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“Gérard Rondeau” Au bord de l’ombre
à la Maison Européenne de la Photographie, Paris

du 15 avril au 14 juin 2015



www.mep-fr.org

 

© Anne-Frédérique Fer, visite presse, le 14 avril 2015.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Gérard Rondeau, Le presbytère, 2002. © Gérard Rondeau.
2/  Gérard Rondeau, Grand Palais, Paris, 2005. © Gérard Rondeau.
3/  Gérard Rondeau, Sur l’île d’Iriomote, Okinawa, Japon, 2000. © Gérard Rondeau.

 


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Interview de Gérard Rondeau,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 14 avril 2015, durée 9'56". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

« Gérard Rondeau est photographe. C’est certain, puisqu’il se sert d’appareils photographiques et ses oeuvres sont des tirages sur papier, en noir et blanc. En dit-on beaucoup plus quand on le définit par ce mot ? Il est permis d’en douter.



(…) L’une de ses particularités les plus flagrantes est qu’il va et vient sans cesse entre différentes façons de “faire de la photo”, ne se borne à aucun genre, échappe aux classements. On imagine combien cette singularité peut déplaire aux amateurs de tiroirs. Combien ils préfèreraient qu’il s’en soit tenu à un type d’images ou un autre sans aller voir ailleurs et que, surtout, il en soit resté à la “pure” photographie. Qu’il soit un photoreporter de guerre et rien d’autre. Qu’il soit un portraitiste et voilà tout. Mais Rondeau fait le contraire. Non de façon délibérée, par provocation brutale ou goût de la négation ostensible, car, de caractère, il est enclin à la discrétion, de façon presque excessive même ; mais parce qu’il ne peut pas faire autrement et parce qu’il ne voit aucune raison pour s’interdire de partir d’un côté, d’un autre. Dans son oeuvre se côtoient bord à bord des fragments d’autobiographie, des récits de l’histoire contemporaine, des traces d’histoires plus anciennes et des réflexions sur ce que c’est que voir et se souvenir. Ces éléments peuvent être joints ou disjoints – joints le plus souvent. Il est naturellement possible de les considérer chacun isolément mais ils s’éclairent les uns les autres.

Ainsi opère Au bord de l’ombre. Ce n’est ni le catalogue complet de ses travaux, ni une série close sur elle-même, mais un arrangement d’oeuvres qui ont été exécutées à des années de distance, dans des circonstances et des lieux variés, et que Rondeau dispose en un certain ordre. Cet ordre est celui de leurs relations et de ce que ces relations suggèrent. Il se dispense de la chronologie, cette commodité. Il opère par montage, que ce soit dans l’exposition ou dans l’ouvrage qui l’accompagne. Il procède par vis-à-vis et juxtapositions. (…) Au regardeur de tendre des fils entre elles et de comprendre ce qui lui est indiqué de façon à la fois logique et elliptique.

Les photos rapportées du siège et de la destruction partielle de Sarajevo en 1994 ne sont ainsi pas sans rapport avec d’autres qui semblent de simples paysages de lacs ou de rivières champenois, (…) dans ces images de guerre et de paix, la géométrie de l’espace est en cause et, avec elle, des questions telles que celles du contrôle, du pouvoir, de la menace – de la mort. Le passant marchant vite dans Sarajevo que Rondeau photographie à travers une fenêtre, un sniper le guette peut-être à travers sa lunette. La rivière, Rondeau l’observe à travers deux cadres carrés emboîtés l’un dans l’autre et une phrase est imprimée au centre : “il comprit que l’on ne s’évadait pas du temps”. Ni du temps, ni de l’espace.

Deux éléments de preuve à ce propos. Des raisons biographiques et amicales ont fait que la Première Guerre Mondiale lui importe. Il s’est rendu sur d’anciens champs de bataille. Qu’y a-t-il observé ? La topographie, l’horizon, le déploiement des pentes ou la platitude du terrain : la condition première de la guerre, donc. La photographie a beaucoup servi et sert tout autant aujourd’hui, par drones interposés, à faire la guerre, c’est-à-dire à tuer. Rondeau le sait et le sous entend. Pour cela, il lui suffit de se poster où se plaçait un observateur : il lui suffit, écrit-on, mais combien avant lui ont eu cette intelligence de la vision ? Bien peu. L’immense majorité des reporters de guerre montrent des vestiges, des cadavres, des fumées. Rondeau, lui, montre l’espace vide devenu enjeu du combat, l’espace quand la terreur s’en empare et quand un coup d’oeil peut être mortel, l’espace traversée par la géométrie invisible des tirs. Il ne concède rien au pittoresque morbide, au spectacle funèbre. Des conséquences, il remonte au principe.

Autre remarque, concordante : dans les intérieurs des écrivains, dans les ateliers des peintres, il se place le plus souvent assez loin du sujet, de sorte que ce dernier apparaît dans un intérieur, qu’il l’occupe en propriétaire, y séjourne en nomade ou s’y perde tel un enfant effrayé. Il préfère cette manière de procéder au banal gros plan sur le visage, où tout serait révélé par la physionomie et les yeux du modèle. Observer le corps dans l’espace est plus instructif et évite de se laisser prendre aux jeux de mines et expressions de toutes celles et ceux qui, comme l’on dit, “maîtrisent leur image”. Ceci aussi, Rondeau le sait, en tire parti et le donne à comprendre. Ceci peut s’énoncer dans un vocabulaire plus théorique : dans son oeuvre, la conscience critique de ce que c’est que représenter un être humain ou une situation historique est sans cesse perceptible dans la représentation même qu’il en invente. Aucune image ne se donne pour immédiate et à prendre, si l’on peut dire, au pied de la lettre. Sans doute est-ce pour cette raison que l’on a, dès le début de cette sorte de préface, ressenti le besoin de mentionner quelques artistes que l’on qualifie de “conceptuels” : parce que Rondeau, comme eux et comme tous les artistes véritablement intéressants, ne cesse de réfléchir à ce qu’il fait, comment et pourquoi, tout en le faisant. La perception et sa phénoménologie sont indissociables.

Un lieu est particulièrement favorable, le musée. Rondeau y est de temps en temps invité à roder dans les salles, les jours d’installation d’une exposition – expositions de peintures et de sculptures anciennes ou modernes. La plupart du temps, le rapport entre la photo et ces beaux-arts se limite à la reproduction, qui doit être précise. Il suffit de satisfaire cette exigence et, aujourd’hui, les ordinateurs font de merveilleuses reproductions, avec des degrés de définition dignes d’un télescope ou d’un satellite espion. Rondeau le sait et ne s’en soucie pas. Il ne photographie pas des œuvres mais les regards qui se portent sur elles. Aussi préfère-t-il les tableaux à peine visibles sous des films plastiques translucides, les statues encore emmaillotées ou drapées, les pièces dont on ne peut voir qu’un tiers ou un angle. Pourquoi ? Parce que ce qui empêche la vision complète et immédiate, qui est celle que les commissaires d’exposition veulent ménager, ces obstacles, ces embarras, ces retards – vocabulaire duchampien  sont justement ce qui rend le regard plus attentif et perçant. Ce qui s’oppose à la vue est ce qui l’aiguise. On voit mieux quand on voit mal. Absurde ? Tout au contraire : l’expérience quotidienne démontre qu’il en est bien ainsi et il est à peine nécessaire d’être soi-même quelque peu voyeur pour en être certain. Rondeau ne montre pas des expositions, mais ce que c’est que voir. Ce peut être, de façon exemplaire dans un musée comme ailleurs, dans la nature, quand le vol des oiseaux trouble le panorama, quand le réglage est fait sur une branche plutôt que sur le motif pittoresque qui doit sans doute se trouver quelque part au centre, mais demeure invisible.

On pourrait appeler cet art celui de l’image empêchée. Là où la plupart de ses confrères aspirent à l’évidence de la “bonne photo” qui fascine, séduit et peut gagner un prix, il se refuse à la faire et, dans celle qu’il fait, laisse entrevoir ce qu’aurait été l’image supposée réussie, l’image réputée parfaite, l’image conforme aux attentes. Celle-ci, il n’en veut pas parce qu’elle serait, presque à tout coup, ce que l’on nomme en français, de façon, ironique, un “cliché” : une figure de style visuel, un stéréotype, une facilité. On dirait que, surgissant tel un spectre derrière Rondeau au moment où il devrait appuyer, un autre lui-même retient son bras ou détourne l’objectif. Ou, à l’inverse, lui conseille d’appuyer à l’instant où il semble établi que le résultat ne sera pas satisfaisant parce qu’il ne se passe rien de remarquable, parce que le motif est à moitié caché, parce qu’il n’y a pas assez de lumière, parce que l’espace est vide ou toute autre raison de ce genre.

Sur le dos d’une femme nue assise sur un lit, Rondeau a écrit ces mots pris à Roger Gilbert-Lecomte : “Regarder à se crever les yeux, à éclater le crâne, avec les yeux de derrière les yeux, de derrière la tête, comme un aveugle avec un grand cri lumineux (…).” Les yeux de derrière les yeux : on ne peut pas mieux dire. »

Philippe Dagen, février 2015



Un livre, publié aux Editions des Équateurs, accompagne l’exposition :

Gérard Rondeau Shadows, Au bord de l’ombre, Préface (bilingue) de Philippe Dagen.