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“Dust, Histoires de poussière” d’après Man Ray et Marcel Duchamp
au Bal, Paris

du 16 octobre 2015 au 17 janvier 2016 (prolongée au 31 janvier 2016)



www.le-bal.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation de l'exposition par David Campany, le 17 octobre 2015.

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Légendes de gauche à droite :
1/  John Divola, Vandalism, 1973 - 1974, Courtesy of Gallery Luisotti, Santa Monica, California. © John Divola.
2/  Mona Kuhn, Ruins in Reverse, 2012, Courtesy Digital Globe, © Mona Kuhn.
3/  Man Ray et Marcel Duchamp, Élevage de poussière, 1920, Courtesy Galerie Françoise Paviot.

 


1737_Dust audio
Interview de David Campany, commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 17 octobre 2015, durée 12'06". © FranceFineArt.
(interview en anglais)

 


texte de Clémentine Randon-Tabas, rédactrice pour FranceFineArt.

 

Hasards et résonances
La photographie « Elevage de poussières » est réalisée par Man Ray en 1920, dans l’atelier de Marcel Duchamp. Elle devient le prétexte et l’inspiration pour David Campany d’une exposition, qui présente sans hiérarchie particulière, oeuvres d’artistes, documents et photographies d’anonymes. Cela renvoie à l’ambiguité de l’image inspiratrice, dont le statut indéfinissable et multiple ne manque pas d’interroger, dès sa création, la photographie et l’art. Pendant des mois, Marcel Duchamp fit pousser de la poussière dans son atelier, peu à peu la poussière, particules imperceptibles tombant au hasard, s’accumula dans un chaos inhérent à sa nature. L’imperceptible devint visible et l’indésirable devint oeuvre d’art. Car la poussière est un de ces petits riens que l’on refuse et dont on se débarrasse, mais ici elle devient poésie. Elle devient dans cette exposition un des fils rouges qui se tissent comme bon nous semble entre les différentes images. Parfois les résonances sont directes parfois elles empruntent des détours mais toutes tendent à montrer comment une image peut trouver des échos multiples, comment les choses circulent d’une manière invisible et insoupçonnable. Le spectateur peut s’absorber dans chacune de ces images avec la même fascination. La juxtaposition d’anonymes, d’oeuvres d’art et de documents semble libérer le regard. Le parcours, indéterminé permet au spectateur de déambuler d’une oeuvre à une autre, au sein d’une proposition d’une grande richesse.

Fascination et Trouble
Ce qui semble lier ces images, c’est aussi l’emprise poétique qu’elles exercent sur nous. Ainsi les images de 128 détails from a picture de Gerhard Richter, sont proposées sur un panneau horizontal et ne manquent pas de susciter une étrange émotion. L’artiste a photographié sous tous les angles une de ses peintures. L’ensemble est troublant. L’oeuvre décomposée au point du non identifiable, devient une autre oeuvre. Dans son oeuvre Murmur, réalisée au Japon, l’artiste Kirk Palmer a filmé des forêts de bambou dont les formes, de loin, ne manquent pas de rappeler les tempêtes de poussières des Etats-Unis ou le nuage de fumée d’Hiroshima. Rappelant les croyances animistes de la religion Shinto, ces arbres semblent attendre silencieusement. Bercés par le vent ils semblent animés d’un même souffle, de la même force invisible. L’effet est saisissant. Peut être retrouve t’on ici la fascination de Marcel Duchamp pour l’invisible et l’inframince, pour ce possible qui existe dans un écart infime, un écart que le spectateur peut remplir de son imaginaire. Car c’est dans l’ambiguité et l’indétermination de ces oeuvres que leur force poétique réside. Peut être une des influences les plus directes de l’image de Man Ray se trouve dans les images de la série Fait de Sophie Ristelhueber. Ces vues d’avion du désert du Koweit, prises après la première guerre du Golfe, révèlent les traces de la destruction. Images pensives selon le terme de Jacques Rancière, elles interrogent le médium photographique, tout en générant chez le spectateur, un trouble qui l’habitera bien après qu’il ait quitté les lieux.

Clémentine Randon-Tabas

 


extrait du communiqué de presse :

 

une proposition de David Campany – commissaire



Cette exposition s’articule autour d’une oeuvre particulièrement marquante pour l’histoire de l’art moderne et contemporain : Élevage de poussière de Man Ray et Marcel Duchamp (1920), objet non-identifié dont chacune des dimensions ouvre sur l’indétermination, le trouble : le sujet – champ de bataille ou amoncellement de poussières ?, l’échelle – vue aérienne ou plan rapproché ?, la nature – paysage ou nature morte ?, l’auteur – Man Ray et / ou Marcel Duchamp ?, et le titre – d’abord Vue prise en aéroplane (Littérature, 1922) puis Élevage de poussière (La Boîte verte, 1934). Ce champ ouvert de sens et de lectures a contribué à l’influence décisive de cette image dans l’histoire de la création. L’exposition proposera un parcours thématique au travers de 150 oeuvres et objets dont les travaux de Man Ray, John Divola, Sophie Ristelhueber, Walker Evans, Mona Kuhn, Aaron Siskind, Gerhard Richter, Xavier Ribas, Nick Waplington, Eva Stenram, Georges Bataille, Jeff Wall et aussi des vues aériennes, des images de médecine légale, des cartes postales, des photographies amateur…
Dans Élevage de poussière se concentrent les clés de lecture d’une multitude d’oeuvres qui lui sont postérieures : l’exploration du temps, la rencontre avec le hasard, l’indétermination spatiale, l’ambivalence des origines, la coïncidence entre photographie, sculpture et performance, le formel et l’informel, l’infiniment lointain et l’infiniment grand. Un trouble radical assure une postérité à cette image et pourrait bien en faire « le symbole de la fin d’un ordre et de l’avènement d’une nouvelle ère ». David Campany et Diane Dufour

Un ouvrage co-édité par MACK BOOKS et LE BAL accompagne l’exposition.




Du cosmique au domestique

L’exposition Dust – Histoires de poussière d’après Man Ray et Marcel Duchamp retrace la vie et les tribulations d’une étrange photographie réalisée en 1920 par Man Ray. Ou était-ce Marcel Duchamp ? Ou peut-être Man Ray et Marcel Duchamp ? La photographie est sans prétention mais énigmatique. C’est un document. C’est une oeuvre d’art. C’est un document sur une oeuvre d’art. Elle est réaliste et abstraite. C’est une nature morte et un paysage. Peut-être même une performance. Je vous dirais volontiers son titre si je le connaissais.

Au début, personne ne s’est beaucoup intéressé à cette image, mais avec le temps elle est devenue un talisman, un secret silencieux, une clé pour découvrir à la fois un ordre caché de la photographie et la révolution qu’elle préfigure dans l’histoire de l’art. Peut-être même symbolise-t-elle l’effondrement de notre époque et la fondation d’une nouvelle ère.

La poussière. Elle est dans les recoins de nos maisons. Elle s’insinue dans nos villes, menace l’ordre moderne. Nous la combattons. Nous la chassons, mais elle ne cessera de réapparaître, domestique et cosmique.

En 1920, l’artiste Man Ray rend visite à son ami Marcel Duchamp dans son atelier new-yorkais. Là, il voit une plaque de verre posée à plat, recouverte d’une épaisse couche de poussière. Mais ce n’est pas le résultat d’une négligence : Duchamp a volontairement laissé la poussière s’accumuler durant des mois. C’est l’un des stades de l’élaboration de ce qui deviendra sa plus grande oeuvre en techniques mixtes, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, également connue sous le nom de Grand Verre (1915-1923). L’épaisseur de la poussière représente l’épaisseur du temps. Man Ray se souvient :

« En la regardant tandis que je faisais la mise au point, cette oeuvre m’est apparue comme un étrange paysage vu de haut. On y voyait de la poussière ainsi que des morceaux de tissu et de bourre de coton qui avaient servi à nettoyer les parties achevées, ce qui ajoutait au mystère […] Il fallait un long temps de pose ; j’ai donc ouvert l’obturateur et nous sommes partis manger pour revenir une heure plus tard environ ; j’ai alors fermé l’obturateur. »

Peu après, Man Ray s’installe à Paris. En octobre 1922, la photographie paraît pour la première fois dans la revue d’avant-garde Littérature. Elle porte la légende suivante : Voici le domaine de Rrose Sélavy / Comme il est aride – comme il est fertile / comme il est joyeux – comme il est triste! Vue prise en aéroplane par Man Ray. 1921.

Rrose Sélavy était le personnage féminin que Duchamp s’était créé pour brouiller l’idée de l’artiste masculin singulier. Une vue prise en aéroplane ? Le public connaissait ce genre d’image grâce au développement de la photographie de reconnaissance aérienne durant la Première Guerre mondiale. De nombreux magazines populaires illustrés publiaient des vues prises d’avion. Toujours en octobre 1922, T.S. Eliot publiait The Waste Land, l’un des plus grands poèmes de notre époque moderne troublée. « Je te montrerai ta peur dans une poignée de poussière », écrit-il. Le même mois, Ernest Hemingway comprenait ce qu’était la peinture cubiste en découvrant Paris depuis les airs.

Pendant ce temps, dans toute l’Europe, des photographes d’avant-garde commencent à expérimenter d’étranges angles de prise de vue, à explorer la combinaison de textes et d’images, se portent vers des sujets insolites.

Au fil des décennies, la photographie de Man Ray va paraître dans divers ouvrages, revues et magazines. Chaque fois, elle est cadrée ou présentée différemment, accompagnée d’une nouvelle légende et située dans un autre contexte. Puis, en 1964, à une époque où les milieux artistiques commencent à prendre Duchamp au sérieux, l’image est officiellement intitulée Élevage de poussière et tirée dans une édition de dix épreuves, chacune signée au recto à la fois par Man Ray et Marcel Duchamp.

Dans les ouvrages et les expositions consacrés à Man Ray, cette photographie, considérée comme visionnaire, occupe une place essentielle. Dans les ouvrages et les expositions consacrés à Duchamp, ce n’est qu’un simple document, une vue prise lors de l’élaboration de la plus grande oeuvre de l’artiste.

Ballotée entre diverses catégories et définitions, Élevage de Poussière illustre parfaitement ce que le statut incertain de la photographie peut receler de fascinant et d’ambigu. Dans les années 1960 et 1970, les artistes conceptuels y voient une préfiguration de leurs réflexions sur les questions de signification, de contexte et de processus. On en retrouve des échos dans le travail de personnages aussi divers que Bruce Nauman, Edward Ruscha, John Divola et Gerhard Richter. Par son utilisation de matériaux pauvres, Élevage de poussière sera considéré comme annonçant le travail des artistes associés à l’Art brut, à Fluxus et à l’Arte povera. L’image est revendiquée par tous ces mouvements mais n’appartient à aucun d’entre eux. Elle a également servi de contrepoint a priori improbable à l’imagerie militaire, à la photographie policière, aux pratiques documentaires, au photojournalisme.

Plus récemment, avec l’intérêt accru porté au statut de la photographie en tant que trace du réel, cette image en est venue à symboliser la relation complexe qu’entretient le médium avec la réalité. Lorsque l’artiste Sophie Ristelhueber photographie les déserts du Koweït après le départ de l’armée irakienne, elle puise son inspiration en partie dans Élevage de poussière. Ses images, à la fois figuratives et abstraites, claires et énigmatiques, nous interrogent sur « l’évidence photographique ».

Cette étrange photographie insolite, presque centenaire, peut-elle être une clef pour la compréhension de notre siècle ? L’exposition raconte une histoire spéculative. L’histoire d’une seule et même photographie qui nous confronte à une exploration du temps, à un concentré de hasards, d’incertitudes spatiales, d’ambiguïtés sur l’origine de l’image et sur son auteur, à un sentiment d’instabilité, à un effacement des frontières établies entre photographie, sculpture et performance, à une méditation sur la notion de processus, à une dissociation de l’image et du texte et à un effondrement des distinctions classiques entre document et oeuvre, formalisme et informe, cosmique et domestique. Cette image, presque triviale et anodine, va se révéler étonnamment complexe, persistante, influente et visionnaire.

David Campany