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“Harry Gruyaert” article 1609
à la Maison Européenne de la Photographie, Paris

du 15 avril au 14 juin 2015



www.mep-fr.org

 

© Anne-Frédérique Fer, visite presse, le 14 avril 2015.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Harry Gruyaert, France. Paris. 1985. © Harry Gruyaert / Magnum Photos.
2/  Harry Gruyaert, Belgique. Ostende. 1988. © Harry Gruyaert / Magnum Photos.
3/  Harry Gruyaert, Japon. Tokyo. 1996. © Harry Gruyaert / Magnum Photos.

 


texte de Clémentine Randon-Tabas, rédactrice pour FranceFineArt.

 

La couleur en question
Harry Gruyaert place la couleur au coeur de sa pratique. Si certaines de ses images arborent une esthétique proche de celles des cartes postales colorisées, ce qui ne plaira pas à tout le monde, il y a dans son travail de vrais joyaux, des photographies qui affectent le spectateur d'une manière presque violente. Dans la lignée de William Eggleston, Harry Gruyaert utilise la couleur comme médium à part entière. Pendant longtemps la photographie couleur fut considérée comme vulgaire ou superficielle, le noir et blanc restant le symbole de la photographie d'art. Plus chère que la photographie noir et blanc, elle était surtout utilisée dans des buts commerciaux par la publicité ou les magazines. D'autre part il était important à une certaine époque que la photographie d'art affirme son écart avec le réel et le noir et blanc semblait rendre l'illusion plus visible. Enfin certains pensaient que la séduction exercée par la couleur cachait un manque de substance. Oui mais la forme est du contenu sédimenté comme le déclare Adorno et l'usage de la couleur par des artistes comme William Eggleston ou Stephen Shore relève d'une véritable recherche. Leur travail ne tardera pas à être légitimé par des institutions comme le MOMA à partir des années 70. Cette reconnaissance commence à donner ses lettres de noblesse à une pratique photographique qu'affectionne très tôt, en France, Harry Gruyaert alors qu'il ne se reconnaissait pas dans la photographie humaniste en noir et blanc.

Une expérience sensorielle
Pour Harry Gruyaert, l'acte de photographier est un acte physique, un acte dont il a besoin pour se sentir bien. Loin de rechercher à produire une photographie intellectuelle ce sont les sens qu'il cherche à exacerber, avec des couleurs fortes et une saturation de l'image. Le regard est vite happé et désorienté, on ne sait plus où donner de la tête. Les sens sont en hyperactivité, surstimulés. Les zones d'ombres semblent envahir l'espace cachant des visages qui semblent de tout de façon le plus souvent se dérober. Dans Commemoration of the battle of Waterloo notre regard se pose sur un ballon rouge, puis sur un autre, sur une robe aux couleurs chatoyantes ou sur une silhouette coupée par le cadre, aucun visage n'est discernable et le spectateur est bien obligé de s'abandonner à une expérience sensorielle. La tension est palpable dans chacune de ses images, tout semble pouvoir basculer d'un moment à l'autre. Ce ne sont pas des images reposantes. Ce sont des images qui réveillent, qui secouent, transforment une scène banale en quelque chose de troublant. Tout semble être à la limite, à la limite du cadre, de l'équilibre, de la saturation de la couleur, de la réalité peut être. C'est un voyage un peu halluciné dont on sort les yeux écarquillés avec le sentiment d'être un peu plus présent au monde.

Clémentine Randon-Tabas

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissaire d’exposition : François Hébel



Harry Gruyaert photographie les couleurs, c’est sa façon de percevoir le monde. Vers l’âge de 20 ans, fuyant une Belgique qu’il jugeait trop étroite, il décide que la photographie sera son moyen d’expression, qu’avec elle il traduira et construira sa quête de connaissance et de sensualité. Dans les années 1970-1980 avec les Américains Saul Leiter, Joel Meyerowitz, Stephen Shore ou William Eggleston, Harry Gruyaert est un des rares pionniers européens à donner à la couleur une dimension purement créative, une perception émotive, non narrative et radicalement graphique du monde. Cette exposition à la Maison Européenne de la Photographie est sa première rétrospective.

Après des études à l’école du cinéma et de photographie de Bruxelles au début des années 1960, il travaille pour des documentaires de télévision, mais les photographies de Richard Avedon et Irving Penn l’incitent à devenir photographe de mode.

En 1962, il quitte sa ville natale d’Anvers pour Paris ou trois rencontres seront déterminantes. Peter Knapp lui commande des photos de mode pour le magazine Elle dont il est le directeur artistique. Harry Gruyaert éprouve alors un certain plaisir à “vivre parmi les mannequins”, avant de trouver que “tout cela manque singulièrement d’ouverture au monde”. Robert Delpire, qu’il admire pour la qualité de ses livres autant que de son agence de publicité, lui fait réaliser des photos de voiture, puis, Philippe Hartley lui demande de documenter une croisière Paquet, au Maroc.

Ce pays est une révélation, il devient l’un de ses réservoirs constants d’inspiration et l’occasion de deux livres. Il y voit comme “une fusion, les habitants sont mêlés au paysage dans une harmonie de couleurs, c’est le Moyen-Âge et Brueghel à la fois”. Il comprend que son expression personnelle trouvera sa source dans les voyages, pour se confronter à d’autres réalités. Il se méfiera toutefois du travail pour la presse, par crainte de se contenter “d’assurer un reportage”, au détriment de la recherche de l’image absolue. Ainsi pour être libre de voyager à son rythme et de produire des photographies sans autre finalité que l’expérience vécue et la construction graphique, Gruyaert gagne sa vie en réalisant des commandes commerciales pour des entreprises, ce qui l’amène sur des circuits de Formule 1 comme sur des sites nucléaires…

Il est plus influencé par la peinture et le cinéma que par la photographie. Grand admirateur d’Antonioni, il est proche de sculpteurs comme Richard Nonas ou Gordon Matta-Clark, rencontrés à New York. Vivant à Londres en 1972, influencé par le pop art, il réalise l’étonnante série TV Shots en déréglant un poste de télévision. Les Jeux olympiques, les comédies, les premiers pas sur la lune deviennent les symboles stylisés d’une télévision qui s’invente.

Après Paris, New York et le Maroc, Gruyaert éprouve le besoin de retourner photographier en Belgique. Il publie Made in Belgium, un livre essentiel pour solder la relation douloureuse qu’il entretient avec sa patrie. Les photos de cette série sont empreintes d’une lumière intermédiaire, légèrement éteinte, sans brillance, souvent ton sur ton, ou au contraire affichent des couleurs volontaires pour combattre les inclinations mélancoliques que lui procure sa terre natale.

“La couleur est plus physique que le noir et blanc, plus intellectuel et abstrait. Devant une photo en noir et blanc, on a davantage envie de comprendre ce qui se passe entre les personnages. Avec la couleur on doit être immédiatement affecté par les différents tons qui expriment une situation.”

Les personnages, réduits au rang de silhouettes, sont de dos ou sans visage. Ce qui pour d’autres constituerait le stigmate d’une photo ratée est une revendication affirmée : “Je me sens beaucoup plus proche d’une démarche photographique américaine que de la photographie humaniste française. (…) Faire une photo, c’est à la fois chercher un contact et le refuser, être en même temps le plus là et le moins là”.

Certaines séries sont très dépouillées et d’autres très complexes. Ce sont ces essais de palettes différentes, cette recherche de densité dans le cadre, qui obligent à parler d’un travail de recherche davantage que de posture documentaire ou narrative.

Henri Cartier-Bresson, visitant son exposition sur le Maroc chez Robert Delpire en 1978, lui propose de colorier avec des pastels ses propres images en noir et blanc. Harry Gruyaert répondra qu’il n’est pas peintre, réponse qui dépasse l’anecdote pour affirmer une expression artistique à part entière : la photographie couleur.

L’exposition de William Eggleston au musée d’art moderne de New York en 1976 l’avait conforté dans sa démarche, mais lui avait fait comprendre “qu’une photographie existe lorsqu’elle prend corps par le tirage”. Longtemps adepte du Cibachrome aux couleurs saturées et aux noirs profonds, l’avènement du digital comble ses exigences. Les nouveaux papiers lui apportent des douceurs et une tessiture d’une étendue infinie dont il ne cesse de se réjouir.

Dans les années 2000 la pellicule Kodachrome devient indisponible, Gruyaert passe alors à la prise de vue numérique. Il trouve que cette pratique fait perdre en rigueur, mais donne “accès à de nouvelles lumières et permet de prendre plus de risques”.

C’est l’image, la couleur, la matière, la lumière qui ont orienté la sélection des photographies de cette exposition en dehors de toute logique thématique ou géographique. Le regard ayant évolué, une progression chronologique ressort dans l’accrochage.

Harry Gruyaert décrit la photographie comme une expérience physique, un état d’excitation, un plaisir sensuel et vital, une façon d’être plus présent au monde, moins vulnérable, voire une thérapie : “Il s’agit d’une vraie bagarre avec la réalité, une sorte de transe pour enregistrer une image ou peut-être tout manquer. C’est dans cette bagarre que je me situe le mieux.”

François Hébel, commissaire de l’exposition