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“Omer Fast” Le présent continue
au Jeu de Paume, Paris

du 20 octobre 2015 au 24 janvier 2016



www.jeudepaume.org

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation presse, le 19 octobre 2015.

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1/  2/  Omer Fast, Continuity (Diptych) [Continuité (Diptyque)], 2012-2015. Vidéo HD, couleur, son, 77 min. © Omer Fast.

 


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Interview de Marina Vinyes Albes, co-commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 19 octobre 2015, durée 8'58". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaires de l’exposition
L’artiste, Marina Vinyes Albes (Jeu de Paume), Laurence Sillars (BALTIC Centre for Contemporary Art) et Stinna Toft (KUNSTEN Museum of Modern Art)




Après avoir participé à la documenta 13, ainsi qu’à de nombreuses biennales et expositions collectives ou personnelles, une exposition monographique de l’artiste Omer Fast est organisée par le jeu de paume.

Basé essentiellement sur l’image en mouvement, le travail d’Omer Fast explore la complexité de la narration à travers une pratique qui trouble les frontières entre le « réel » et la « représentation ».

Si l’origine de ses histoires est souvent documentaire, leur construction s’affranchit cependant d’une démarche naturaliste et résiste à toute conclusion ou révélation d’une « vérité » ultime du récit. Omer Fast s’intéresse au rapport entre individu et collectivité, à la façon dont les événements sont transformés en mémoires et histoires ainsi qu’à leurs modes de circulation et de médiatisation. Ainsi, l’artiste interroge les politiques de représentation, dans la continuité de projets qui, au sein de la programmation du jeu de paume, ont proposé de nouvelles formes narratives dans le champ de la vidéo et de l’installation.

Né à Jérusalem en 1972, Omer Fast a grandi au milieu de langues et cultures différentes. Il passe une grande partie de son adolescence à New York et déménage plus tard à Berlin, où il réside actuellement. De cette expérience personnelle de l’adaptation résulte en partie son attirance pour les questions du langage, de la transmission, de la traduction et de l’identité qui traversent ses installations vidéo dès ses premiers travaux dans les années 2000.

L’exposition organisée par le jeu de paume présente les oeuvres CNN Concatenated (2002), A Tank Translated (2002), 5,000 Feet is the Best (2011) ainsi qu’une nouvelle production spécialement conçue pour cette exposition intitulée Continuity (Diptych) (2015).


« On peut considérer que mes interventions – ces coupes et épissures évidentes – mettent en lumière ce qui est généralement dissimulé dans les oeuvres narratives basées sur la réalité. Par "ce qui est dissimulé", j’entends non seulement la manière dont ces oeuvres narratives sont habituellement construites par rapport aux événements réels qu’elles décrivent, mais aussi les intérêts et motivations de leur auteur et, ce qui est plus important, les nombreuses autres manières dont ces oeuvres narratives ou événements auraient pu évoluer : les différentes façons dont ils auraient pu être vécus ou écrits. » Omer Fast dans un entretien avec Joanna Fiduccia, « Omer Fast: A Multiple “I“ », Uovo, 17 avril 2008.




La narration

Fast est avant tout un narrateur. La manière dont il construit des histoires, qui se concrétise par une maîtrise de la forme, des modalités du récit et de l’agencement du point de vue, transcende les sujets qu’il aborde. Son œuvre traite en effet de questions sociales, politiques, géopolitiques ou historiques, mais c’est le mode de narration et ses effets qui lui donne tout son sens. « Dans les événements presque rien ne profite à la narration, presque tout profite à l’information », constatait Walter Benjamin en 1936. Il ajoutait : « Car c’est le fait du narrateur né que de débarrasser une histoire, lorsqu’il la raconte, de toute explication. »

Ces quinze dernières années, Fast n’a cessé de raconter des histoires en interrogeant le statut même de l’image. Ses installations vidéos entrelacent différents registres – réalité et fiction, original et copie, document et artifice – révélant les codes et les conventions qui définissent le « réel » au cinéma et à la télévision.

L’oeuvre d’Omer Fast joue avec la vérité objective de l’expérience, soulignant le décalage entre expérience vécue, identité et discours. L’artiste aime travailler avec le témoignage (du soldat, du refugié, de l’acteur porno, de l’embaumeur…), point de départ de nombre de ses oeuvres. Il le transforme et le manipule librement grâce au montage et rend visible le travail complexe qui consiste à traduire en images les faits, tout en contestant la primauté du témoin. Il rend compte des récits potentiels que ceux-ci peuvent engendrer – des chemins ouverts à l’infini. Certaines fois, ces récits occupent simultanément un même plan. Ils peuvent rappeler alors les sentiers qui bifurquent de Borges, ou les « narrations falsifiantes » de Deleuze. Le travail de Fast nous confronte à ce paradoxe insoluble : si une histoire est le fruit – autant que l’otage – de conventions discursives, il n’en reste pas moins que, sans ces conventions, il n’y aurait ni expérience ni transmission.

« Je travaille souvent dans l’espace entre le moment de la douleur – celui de l’expérience – et le moment, ultérieur, de la transcription de cette expérience : j’observe la cicatrice et je cherche les mots pour la décrire. » Omer Fast, entretien avec Marcus Verhagen, Art Monthly, nº 330, 2009.




La répétition

Omniprésente dans le travail d’Omer Fast, la répétition constitue aussi un aspect central de sa grammaire filmique : les figures du double, de la boucle et de la reconstitution sont autant d’éléments qui définissent son oeuvre. Ainsi la répétition avec variations ou les variations au sein de la répétition structurent-elles les vidéos présentées dans l’exposition, 5,000 Feet is the Best, Continuity (Diptych) et CNN Concatenated, que traversent également l’expression du trauma, le jeu de rôles et la guerre.

« Le présent continue » propose un enchaînement qui part du « réel historique » télévisuel dans le contexte du 11-Septembre avec CNN Concatenated, glisse vers la fiction et l’horreur au sein d’une famille avec Continuity (Diptych) et s’achève par une réflexion basée sur un témoignage autour des nouvelles formes de guerre à distance avec 5,000 Feet is the Best. Du déclenchement de la guerre contre le terrorisme au « combat virtuel », est donnée à voir la façon dont notre expérience du monde est médiatisée par les technologies de l’image, capables de rendre de plus en plus réel leur impact sur le sujet, que ce soit le spectateur télé ou le pilote de drones.




Oeuvres présentées

CNN Concatenated, 2002

CNN Concatenated est l’une des premières oeuvres d’Omer Fast. Elle concentre plusieurs des problématiques que l’on retrouvera dans ses travaux ultérieurs : la précision du montage et le soin porté à celui-ci, l’importance du langage verbal et, plus spécifiquement, du mot en tant qu’unité, la mise en évidence de la nature construite du discours – qui, par ailleurs, révèle l’artiste comme faussaire –, la sollicitation permanente du spectateur et, enfin, l’identité changeante et multiple du sujet.

Figurant parmi les rares oeuvres que l’artiste a réalisées en studio, CNN Concatenated est composée exclusivement d’images de présentateurs de la chaîne américaine. À partir d’une immense base de données de 10 000 mots qu’il a tirés de leurs discours, Fast élabore un récit poétique, déconcertant, qui joue sur la rhétorique de la peur et de l’insécurité. Les présentateurs fixent le spectateur, puis s’adressent à lui avec leur voix mécanique entrecoupée, comme possédés par une force fantomatique. Le contraste avec le caractère subjectif du discours – qui paradoxalement semble l’expression d’une sorte d’inconscient collectif – est ainsi souligné.


5,000 Feet is the Best, 2011

Alors que le dispositif de CNN Concatenated est simple et intelligible, de même que le contexte dans lequel il s’inscrit est clairement identifiable, la construction narrative de l’oeuvre 5,000 Feet is the Best se complexifie, faisant écho à la réalité cachée à laquelle elle fait référence.

5,000 Feet is the Best considère la phénoménologie contemporaine de la guerre à distance, pratiquée avec des drones ; elle questionne les stratégies militaires telles qu’elles ont cours aux États-Unis et la moralité des nouvelles formes de surveillance. Cette vidéo naît de la rencontre, en septembre 2010, de l’artiste et d’un opérateur américain de Predator basé dans le désert du Nevada, près de Las Vegas. Pendant une série d’entretiens, le pilote décrit son travail et sa routine quotidienne, mais c’est derrière la caméra qu’il décide de parler des erreurs récurrentes commises par les drones, de leurs résultats dramatiques sur les civils et des conséquences psychologiques pour l’opérateur lui-même (troubles du sommeil, stress, anxiété…). Omer Fast réalise le montage de cette rencontre – dans lequel l’anonymat du témoin est préservé – en l’entrecoupant de scènes jouées par un acteur, qui interprète le pilote dans une chambre d’hôtel de Las Vegas. La narration nous renvoie d’un récit à l’autre, en un jeu d’alternances entre, d’une part, la présentation détaillée des performances optiques de ces équipes secrètes, et, d’autre part, les histoires décousues et ambiguës rapportées par l’acteur lors de la fausse conversation. Le réel et sa représentation s’entrelacent de plus en plus dans une boucle sans fin. La dramatisation de ce double récit est fortement codifiée selon les conventions des langages audiovisuels classiques, propres au documentaire et à la fiction, de façon à opérer une lecture critique de celles-ci autant que de la façon dont elles sont perçues.


Continuity (Diptych), 2012-2015

Ces mêmes conventions sont exploitées dans Continuity (2012), où le détournement de codes reconnaissables ouvre des fissures inquiétantes dans le récit. La continuité cinématographique, qui consiste à produire une sensation de temps linéaire à partir de prises de vue disparates, constitue une tentative de créer du sens à partir de la nature fragmentaire de la perception et conditionne en cela notre représentation du monde. Continuity joue avec ce dispositif et met en scène un couple allemand recréant compulsivement, dans un rituel obsessionnel et impénétrable, le retour de son fils d’Afghanistan, pour surmonter sa perte. Comme dans 5,000 Feet, où la structure du film sans cesse perturbée reflète l’état mental des personnages, la forme filmique de Continuity est étroitement liée à son sujet. Confronté à ce film, le spectateur cherche en vain une interprétation cohérente ou rassurante. Le récit esthétiquement sophistiqué de Fast est progressivement contaminé par des infiltrations surréelles jusqu’à atteindre une dimension cauchemardesque.

Pour son exposition au Jeu de Paume, l’artiste a produit spécialement un film intitulé Continuity (Diptych), à partir de celui de 2012 auquel il a intégré de nouvelles séquences. Cette oeuvre où la notion du double devient fondamentale spécule davantage sur les identités du fils disparu. Un adolescent toxicomane et un ex-soldat sans ressources apparaissent comme les deux possibles incarnations d’un personnage aux multiples visages : « L’homme le plus jeune incarne un passé possible tandis que le plus âgé incarne un futur possible. Au milieu, il y a les parents qui, coincés dans un présent se répétant à l’infini, sont à la recherche continuelle de leur fils disparu. » (Omer Fast)

Loin d’en élucider le propos, les scènes conçues et tournées pour Continuity (Diptych) accentuent l’étrangeté, l’ambiguïté et les paradoxes de son film jumeau. Les spectateurs sont obligés de construire leur propre interprétation, au-delà des évidences. Ils ne peuvent que questionner les images qui se présentent devant eux, s’engageant activement dans une lecture critique de l’oeuvre.


A Tank Translated, 2002

Dispersées tout au long du parcours de l’exposition, les quatre vidéos qui forment A Tank Translated s’entremêlent aux autres oeuvres présentées, tel un récit qui viendrait ponctuer discrètement d’autres histoires. Omer Fast a interrogé séparément quatre ex-membres de l’équipage d’un tank de l’armée israélienne à propos de leur expérience et de leur fonction. Leurs témoignages, retranscrits dans les sous-titres, sont manipulés de manière volontairement visible par l’artiste, qui en supprime ou en modifie certains des mots pour produire de nouvelles significations. Placés dans des endroits inattendus, les portraits des jeunes soldats invitent le spectateur à un rapport plus intime aux paroles du commandant, du chargeur, du conducteur et du tireur de cette machine de guerre.