extrait du communiqué de presse :
Directeur : Fabrice Hergott Commissaires de l’exposition : Jan Dibbets et François Michaud
« Au cours de la brève histoire de la photographie, nous pouvons voir comment ce médium diabolique et hybride a commencé à revendiquer de plus en plus sa position dans les arts, notamment depuis les années 60 avec l'art conceptuel. » Jan Dibbets
Le Musée d’Art moderne a invité Jan Dibbets – dont la propre contribution à l’art conceptuel fut décisive – à une relecture de l’histoire de la photographie, depuis son invention jusqu'à nos jours. En rupture avec une approche conventionnelle des principes de l’exposition, l’artiste devenu commissaire entend suivre la ligne qui est la sienne depuis les années 1960 et qui s’est manifestée plusieurs fois au musée d’Art moderne, lors des expositions qui lui ont été consacrées (1980, 1994, 2010).
Jan Dibbets s’est emparé du projet de manière radicale. Pour lui, la force du médium photographique réside dans ses spécificités et dans les possibilités offertes par la technique, plus que dans le contenu et l’objet photographié. À contre-courant de l’institutionnalisation progressive de l’image documentaire, il se réfère à la réponse que fait Duchamp à Stieglitz sur la photographie, en 1922 : « Vous connaissez exactement mon sentiment à l’égard de la photographie. J’aimerais la voir conduire les gens au mépris de la peinture jusqu’à ce que quelque chose d’autre rende la photographie insupportable » (« Can a Photograph Have the Significance of Art », MSS, n° 4, décembre 1922, New York).
Brisant les codes muséaux tout en conservant un relatif cadre chronologique, l’exposition interroge la nature de l’épreuve photographique à l’époque du numérique, ainsi que les rapports qu’entretiennent photographie et arts visuels. Bien que la photographie se retrouve très tôt en compétition avec le réalisme pictural (Ingres), ce sont les scientifiques du XIXe siècle qui apparaissent ici comme les véritables visionnaires, ouvrant la voie à toute la production du XXe siècle. Nicéphore Niépce, Gustave Le Gray, Etienne-Jules Marey et Eadweard Muybridge seront exposés à côté de photographes moins connus mais non moins déterminants aux yeux de Jan Dibbets, tels Wilson Alwyn Bentley ou Etienne Léopold Trouvelot. Leurs successeurs directs sont Karl Blossfeldt, Man Ray, Alexandre Rodtchenko, Paul Strand, Berenice Abbott… jusqu'à Bruce Nauman.
Comme une apologie de sa nature reproductible, cette « Boîte de Pandore » qu’est le medium photographique autorise toutes les libertés : exposer côte à côte deux images similaires, un positif et son négatif ou encore la réplique d’une oeuvre célèbre par un photographe ultérieur.
En point d’orgue, est présentée une sélection d’oeuvres d’artistes contemporains (Liz Deschenes, James Welling, Thomas Ruff, Katharina Sieverding, Seth Price, ou Spiros Hadjidjanos…) dont le recours aux technologies digitales oblige à étendre la notion d’« objet photographique », suivant l'expression de Markus Kramer.
Le catalogue de l’exposition, largement illustré, comprendra des contributions de Hubertus von Amelunxen, Jan Dibbets, Markus Kramer, François Michaud et Erik Verhagen.
Extrait du Catalogue - François Michaud, « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? » (…) L’un des enjeux de cette exposition est de montrer comment, en photographie, les travaux des précurseurs – pour lesquels l’expérimentation technique constituait souvent un objectif suffisant – rejoignent assez naturellement les problématiques apparues au cours des cinquante dernières années. Lorsque Ingres commandait des daguerréotypes de ses peintures, il voyait surtout dans ce support un auxiliaire plus fidèle et plus facile à obtenir que la gravure. La production d’estampes a toujours nécessité une grande maîtrise artistique, qui ne fut pas d’emblée reconnue aux photographes dont la main n’agissait que pour actionner le déclencheur, et pour qui seuls comptaient les calculs de mise au point, d’ouverture de diaphragme et de temps de pose. L’intérêt de Marcel Duchamp pour cette technique, dont il put observer de près toutes les caractéristiques grâce à son ami Man Ray, fut conditionné par ce dégagement de la main. Elle lui paraissait en effet permettre un court-circuit entre la pensée et l’oeuvre, sans devoir passer par une exécution fastidieuse où la virtuosité intervenait toujours de quelque manière. Le dédain que Duchamp affectait à l’égard de toute production artistique allait servir la photographie, en renforçant son caractère d’oeuvre non physique et de pure projection mentale. Pour les artistes qui entendraient, au cours des années 1960, affirmer la primauté du concept sur la fabrication, la photographie constituerait donc un auxiliaire évident et un allié objectif, puisqu’elle permettait de documenter un processus, d’enregistrer une action, sans pour autant ajouter à la trace ainsi produite une valeur artistique – laquelle était censée n’exister que dans l’idée et non dans ses manifestations. Aux yeux de ces artistes, cela n’en faisait pas une oeuvre – et a fortiori ne lui communiquait aucune valeur d’échange. Toutefois, comme pour tout type d’objet, l’augmentation de la valeur finit toujours par suivre l’accroissement de la rareté. (…)
(…) Valeur d’usage de la photographie, valeur d’échange du vintage Le marché de l’art a sa logique, et celle-ci consiste assez naturellement à préférer un tirage ancien, effectué par l’artiste ou sous son contrôle direct. Différente est la logique du médium, qui entraîne mécaniquement la duplication. Brassaï, par exemple, a produit des tirages postérieurs de ses vues de Paris de nuit, qui avaient d’abord été diffusées par la reproduction en photogravure – dans l’ouvrage du même nom, publié en 1933, puis, pour certaines, dans L’Amour fou d’André Breton en 1937. La question du degré d’originalité entre ces différentes matérialisations d’une même oeuvre peut se poser, tant du point de vue de l’artiste que de celui des historiens d’art ; mais il importe surtout de remarquer que c’est cette multiplication même, sous différentes formes et sur différents supports, qui a permis de faire connaître la série et d’en assurer la renommée. Que le succès d’estime se traduise, dans un second temps, par une quête des tirages originaux ou, à défaut, de tirages les plus anciens possibles est un aspect de la question qui concernera avant tout collectionneurs et conservateurs – le public, quant à lui, continuera de se presser aux expositions de l’artiste et d’acquérir les ouvrages ou affiches reproduisant les mêmes images. Devons-nous opposer l’un à l’autre ? Sans doute faut-il plutôt dresser ce constat : il existe, par la vertu reproductible de la photographie, plusieurs états d’une même image – bien plus nombreux et divers qu’on ne le dirait d’une eau-forte. Leur valeur respective se décompose le long d’une échelle qui va de la plus grande valeur d’échange à la plus grande valeur d’usage. Un musée entend naturellement conserver et, autant que possible, montrer les exemplaires les plus originaux d’une oeuvre. On voit cependant, depuis les expositions « Hitchcock et l’art. Coïncidences fatales » en 2001 ou « Le Mouvement des images » en 2006, se multiplier, dans le domaine du cinéma, la présentation de films sous forme d’extraits vidéo. Cela se justifie probablement par des raisons techniques ou le besoin d’établir des correspondances entre des oeuvres fixes et des oeuvres animées dont la présentation in extenso diluerait la portée de la démonstration. Dès lors, on ne peut que s’interroger sur la facilité avec laquelle nous acceptons ce type de déformation par rapport à l’original (une série de photogrammes sur pellicule 35 mm dans le cas du cinéma), alors que la réticence semble l’emporter à l’égard des « tirages d’exposition » lorsqu’il est question de photographie proprement dite. Pourtant, en photographie, la fabrication de contretypes destinés à une présentation longue a été justifiée à peu près pour les mêmes raisons et dans les mêmes termes il y a quelques décennies, avant que les facilités offertes par la vidéo nous poussent vers la surreprésentation de l’image animée. L’impératif de conservation semblait alors motiver toutes les migrations de support. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir aujourd’hui des négatifs présentés sur écran vidéo par ce souci de conservation ou, simplement, de facilité. (…)
(…) Les Cent Un Dalmatiens Le rapport de l’artiste à l’original est toujours ambigu. La vénération que vouera l’amateur à l’authenticité du tirage comme au caractère intouchable de l’oeuvre d’un maître antérieur sera volontiers battue en brèche par l’artiste vivant – précisément parce qu’il est « vivant », donc toujours en train de produire. Son oeuvre demeure à faire et, pour cela, seules existent les limites que lui imposent le médium qu’il a choisi, son habileté technique ou celle de ses assistants, et donc la possibilité, à tel moment, de faire telle ou telle chose. Quel argument lui opposer ? Tous les obstacles que l’on mettra à pareille pratique sont exogènes, ils n’appartiennent pas à la création proprement dite, mais à ce qui l’entoure et éventuellement l’encadre. La copie est constitutive de l’apprentissage, au point qu’elle l’emporte en Asie sur l’idée d’originalité. La reproduction est souvent la condition même de la découverte pour tous ceux qui n’ont pas eu la possibilité de voir l’original. Magritte, qui avait eu une activité de publicitaire dans les années 1930 – et, dirions-nous aujourd’hui, de graphiste –, a toujours aimé voir ses oeuvres reproduites sur des cartes postales ou des affiches… C’est à lui, au moins autant qu’à Daguerre, que s’adressait Marcel Broodthaers quand il intitulait une planche rassemblant des photographies de tomates, de légumes et de poissons « La Soupe de Daguerre ». (…)
Parcours de l’exposition
La Boîte de Pandore : une autre photographie, par Jan Dibbets Le musée d’Art moderne de la Ville de Paris a invité Jan Dibbets – dont la propre contribution à l’art conceptuel fut décisive – à une relecture de l’histoire de la photographie, depuis son invention jusqu’à nos jours. En parcourant à sa manière ce qu’il appelle « une autre photographie », l’artiste entend transmettre au public la passion d’un médium qui, avant d’être un art, fut surtout une technique. L’exposition s’ouvre avec une reproduction du Portrait de la vicomtesse d’Haussonville de Jean Auguste Dominique Ingres, tableau peint entre 1842 et 1845, au moment même où débute l’histoire de la photographie. En présentant l’image photographique d’une oeuvre d’Ingres, Jan Dibbets fait de ce dernier le précurseur de la photographie couleur. Dès lors peut être posée la question du réalisme, tandis qu’une nouvelle histoire de l’art commence à s’écrire. Il ne s’agit pas ici d’opposer la photographie à la peinture, mais de montrer comment l’invention des précurseurs que furent Nicéphore Niépce, William Henry Fox Talbot, Anna Atkins, Gustave Le Gray, Eadweard Muybridge ou Étienne Jules Marey, mène directement aux expérimentations artistiques les plus récentes. Si la science a permis à la photographie de se développer, la photographie a toujours cherché à repousser les limites de la technique. Au début du xxe siècle, les expériences photographiques se poursuivent, de plus en plus éloignées d’objectifs proprement scientifiques. La photographie adopte les enjeux de l’avant-garde, comme en témoignent les travaux d’Alvin Langdon Coburn, d’Anton Giulio Bragaglia, d’Alfred Stieglitz, d’Alexandre Rodtchenko et de Man Ray. L’exposition ne cherche pas à suivre une stricte chronologie, s’autorisant des allers-retours entre photographie des origines et créations récentes afin de souligner les échos existants. Par ailleurs, si nous avons cherché, dans la mesure du possible, à présenter des oeuvres originales, Jan Dibbets nous invite à repenser cette notion d’originalité et souhaite que soient tirées toutes les conséquences du caractère reproductible de la photographie, rejoignant ainsi les préoccupations d’artistes appropriationnistes comme Sherrie Levine. Enfin, l’apparition du numérique a entraîné une nouvelle rupture dans l’histoire du médium. Thomas Ruff, notamment, a su élargir la perception conventionnelle de la photographie en créant une nouvelle catégorie d’image technologique. De plus jeunes artistes, comme Seth Price Wade Guyton et Kelley Walker ont prolongé cette approche en investissant de plus en plus l’espace.
Objets photographiques Les oeuvres que l’on peut voir ici procèdent d’un choix très resserré, qui s’appuie principalement sur la notion d’« Objet photographique » telle que l’a développée Markus Kramer à partir du travail de certains des artistes présentés. L’essor de l’informatique a rendu possible la création de photographies issues d’images purement numériques, dépourvues de référent dans le monde physique ou obtenues par transformation d’images préexistantes. Au contraire de la photographie traditionnelle, le résultat final peut n’avoir qu’un très lointain rapport avec l’objet de départ puisque n’importe quel motif est susceptible d’être déformé jusqu’à produire une image abstraite. Le procédé reste cependant de la photographie. Ainsi chez Thomas Ruff, l’image produite, quand elle est abstraite, a les mêmes caractéristiques techniques qu’une image créée par le même artiste en partant d’une photographie ancienne et en l’agrandissant suivant les moyens actuels. Katharina Sieverding réalise quant à elle des images à la présence hallucinatoire par manipulation de l’image originelle, tandis que James Welling choisit ses référents de manière à obtenir des surfaces monochromes. En revanche, lorsque Kelley Walker, Seth Price ou Spiros Hadjidjanos produisent des structures tridimensionnelles à partir d’une image en deux dimensions, quelles que soient les méthodes utilisées, le résultat semble s’apparenter davantage à une sculpture. Toutefois, elles peuvent toujours être considérées comme des « Objets photographiques » dans la mesure où la démarche de leurs créateurs et les procédés auxquels ils recourent ne sont qu’une extension du domaine technique de la photographie numérique.Chacun de ces artistes tente de tirer un parti extrême du principe photographique, c’est la raison pour laquelle ils ont été sélectionnés.
La photographie scientifique La photographie est née des travaux du physicien et chimiste Nicéphore Niépce, et de sa rencontre avec le peintre et décorateur de théâtre Louis Jacques Mandé Daguerre, également créateur du Diorama de Paris en 1822 – représentation panoptique de la capitale qui eut un vif succès. Leur collaboration aboutit à l’invention du daguerréotype, annoncée officiellement en 1839 par François Arago devant l’Académie des sciences. Celui-ci demeure cependant une pièce unique et non reproductible. Dès 1844, la photographie permet d’enregistrer les phénomènes de la nature. William Henry Fox Talbot et Anna Atkins confèrent aux images de la flore une qualité esthétique qui aura une résonance dans les clichés de Karl Blossfeldt révélés au début du XXe siècle. Ce nouveau médium permet en outre de reproduire et de fixer ce que l’homme ne voit pas, depuis l’infiniment grand jusqu’à l’infiniment petit. Il est en effet utilisé aussi bien pour les photomicrographies d’Andreas Ritter von Ettingshausen et d’Auguste Adolphe Bertsch qu’en astronomie dès 1845 – dans les années 1880, Jules Janssen ainsi que Paul et Prosper Henry produisent des images du système solaire. C’est également à partir des années 1880 que la découverte des procédés instantanés au gélatino-bromure permet de faciliter la prise de vue ; la photographie devient alors un véritable outil de recherche pour les scientifiques. En 1882, Étienne Jules Marey et Georges Demenÿ poursuivent les travaux d’Eadweard Muybridge et mettent au point la chronophotographie (photographie séquentielle permettant la décomposition du mouvement). La photographie permet ainsi d’étudier les comportements des êtres vivants, comme lorsque Duchenne de Boulogne l’emploie pour documenter ses expériences en physiologie. Enfin, la découverte des rayons X par Wilhelm Conrad Röntgen dans la dernière décennie du XIXe siècle entraîne l’essor de la radiographie. Toutes ces images vont alors constituer un vaste répertoire de formes dans lequel puiseront les avant-gardes artistiques du début du XXe siècle.
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