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“L’art de manger” Rites et traditions / le dîner des fantômes
au Musée Dapper, Paris

du 15 octobre 2014 au 12 juillet 2015



www.dapper.com.fr

 

© Pierre Normann Granier, vernissage presse, le 14 octobre 2014.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Dan. Côte d’Ivoire. Cuiller. Bois et pigments. H. : 42,5 cm. Musée Dapper, Paris. Inv. n° 3073. © Archives Musée Dapper. Photo Hughes Dubois.
2/  Baga. Guinée. Masque d’épaule nimba. Bois, pigments et métal. H. : 129 cm. Collection particulière. © Archives Musée Dapper. Photo Dominique Cohas, 2014.
3/  Julien Vignikin, Le Dîner des fantômes, 2012. Bois, métal, verre, porcelaine et clous. H. : 120 cm ; L. : 170 cm env. Collection particulière. © Archives Musée Dapper. Photo Olivier Gallaud, 2014.

 


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Interview de Anne Van Cutsem-Vanderstraete, historienne de l’art, co-commissaire de l’exposition,
par Pierre Normann Granier, à Paris, le 14 octobre 2014, durée 3'47". © FranceFineArt.

 


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Interview de Julien Vignikin, “le dîner des fantômes”,
par Pierre Normann Granier, à Paris, le 14 octobre 2014, durée 8'17". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaires de l’exposition :
Christiane Falgayrettes-Leveau, directeur du Musée Dapper
Anne Van Cutsem-Vanderstraete, historienne de l’art
avec les conseils de Gilles Bounoure, pour l’Insulinde et l’Océanie




A l’heure de la mondialisation des fast-foods et de l’industrialisation forcenée de l’alimentation, des hommes et des femmes perpétuent encore, en Afrique, en Insulinde et en Océanie, des traditions et des rites liés à la préparation et à la consommation de nourritures destinées à eux-mêmes ou aux êtres de l’autre monde. La thématique de cette exposition et de l’ouvrage qui l’accompagne met en lumière des pratiques qui se vivent au quotidien ou à l’occasion de cérémonies et qui s’appuient sur des objets aux formes et aux matériaux extrêmement divers.

Les jarres, les pots et autres récipients utilitaires dans lesquels on conserve les céréales, le lait, l’huile et l’eau sont parfois traités de façon originale, mais une plus grande attention est accordée aux plats, coupes, coupelles et bols devant recevoir des mets que se partagent de très nombreux convives. Traditionnellement, on se limite à un contenant collectif dans lequel chacun vient puiser en général avec sa main droite ou une cuiller plus ou moins ouvragée. Des réjouissances, comme les mariages qui constituent des alliances entre plusieurs groupes, nécessitent de gigantesques festins, eux-mêmes témoignages de richesse. C’est le cas, par exemple, dans les îles de l’Amirauté de l’archipel Bismarck (Mélanésie) où d’énormes plats contenaient, entre autres, des pièces de porc cuites au préalable. L’importance accordée à la décoration de ce type de récipient est à la mesure du prestige de ceux qui les possèdent.


Offrandes aux êtres de l’autre monde
Dans bien des cas, les grands repas communautaires sont rattachés à la vie religieuse et ils exigent le sacrifice d’animaux domestiques, poules, coqs, moutons, chèvres, cochons, boeufs, que les humains consomment après en avoir offert une partie (sang, peau, pattes, viscères, plumes…) aux êtres de l’au-delà. Les offrandes visent souvent à contrer les mauvaises intentions des êtres de l’autre monde ou à remédier aux conséquences d’une transgression. La meilleure façon de se concilier une divinité ou l’esprit d’un ancêtre pour qu’il veille sur ses descendants ou pour réparer un manquement à son égard est de le nourrir avec de l’alcool, du sang, de la bouillie de céréales… Ces aliments sont répandus sur le sol mais aussi sur des autels conçus pour recevoir des libations. Parfois dotés de formes anthropo-zoomorphes, les objets peuvent posséder des emplacements pour recueillir les dons de nourriture. Par exemple, des coupelles sont tenues entre les mains de personnages à l’image du byeri fang (Gabon, Cameroun, Guinée équatoriale). Cette figure de reliquaire constitue un élément essentiel des actes religieux intervenant notamment dans le culte des ancêtres et dans l’initiation des adolescents. Chez les Bamana, au Mali, il existe une sorte d’autel dont l’efficience dépend des processus qui lui donnent son énergie. Le boli est un « fétiche », un objet de pouvoir utilisé dans des cultes secrets. Diverses manipulations, dont le fait de l’asperger de sang réveillent le boli qui est capable de faire tomber la pluie, de favoriser les naissances, de soigner, de prédire l’avenir.


Quelles nourritures ?
En Afrique, en Insulinde et en Océanie, la viande demeure encore une denrée de luxe consommée surtout à l’occasion de cérémonies. Les gestes propitiatoires se renouvellent périodiquement pour assurer aux vivants de fructueux retours de pêche ou de chasse. Un animal domestique, le porc, jouit d’une attention particulière au sein de certaines cultures océaniennes. Bénéficiant d’une proximité affective avec l’homme, le cochon représente un bien de valeur. C’est la principale richesse permettant aux notables du Vanuatu (Mélanésie), par exemple, de gravir les échelons des sociétés d’initiés. Une centaine de bêtes destinées à des festins sont abattues en masse avec un assommoir, tel l’exemplaire du Museum Rietberg (Zurich) qui est sculpté avec soin. En Nouvelle-Irlande, dans l’archipel Bismarck, le porc donnait lieu à des danses masquées, rappelant peut-être la légende du sanglier mangeur d’hommes, terreur dont l’humanité aurait été libérée grâce à des jumeaux mythiques. Le monde agricole fournit l’essentiel de la nourriture. Responsables de la survie de leurs semblables, les cultivateurs perpétuent des rituels pour protéger les semailles et les moissons. Ainsi, le riz, l’une des céréales les plus consommées dans le monde, possède-t-il chez les Ifugao (Philippines) sa divinité protectrice incarnée par un personnage hiératique. Ailleurs, sur le continent africain, les Baga (Guinée) organisent des festivités marquant les différentes étapes du cycle de la céréale. Un masque d’épaule impressionnant sort à ces occasions. À travers ses attributs, dont des seins volumineux, il symbolise la fécondité, la fertilité de la terre et l’abondance des récoltes. L’importance accordée au riz se manifeste également chez les Dan (Côte d’Ivoire / Liberia). Lors de grandes processions dans les villages, les femmes en lancent à la volée ; elles l’ont au préalable placé dans de grandes cuillers anthropomorphes. Il n’est pas d’hospitalité, d’échanges journaliers ni de fêtes ou de rituels sans utilisation de produits stimulants. Ainsi, en Asie du Sud-Est et en Océanie, on mastique du bétel, on boit du kava – ingrédients auxquels sont attachés divers accessoires, mortiers, pilons, spatules et coupes d’une facture souvent raffinée. En Afrique subsaharienne, les règles quotidiennes de convivialité, les cérémonies organisées lors de naissances, de mariages, de fêtes agraires, de retrait de deuil ou d’autres événements marquants exigent que l’on ait à disposition, en abondance, de la noix de kola, du gin, alcool d’importation, de la bière fabriquée de façon artisanale à partir de céréales, sans oublier le vin de palme. Cette boisson se sert dans des récipients, céramiques colorées et incisées de fines rayures comme les pots degha (Ghana) ou calebasses au long col parfois ornées de motifs gravés, de cauris ou de perles de verre telles les pièces des Grassfields (Cameroun) réservées aux rois et aux chefs. Les notables recourent également à des réceptacles sculptés dans le bois et dotés de formes humaines, comme ceux des Mende (Guinée, Sierra Leone) ou encore des Koro (Nigeria).


Manger l’autre
Il est une nourriture à laquelle seuls des individus initiés et aguerris peuvent avoir accès. Dans des cultures océaniennes, la consommation de chair humaine apparaît comme un privilège propre à des groupes particuliers qui incorporent la force vitale d’autrui, un ancêtre, un esclave ou un ennemi. Divers objets sont liés aux rituels d’anthropophagie organisés à des moments clés de la vie des individus. Dans les îles Salomon (Mélanésie) où se pratiquait la chasse aux têtes, les hommes partant en expédition ornaient l’avant de leurs immenses pirogues d’une figure de proue représentant un esprit protecteur. Le musu musu tenait souvent entre ses mains une petite tête coupée. En aucun lieu les façons de se nourrir ne répondent à de simples nécessités biologiques. Manger, c’est satisfaire les besoins essentiels du corps mais c’est aussi révéler concrètement quelques-unes des valeurs essentielles du groupe auquel on appartient. Manger est un acte social qui inscrit l’individu dans sa culture. Il traduit des savoir-faire (pêche, chasse, agriculture) tant dans l’accès à l’alimentation de base que dans sa préparation et sa consommation. Par ailleurs, l’art de manger est au coeur même de systèmes symboliques qui codifient les « manières de table » où, dans les sociétés dites traditionnelles en Afrique, en Insulinde et en Océanie, les notions d’hospitalité et de partage sont des règles transmises de génération en génération même si certaines d’entre elles se confrontent à la globalisation ou sont en voie de disparition. Mais ici ou là, l’être humain ressent toujours le besoin de nourrir ses dieux. Une promesse de guérison, de bien-être et de prospérité pour lui et ses proches.




Le contemporain : le dîner des fantômes – Julien Vignikin

La thématique de la nourriture habite certaines œuvres majeures de Julien Vignikin. Ce dernier dénonce la « malbouffe » que l’Occident a importée dans les métropoles des pays émergents. Ce malaise hante les peintures Indigestion I et Indigestion II. Les procédés utilisés par l’artiste font surgir des métaphores qui opèrent notamment en saturant la composition. Des assiettes en carton sont maculées par des traces ou des amas de matières picturales qui forment par endroits des sortes d’emplâtres et laissent supposer une certaine violence du geste qui s’étend d’ailleurs sur toute la surface de la toile.

Une table, une chaise, une assiette et un verre. Vides. Une fourchette et un couteau qui ne porteront à la bouche aucun aliment. Créée dans le cadre de la biennale du Bénin, en 2012, et présentée au Centre culturel Artisttik Africa, l’installation Le Dîner des fantômes sollicite le regard et interroge. Son esthétique singulière, que l’artiste rattache lui-même à l’Arte povera et à l’art brut, provoque et dérange. La table et la chaise hérissées de clous sont inaccessibles. Ce procédé constitue une interdiction matérielle de s’asseoir et de manger. La critique acerbe porte sur les dérives d’un monde où les uns consomment plus que de raison tandis que les autres souffrent de malnutrition. Et, bien sûr, au Nord la table est surchargée, tandis que les pays du Sud n’étant jamais conviés à partager demeurent des ombres fantomatiques.

Il est encore question de nourritures dans Totem contemporain, installation réalisée en 2013 dans le cadre d’une résidence, suivie d’une exposition collective, à la Fondation Blachère à Apt dans le sud de la France. Mais, ici, le référent « nourriture » est moins explicite que dans les oeuvres évoquées précédemment. La figure dotée de seins possède une tête évoquant celle d’une poule, tandis que la tête de l’autre sculpture semble, avec ses cornes dressées, appartenir à une espèce de caprin. Ces étranges créatures symbolisent, entre autres, des humains sacrifiés sur l’autel de la malbouffe. L’installation intègre, par ailleurs, une toile sur laquelle est figuré un caméléon, animal présent dans les proverbes et les mythes de nombreuses sociétés d’Afrique subsaharienne. Ce reptile a la capacité de changer de couleur et de se fondre dans son environnement. La queue du caméléon prend la forme du symbole @, encerclant les lettres J et V, les initiales de Julien Vignikin. Au pied des totems sont posés des genres d’obus hérissés de lames. Ils contiennent des choses secrètes qui pourraient exploser. Certaines installations de Vignikin – explorations des signes d’une mémoire enfouie ? – créent du lien, peut-être de façon involontaire, avec l’univers cultuel traditionnel que l’artiste porte en lui.

Julien Vignikin a quitté le Bénin, son pays d’origine, à l’âge de dix ans pour la France. Il est diplômé de l’école des Beaux-Arts de Dijon ; il expose régulièrement (peintures et installations) en France et en Afrique.