un hommage contemporain à l’oeuvre d’Aby Warburg dont le grand atlas d’images – intitulé Mnémosyne, nom grec de la déesse de la mémoire et mère des Muses – réunissait un millier d’exemples figuratifs où toute l’histoire des images se disposait de façon à nous faire entrevoir les problèmes les plus fondamentaux de la culture occidentale. Mais il nous revient de recomposer aujourd’hui de « Nouvelles Histoires de fantômes », tâche commune aux artistes, aux philosophes et aux historiens. Travail à refaire constamment pour donner à comprendre que nous ne vivons notre présent qu’à travers les mouvements conjugués, les montages de nos mémoires (gestes que nous esquissons vers le passé) et de nos désirs (gestes que nous esquissons vers le futur). Les images seraient alors à regarder comme les carrefours possibles de tous ces gestes conjugués.

Aby Warburg - MNÉMOSYNE, Planche 42
Georges Didi-Huberman a réalisé au Fresnoy-Studio national des Arts contemporains une séquence vidéographique qui est projetée en boucle à l’entrée des « Nouvelles Histoires de fantômes ». Elle se présente comme une exploration au banc-titre, comme une véritable « plongée » dans la planche 42 de l’atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, dans son ultime version de 1929. Celle-ci portait le titre suivant : « Pathos de la souffrance comme inversion énergétique (Pentée, Ménade au pied de la Croix). Lamentation funèbre bourgeoise, héroïsée. Lamentation funèbre religieuse. Mort du Sauveur. Sépulture. Méditation funèbre. » On y voit des oeuvres de Donatello, Mantegna, Verrocchio, Signorelli, Carpaccio ou encore Raphaël. L’enjeu en est de proposer un montage qui montre l’énergie – polarisée, dialectique, inversable, par exemple entre l’expression du deuil et celle du désir – ainsi que le dynamisme propres aux gestes de lamentation. Façon d’illustrer la notion, fondamentale chez Warburg, des « formules pathétiques » (Pathosformeln) en tant que configurations tout à la fois esthétiques et anthropologiques qui se transmettent obstinément, et souvent inconsciemment, dans la longue durée de notre histoire culturelle.

Georges Didi-Huberman - MNÉMOSYNE 42
Mnémosyne 42 est un travail conçu par GeorgesDidi-Huberman à l’invitation d’Alain Fleischer. Il s’agit d’un hommage à la planche 42 de l’atlas Mnémosyne consacrée aux gestes de lamentation. Le dispositif de Mnémosyne 42 se présente comme une planche d’atlas démesurée (mille mètres carrés environ) et animée. Elle est « posée » sur le sol de la verrière et se regarde depuis une coursive, comme on regarde la mer depuis le bastingage d’un bateau. Son thème est identique, mais les exemples choisis font le chemin qui va des exemples classiques chers à Warburg jusqu’au cinéma moderne et contemporain : Eisenstein avec Pasolini, Glauber Rocha avec Theo Angelopoulos, Paradjanov avec Wang Bing, Jean-Luc Godard avec Harun Farocki… L’installation inclut aussi des images ethnologiques et des documents tirés de l’histoire politique. L’enjeu de ce travail consiste, en effet, à donner une idée de l’énergie que les survivants déploient autour de leurs morts. Elle aboutit même à une interprétation politique de la planche 42 en montrant comment les « peuples en larmes » sont susceptibles, dans certaines conditions, de s’engager dans un geste d’émancipation capable de faire d’eux des « peuples en armes ».

Arno Gisinger - ATLAS, SUITE
Atlas, suite est un essai photographique réalisé par Arno Gisinger à l’invitation de Georges Didi-Huberman. Il s’agit d’un montage à la fois sensible et conceptuel d’images prises dans le cadre de l’exposition « Atlas » telle qu’elle était montrée à Hambourg en 2011. De même que l’exposition initiale était une sorte d’« atlas d’atlas », la pièce d’Arno Gisinger apparaît désormais comme un nouvel « atlas » de cette exposition : un nouveau point de vue montrant certaines oeuvres, certains détails et certains moments particuliers de son aventure formant une « suite » presque cinématographique. Ce travail propose donc une « exposition à l’époque de sa reproductibilité technique », une exposition légère et, surtout, photographiquement repensée. C’est donc un travail sur le médium photographique lui-même, et sur les rapports complexes entre les oeuvres et leurs différentes possibilités de reproduction, de représentation. C’est moins la partition des « tableaux d’une exposition », donc, qu’une suite de « fantômes d’une exposition » se déplaçant en continu sur les cimaises du Palais de Tokyo. L’une des particularités du travail d’Arno Gisinger est d’arriver sur ses lieux de sa nouvelle exposition avec un simple disque dur en poche. Il choisit ses formats et ses montages en fonction de l’espace, puis il imprime ses images sur place et les colle à même les murs. Il les détruit quand l’exposition est terminée. Il reconstruit tout – remonte et repense son matériel – en vue de la prochaine occasion : façon d’affirmer le caractère inépuisable des constellations possibles à quoi s’essaye tout monteur d’images.

Arno Gisinger - SUITE BURCKHARDT
Arno Gisinger a photographié le feuilletage d’un document précieux qui, avec les manuscrits de Warburg, de Benjamin, de Marc Bloch ou de W. G. Sebald, constituait une étape importante de la réflexion sur l’atlas. Il s’agit d’un vieux carnet transformé par Jacob Burckhardt, dans les années 1833-1836, en une sorte de « boîte-en-valise » épistémologique : l’historien y procède à de nombreux montages, comparant les croquis, dressant des cartes, collant ses « ready-mades » de documents anciens ici ou là… Rappelons que trois penseurs importants se sont déclarés comme étant les disciples de Burckhardt : le premier n’est autre que Nietzsche, les deux autres sont les deux grands fondateurs de l’histoire de l’art contemporaine, Heinrich Wölfflin et Aby Warburg. Ce qui a suscité l’intérêt d’Arno Gisinger est, non seulement l’importance intrinsèque de ce document exceptionnel, mais encore le fait qu’il correspond à une recherche dans la disposition graphique qui anticipe sur tout ce que l’organisation photographique, chez Warburg, rendra possible. L’approche photographique du feuilletage de ce vieux carnet de travail en fait aussi comme une anticipation de problèmes d’ordre cinématographiques.