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“Edgar Arceneaux” Cockeyed Eddie
à la Galerie Nathalie Obadia - Cloître Saint-Merri, Paris

du 23 janvier au 12 mars 2016



www.galerie-obadia.com

 

© Anne-Frédérique Fer, visite de l'exposition, le 23 janvier 2016.

1794_Edgar-Arceneaux

Photo de classe d’Edgar Arceneaux. Third grade. École élémentaire St Anselm. © Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

C'est dans un espace clos aux murs entièrement recouverts d'un drapé blanc que la galerie Nathalie Obadia accueille Cockeyed Eddie, l'exposition d'Edgar Arceneaux. La forte charge spirituelle du travail présenté nécessite un écrin, une chapelle mettant à distance le bruit du monde extérieur afin de laisser entendre le murmure des esprits qui habitent son œuvre. Comme cette boîte transparente renfermant ce qui ressemble aux restes d'une mue de serpent l'indique, le sujet est là quelque part et il va falloir explorer l'environnement pour trouver où il allé se réfugier.

Des formes blanches, évocation d'ailes d'anges, délimitées par une courbe d'encre noire se détachent sur des fonds indigo, rappelant le tsutsugaki, la teinture traditionelle japonaise par réserve. Les portraits peints d'une encre épaisse qui accroche mal sur la surface sont doublés par une plaque de verre au tracé argenté de miroir et projettent des dessins de lumière fantômatiques au sol.

Chaque tableau est ainsi accompagné de son double immatériel, une projection lumineuse qui se saisit d'une place légitime au point de nous intimider lorsque l'on se prend à marcher dessus.

Les portraits mêlent figures historiques et famille. Jesus, Abraham Lincoln, Martin Luther King côtoient images de l'artiste enfant, photos de classe et parents. Les traits noirs sur une surface blanche de tableau blanc effaçable donnent un aspect d'impression d'ancienne photocopieuse, éphémères et sauvages comme des graffitis.

Ces visages semblent emprisonnés derrière les barreaux d'une prison, dessinés en grattant la surface réfléchissante du verre de miroirs. Ces réseaux de lignes métalliques se croisent comme des plans de villes, autant de quartiers délimitant identités et castes sociales.

Une bibliothèque en cartons peints empilés jusqu'au plafond aligne des blocs de livres fantômes. Une certaine désinvolture concernant le traitement de la matière ne fait que renforcer la portée de ce message. Face à la mémoire familiale, la culture du savoir et de l'écrit, son échelle de valeurs grimpant ici jusqu'au ciel devient un objet de statut social. Est-ce vraiment ce savoir qui permet de vaincre le racisme, la discrimination, ou bien faut-il chercher ailleurs ce qui donne à chacun sa place égale parmi les hommes ?

La présence de Martin Luther King préside à cette exploration mémorielle. Une lettre voit certains de ses passages censurés par le tain d'un miroir. La censure devient une forme géométrique qui vient recouvrir une seconde page du même document. Mais le texte étant différent, l'acte de censure devient totalement arbitraire, déconnecté du sens des phrases, révélant son absurdité et sa violence. Entre ces deux pages, le même motif graphique flotte une troisième fois, seul. La forme de cet interdit, de l'imposition du silence, isolé de son objet, nous montre le reflet de notre visage, nous renvoyant à nous-mêmes, à ce que l'on ne veut pas entendre, savoir, reconnaitre.

Sur une étagère aux livres morts, pétrifiés, couverts de cristaux, un écran diffuse l'image d'un Dr. King prêchant dans les ruines d'une église. Un homme-singe évolue au milieu de gravats. Comme dans la scène d'ouverture de 2001 l'Odyssée de l'Espace, nous n'en sommes qu'à l'aube de l'humanité, enfermés dans les ruines de nos identités et de nos ségrégations. Il nous reste en guise d'espoir le portait de ce jeune garçon souriant, il deviendra un artiste.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

La Galerie Nathalie Obadia présente Cockeyed Eddie, la troisième exposition personnelle en France d’Edgar Arceneaux. Depuis près de 15 ans, l’artiste américain est devenu l’un des talents incontournables de la scène contemporaine californienne.

Né en 1972 à Los Angeles où il vit et travaille encore aujourd’hui, Edgar Arceneaux a développé une oeuvre conséquente et infiniment signifiante qui explore les relations interdépendantes entre l’art et l’espace social. Souvent collaborative, il observe une pratique multidisciplinaire au gré d’installations, de peintures, de dessins et photographies, de vidéos et oeuvres filmées ; dans lesquelles il aborde les questions de race et de genre, de pouvoir et de censure, du racisme et du révisionnisme dans l’histoire, de la pauvreté et de la justice sociale, des communautés locales dans des villes postindustrielles. En engageant son oeuvre, il donne corps au temps à travers un ensemble d’arrangements qui visent à restituer au spectateur le contrôle sur les lieux dans lesquels il évolue. Semi-biographique, Cockeyed Eddie (Eddie qui louche) explore le parcours individuel de l’artiste américain, à travers son histoire familiale complexe. Ce scope, inédit dans le travail d’Edgar Arceneaux, explorera de manière infiniment personnelle les arcanes de son corps social.

À la galerie, l’artiste présentera un ensemble de sculptures et volumes vitrés, de sérigraphies et aquarelles sur papier et sur mousseline – les Presidential Paintings et Civic Paintings, ainsi qu’un corpus constitué de près de 25 oeuvres sur plexiglas et miroir. En appréhendant les oeuvres avec une « double vision », Edgar Arceneaux en examine les perspectives contradictoires et présente son travail comme des fragments d’histoires. Les reliques et documents mis en scène par l’artiste jouent avec la perception du spectateur, qui est invité à expérimenter la complexité de l’oubli et de la mémoire sur le plan individuel comme sur le plan collectif, en même temps que ces artefacts nous confrontent à nos propres imperfections. Activées par le reflet en présence/absence du regardeur, les oeuvres d’Edgar Arceneaux citent le critique John Berger en rappelant cette faculté de l’homme à comprendre que la vision a une nature de réciprocité.

Le terme médical de la déficience optique dont a souffert Edgar Arceneaux enfant se nomme la diplopie. Elle consiste en une double vision – qui sera donc le trope central de cette exposition. Cette affection entraîne la perception simultanée d’un simple objet en double – en deux images, qui peuvent se déplacer horizontalement, verticalement ou en diagonale. Cette duplicité de la représentation est visuellement intéressante, dans la mesure où les deux images – bien que hors de l’alignement, n’ont pas de délimitations propres. De fait, si l’on essaye de localiser le bord de l’objet, il se déplace loin du regard et l’objet se fond dans le monde environnant.

D’origine génétique, ce dysfonctionnement remonte loin à travers la généalogie de la famille d’Edgar Arceneaux. D’ascendance française, ses ancêtres ont été bannis d’Acadie, Canada et sont entrés aux Etats-Unis par la Nouvelle-Orléans en Louisiane ; les frères Arceneaux ayant d’ailleurs été les premiers Français Canadiens propriétaires d’esclaves. À l’occasion de l’exposition Cockeyed Eddie, l’artiste américain a mené une investigation qui revient sur le ressenti d’un enfant qui a louché ; analysant que ce profond sentiment de honte trouve son hérédité dans des racines familiales beaucoup plus sombres. À l’occasion du projet Drawings of Removal, amorcé en 1999, Edgar Arceneaux avait d’ailleurs tenté de retracer ses origines françaises à Beaumont, au Texas à l’occasion d’un voyage initiatique familial avec son père, né illégitime, qui n’a jamais connu son propre père. Il persévère encore davantage, de retour au Canada et maintenant en France, à prolonger cette quête de filiation.

Au fil du temps, l’artiste a pris conscience que ce déplacement visuel avait eu une profonde influence sur ses intérêts ; dans la philosophie en général, et dans sa pensée conceptuelle en particulier. N’ayant jamais tout à fait récupéré – malgré la chirurgie, Edgar Arceneaux garde aujourd’hui encore un regard altéré par la diplopie.

En proposant des oeuvres réfléchissantes sur cette double vision - en plexiglas, miroir (non déformants), et sculptures vitrées, Edgar Arceneaux resserre encore davantage le lien qui implique le spectateur dans leur contemplation, puisque son propre corps s’y retrouve incarné. Véritables fenêtres, elles donnent à voir dans un reflet la réalité disjointe et morcelée de l’espace de la galerie, elles renvoient l’écho cacophonique des thèmes reférencés et des histoires présentées dans les autres oeuvres de l’exposition, en même temps qu’elles malmènent dangereusement le sentiment d’un environnement stable.