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“Jacques Doucet - Yves Saint Laurent” Vivre pour l’art
à la Fondation Pierre Bergé - Yves Saint Laurent, Paris

du 15 octobre 2015 au 14 février 2016



www.fondation-pb-ysl.net

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 14 octobre 2015.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Henri Rousseau, La charmeuse de serpents, 1907. Huile sur toile. Musée d’Orsay, Paris. © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski - Ancienne collection Jacques Doucet.
2/  Salon du studio Saint-James, chez Jacques Doucet. Virginia Museum of Fine Arts, Richmond. Sydney and Frances Lewis. Endowment Fund. © Virginia Museum of Fine Arts / Travis Fullerton.
3/  Francisco de Goya, Portrait de Don Luis María de Cistué y Martinez, 1791. Huile sur toile. Musée du Louvre, Paris. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle - Ancienne collection Yves Saint Laurent - Pierre Bergé.

 


1731_Jacques-Doucet audio
Interview de Jérôme Neutres, commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 14 octobre 2015, durée 11'44". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaire : Jérôme Neutres
Scénographe : Nathalie Crinière, agence NC
Décorateur : Jacques Grange



Dispositif de l’exposition : dans les salons de Jacques Doucet et d’Yves Saint Laurent


A partir d’une sélection de chefs-d’oeuvre collectionnés par Jacques Doucet (1853-1929) et Yves Saint Laurent (1936-2008), dont quelques pièces qui habitèrent chez l’un puis chez l’autre, l’exposition imagine un espace original voué au culte du beau, en hommage à ces deux grands collectionneurs du XXème siècle.

Nous sommes à la fois rue Saint-James, à Neuilly, en 1928, dans la dernière demeure de Jacques Doucet, et rue de Babylone, quelque cinquante ans plus tard, dans l’appartement d’Yves Saint Laurent et Pierre Bergé. C’est l’esprit artistique de ces lieux qui est le sujet de cette exposition, leur parti-pris esthétique qui pourrait tenir en une phrase : la recherche de l’espace parfait. Dans une scénographie et un décor inspirés par l’atmosphère de ces lieux, l’exposition propose un espace hybride, qui emmène le visiteur d’un salon à l’autre, au fil de cinq salles et de nombreux effets miroir.

Dans l’espace visionnaire d’une galerie personnelle appelée « studio », Jacques Doucet fit cohabiter des oeuvres parmi les plus importantes de l’histoire de l’art moderne, de La charmeuse de serpents du Douanier Rousseau aux Demoiselles d’Avignon de Picasso, en passant par la Muse endormie II de Brancusi et La Blouse rose de Modigliani. À partir des années 1960, Yves Saint Laurent réunit avec Pierre Bergé une autre collection de chefs-d’oeuvre. Au 55 rue de Babylone, ils constituent un nouveau « musée vivant » et font cohabiter les arts dits « premiers », les grands maîtres tels Goya ou Picasso et des meubles Art déco dont notamment ceux de Jean-Michel Frank.

La sélection de tableaux et meubles des deux collections s’insère dans une scénographie pensée par Nathalie Crinière et un décor signé Jacques Grange, inspirés des intérieurs de la rue Saint-James et de la rue de Babylone. Jacques Grange s’attache à évoquer, d’une pièce à l’autre, les atmosphères particulières de deux « espaces-expositions ».



La religion de l’art chez Jacques Doucet et Yves Saint Laurent

Créateurs de beauté, Jacques Doucet et Yves Saint Laurent sont tous les deux couturiers, chacun dans une moitié du XXème siècle. Ils sont aussi deux collectionneurs de génie, qui composent pour eux-mêmes des réunions d’oeuvres d’art extraordinaires. Deux figures qui ont incarné le « goût » à chacune de leur époque.

À la recherche d’un certain absolu, Jacques Doucet et Yves Saint Laurent ont créé des « espaces-collections » dans leurs maisons, qui formaient des expositions inédites, de véritables installations, des oeuvres en soi. Braque, Brancusi, Chirico, Coard, Csaky, Derain, Duchamp, Gray, Legrain, Laurencin, Manet, Matisse, Miklos, Modigliani, Picasso, Rousseau… De nombreux artistes, et plusieurs oeuvres, se trouvaient dans les deux appartements. Croisements, rencontres, confrontations, transmissions : les collections d’art constituées par Jacques Doucet et Yves Saint Laurent sont sur plusieurs plans des collections communicantes.

Philippe Garner, qui organisa la vente de la collection Doucet en 1972, et participa en tant qu’expert à la vente de la Collection Yves Saint Laurent - Pierre Bergé en 2009, a dit combien Yves Saint Laurent « avait réussi à reconstituer fidèlement certaines portions de l’appartement de Doucet ». Trois oeuvres ont d’ailleurs figuré successivement dans les deux maisons. Yves Saint Laurent et Pierre Bergé avaient en effet acquis lors de la vente Doucet une paire de banquettes de Gustave Miklos, datées de 1928, qu’ils avaient disposées au milieu de leur grand salon ainsi qu’un tabouret en hêtre d’inspiration africaine de Pierre Legrain. Plus tard, l’oeuvre Il Ritornante de Giorgio de Chirico, que Jacques Doucet avait trouvée chez Paul Guillaume grâce à André Breton, allait prendre place rue de Babylone. Si de nombreux traits d’union peuvent être établis entre les deux collections, ces dernières n’en demeurent pas moins singulières avec des différences aussi marquantes que leurs points communs.



Jacques Doucet, le collectionneur magicien

Par un temps aigre, près d’une barrière noire, sur un terrain fait de coquilles d’huîtres, un peintre peignait la plaine de Gennevilliers (je la traversais, me rendant à Chatou) : « Bien curieuse, monsieur, votre peinture. — Pourtant, rétorqua-t-il, elle n’intéresse personne, puisque personne ne m’achète un tableau. — Moi, j’en achète un. » Et c’est ainsi que je débutai dans la carrière de collectionneur, par un Raffaëlli (...) Mes vieillieries, maintenant dispersées, ne m’ont jamais donné autant de plaisir que les oeuvres fraîches qui m’entourent aujourd’hui. (Jacques Doucet, propos recueillis par Félix Fénéon dans le Bulletin de la Vie artistique, n°11, 1er juin 1921)

En 1912, Jacques Doucet vend toute la collection classique de mobilier et de tableaux du XVIIIème siècle français (La Tour, Chardin, Watteau, Roentgen, Jacob, etc.) qu’il a rassemblée. Il est aussi le propriétaire d’une imposante bibliothèque de recherche et d’une exceptionnelle bibliothèque littéraire. Au début des années 1920, à soixante-dix ans, il crée dans une aile de son hôtel particulier un studio-galerie d’art pour installer les oeuvres modernes qu’il découvre, et confie la scénographie à d’autres créateurs d’avant-garde que sont Legrain et Miklos. Il stimule la création de jeunes designers et artistes, avec une influence profonde, parfois proche de celle d’un Pygmalion. Doucet désirait vivre par procuration le destin artistique des jeunes créateurs qu’il chaperonnait. Il agit en curateur d’exposition, commandant à ses « collaborateurs » cadres et reliures, meubles et tapis, pour produire un écrin en osmose avec les tableaux et les sculptures. Pas même un lit pour dormir dans ce lieu qui n’est destiné qu’à l’art – et aux livres. Les tableaux ne viennent pas décorer l’espace ; c’est l’espace qui prend forme en fonction des oeuvres. Ce que vise Doucet dans le studio Saint-James, c’est la création d’un « ensemble » comme le dit André Suarès – avec lequel Jacques Doucet entetient une correspondance régulière – c’est-à-dire une installation artistique.

Jusqu’à une date récente, on ne connaissait du studio de la rue Saint-James que les sept photos en couleur parues dans L’Illustration en 1930, après le décès du collectionneur. À l’occasion de cette exposition, seront publiées pour la première fois d’autres images de ce décor, prises du vivant de Doucet par l’auteur d’une partie du mobilier et de l’agencement, Pierre Legrain. On peut constater alors toute la créativité d’un accrochage qui évolue au gré des idées et des émotions de Jacques Doucet.

Fascinante leçon d’histoire de l’art que d’étudier les photographies de l’intérieur du studio Saint-James. Le fait par exemple que La Muse endormie II soit, dans son berceau originel, posée par terre sous le guéridon de Rose Adler, soutenue par une sorte de coussin de bois, contredit un discours académique selon lequel les bronzes polis de Brancusi seraient inséparables de leur socle d’atelier ou de galerie sur lesquels ils étaient souvent présentés. Confirmant notre conviction d’un accrochage qui évolue selon les idées et la créativité curatoriale du maître des lieux, Picabia se remémore quant à lui avoir vu rue Saint-James « sur un divan fait de somptueuses fourrures, une tête sculptée par Brancusi ; elle éblouissait et semblait avoir été pondue par un oiseau-pharaon de la Haute-Egypte : elle me fit presque peur par son attitude guillotinée. »* Posée ainsi sur le sofa de Marcel Coard ou sous le guéridon de Rose Adler, La Muse endormie II prend tout son sens dans ces dispositifs agencés par Doucet.

On voit aussi sur ces photographies que, contrairement à ce que pensent certains conservateurs, Doucet, dans le studio de la rue Saint-James, ne crée pas un simple cabinet d’avantgarde homogène. Il n’a pas exclusivement accroché des toiles des années 1910-1920. À vue d’oeil d’un masque crocodile de Guinée, le Paysage d’hiver à Louveciennes de Sisley (1874) jouxte dans le salon La Femme à la fontaine de Matisse (1919), comme le Buddha debout du XIIème siècle regarde dans le vestibule les toiles de Picabia et de Miró.

* Francis Picabia, Paris-Journal, 6 avril 1923



Le musée imaginé d’Yves Saint Laurent et Pierre Bergé

Je me souviens de notre première acquisition ensemble comme si c’était hier : on passait par hasard rue de Grenelle, devant la galerie de Charles Ratton qui n’existe plus depuis longtemps. Yves s’est arrêté devant une grande sculpture en bois—c’était un oiseau aux ailes déployées sculpté au siècle dernier par un artiste sénoufo, au nord de la Côte d’Ivoire (...) Yves avait été frappé par la puissance de cette oeuvre et nous l’avons achetée. C’était en 1960. (Pierre Bergé, propos recueillis par Véronique Prat dans Le Figaro Magazine, 31 juin 2009)

« L’art africain a été probablement pour moi le premier vrai choc artistique » explique Pierre Bergé, qui n’hésite pas à placer l’oiseau sénoufo, « la première chose qu’Yves et lui ont acquise ensemble » au même niveau de chef d’oeuvre artistique que Madame LR de Brancusi. « Le rapprochement peut-être évident. La grande différence vient en fait de l’anonymat de l’un et de la célébrité de l’autre ; c’est tout. Mais le geste est le même. » (Laure Adler, Pierre Bergé, Yves Saint Laurent, Histoire de notre collection de tableaux, Actes Sud, 2009)

Pierre Bergé et Yves Saint Laurent ont osé le mélange des genres jusqu’au bout du concept, faisant vivre ensemble Goya et Warhol, Eileen Gray et des pièces de mobilier africain, Burne-Jones et Mondrian, Géricault et Matisse, du marbre romain et de la marqueterie Art déco. « Nous avons apporté dès le début une grande exigence à la constitution de notre collection. Rien n’a été laissé au hasard (…) Tous les objets de notre collection sont liés par un fil rouge (…) C’est le goût d’Yves et le mien. » L’accrochage est cependant plutôt l’affaire d’Yves Saint Laurent qui avait selon Pierre Bergé « un oeil exceptionnel, absolu » (Ibid)

Saint Laurent, avec très peu d’autres, est à l’origine de la redécouverte d’un Art déco alors totalement suranné, qu’il adore pour sa qualité et son style. Après la Seconde Guerre mondiale, personne ne prête plus attention à ce mobilier pourtant virtuose. Cette passion de Saint Laurent pour l’Art déco débute avec l’achat en 1968-1969 de la paire de grands vases de Jean Dunand. Viendront ensuite les pièces de Legrain, Miklos, Gray, Frank, Groult, Brandt, Iribe, Rateau, Cheuret, Ruhlmann, faisant de l’appartement une véritable monographie du « Style 1925 ». Un style dont Jacques Doucet fut un des tout premiers promoteurs.

Ce Tabouret curule d’inspiration africaine de Pierre Legrain acheté lors de la vente de la collection Doucet en 1972 par Yves Saint Laurent et Pierre Bergé, tient sa forme des sièges fabriqués pour les chefs Ashanti (Ghana). Traditionnellement, leur surface était décorée de clous arrangés de manière géométrique. La force de Legrain a été de s’inspirer de cette technique, sans la reproduire, mais en gravant les motifs directement dans le bois d’hêtre.

« Notre collection s’est construite des tableaux et objets que nous avons invités à vivre avec nous » raconte Pierre Bergé ; car « être confronté à l'oeuvre d'art signifie établir un dialogue ». Comme Jacques Doucet, Yves Saint Laurent habite avec ses oeuvres, parle avec elles et les fait parler entre elles. Il vit dans l’art et pour l’art. L’appartement est d’abord la maison des oeuvres, qui sont autant de personnages mis en scène selon un ordonnancement précis pour donner à voir un théâtre d’un nouveau genre. La collection devient une installation, au sens plasticien ; et le collectionneur, un véritable artiste. Confirmant cette dimension créative dans leur démarche, Pierre Bergé cite l’idée de Marcel Duchamp – artiste présent dans les deux collections – d’un « geste artistique » distinct de la matérialité d’une oeuvre singulière. Collectionner fut pour Yves Saint Laurent, comme pour Jacques Doucet, un médium de création.