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“Paula Modersohn-Becker” L’intensité d’un regard
au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris

du 8 avril au 21 août 2016



www.mam.paris.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation presse, le 7 avril 2016.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Paula Modersohn-Becker (1876-1907), Chat tenu par un enfant, Vers 1903. Détrempe sur toile, 32,5 x 25,6 cm. Kunsthalle Bremen-Der Kunstverein in Bremen, Brême. © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême.
2/  Paula Modersohn-Becker (1876-1907), Autoportrait au sixième anniversaire de mariage, 25 mai 1906. Détrempe sur carton, 101,8 x 70,2 cm. Museen Böttcherstrasse, Paula Modersohn-Becker Museum, Brême. © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême.
3/  Paula Modersohn-Becker (1876-1907), Portrait de jeune fille, les doigts écartés devant la poitrine, Vers 1905. Détrempe sur toile, 41 x 33 cm. Von der Heydt-Museum, Wuppertal . © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême.

 


1864_Paula-Modersohn-Becker audio
Interview de Julia Garimorth, commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 7 avril 2016, durée 17'49". © FranceFineArt.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Dés ses premières œuvres, lorsqu'elle vivait dans la communauté artistique de Worpswede, Paula Modersohn-Becker affirme sa singularité. Des portraits au fusain et à la sanguine, enfants à la gravité anguleuse d'adultes posent les bases d'une recherche de vérité, d'un refus de l'embellissement. Une lune lumineuse, cercle orange d'intensité aveuglante perfore le centre d'un paysage nocturne aux couleurs ternies, gris bleuté du ciel sur ocres désaturés des champs. La simplification des formes en aplats unis, l'énergie d'un mouvement rapide comme une esquisse sont autant de tentatives d'aller droit au but, d'atteindre par ses propres moyens ce point qu'ont touché les impressionnistes.

La peinture de Paula Modersohn-Becker est un cheminement solitaire, une recherche née d'une indépendance inébranlable, c'est pourquoi elle ne se fige pas dans un style. L'artiste expérimente, n'essaie pas de copier mais absorbe les influences de Rodin, Cézanne, Gauguin pour les intégrer à sa propre sensibilité. La légèreté de la détrempe, fluide et légère, alterne avec des épaisseurs sèches de matière grattée, rugueuse comme une écorce.

Ses portraits d'enfants ont le sérieux d'un adulte ayant vécu. L'enfance se voit dénudée de ses poncifs, laissant apparaître une certaine froideur dans les visages dénués d'expression. C'est dans la présence des mains que le sentiment devient lisible, les doigts trahissent par leur posture un tourment, un attachement, une angoisse d'exister comme si la main, plus que les yeux, devenait le miroir de l'âme. Le modelé fluctue de toile en toile, s'adoucit ou se contraste brutalement, devient volume ou s'aplatit, emprunte au classicisme ou participe d'un élan contemporain à la révolution picturale de ce siècle naissant.

Les toiles se succèdent, aucune ne ressemblant vraiment totalement à la précédente, l'artiste ne cesse jamais d'oser chercher, progressant sans cesse vers un but invisible. L'enfant rajeunit, devient bébé, puis apparaît le personnage de la mère. Celle-ci devient femme, elle échappe dans le nu à son choix imposé d'être madone ou odalisque. Cette image de la mère, nue avec son enfant, tenant parfois un citron ou une orange dans sa main, revient à la figure originelle d'Eve dans une tentative courageuse de repartir sur une base nouvelle pour réécrire l'histoire des femmes. Cette femme en plein mouvement de libération finit par révéler sa véritable identité, une projection de l'artiste elle-même qui se décline en une série d'autoportraits.

Parallèlement, une pratique de la nature morte ouvre un champ d'expérimentation plastique. Le noir transparent d'un vase en verre, la brillance d'une assiette de porcelaine, la peinture en fibres furieuses d'une tranche de potiron ou le flou enfantin de poissons rouges dans leur bocal balisent les étapes d'une transformation profonde de la peinture. Celle-ci atteint alors une nouvelle puissance, libérée de ses dernières entraves. Des tentures rouges, du ciel turquoise ou des carnations jaunes forment une nouvelle palette qui dépasse le cadre du réel tandis que le corps se décompose en formes touchant à l'abstraction.

Paula Modersohn-Becker est fauchée en plein vol au moment où elle atteint une étape majeure de son parcours de peintre. Le mouvement amorcé a beau avoir dépassé maintes limites, on ne peut ignorer en regardant cet aboutissement qu'il ouvre le chemin vers un objectif encore plus ambitieux.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

Directeur : Fabrice Hergott
Commissaire de l’exposition : Julia Garimorth
Avec le conseil de Wolfgang Werner, Fondation Paula Modersohn-Becker et de Marie Darrieussecq, écrivaine




Le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris présente la première monographie de Paula Modersohn-Becker (1876-1907) en France. Bien que méconnue du public français, elle est aujourd’hui une figure majeure de l’art moderne.

Malgré sa courte carrière artistique réduite à seulement une dizaine d’années, l’artiste nous transmet une oeuvre extrêmement riche que l’exposition retrace à travers une centaine de peintures et dessins. Des extraits de lettres et de journaux intimes viennent enrichir le parcours et permettent ainsi de comprendre combien son art et sa vie personnelle furent intimement liés.

Après une formation à Berlin, Paula Modersohn-Becker rejoint la communauté artistique de Worpswede, dans le nord de l’Allemagne. Très rapidement, elle s’en détache pour trouver d’autres sources d’inspiration. Fascinée par Paris et les avant-gardes du début du XXe siècle, elle y fait de nombreux séjours et découvre les artistes qu’elle admire (Rodin, Cézanne, Gauguin, Le Douanier Rousseau, Picasso, Matisse).

Résolument moderne et en avance sur son temps, Paula Modersohn-Becker offre une esthétique personnelle audacieuse. Si les thèmes sont caractéristiques de son époque (autoportraits, mère et enfant, paysages, natures mortes,…), sa manière de les traiter est éminemment novatrice. Ses oeuvres se démarquent par une force d’expression dans la couleur, une extrême sensibilité et une étonnante capacité à saisir l’essence même de ses modèles. Plusieurs peintures jugées trop avant-gardistes furent d’ailleurs présentées dans l’exposition Art dégénéré à Munich organisée par les nazis en 1937.

Paula Modersohn-Becker s’affirme en tant que femme dans de nombreux autoportraits en se peignant dans l’intimité, sans aucune complaisance, toujours à la recherche de son for intérieur.

Elle entretient, tout au long de sa vie, une forte amitié avec le poète Rainer Maria Rilke. Leur correspondance et plusieurs oeuvres en constituent de fascinants témoignages. Rilke rend hommage à l’artiste dans un poème, Requiem pour une amie, composé après sa mort à l’âge de 31 ans.

L’écrivaine Marie Darrieussecq porte un regard littéraire sur le travail de l’artiste en collaborant à l’exposition et au catalogue. Elle publie également sa première biographie en langue française, Être ici est une splendeur, Vie de Paula M. Becker (Éditions P.O.L, 2016).




Extrait du catalogue : “Paula Modersohn-Becker, en effets” par Elisabeth Lebovici

(…) Le constat est flagrant. En France, Paula Modersohn-Becker brille par son absence. Elle est invisible dans les collections publiques françaises et tout autant ignorée par la tradition historiographique francophone. Guère mentionnée dans le récit canonique français de l’art moderne et de ses sources, elle est oubliée dans l’évocation de l’« école de Paris ». Comment la France a-t-elle pu négliger à ce point cette artiste célébrée ailleurs et d’abord en Allemagne, ou fut ouvert en son honneur le premier musée consacré à une femme peintre et ce, des 1927 ? Comment la France a-t-elle pu autant se passer d’elle, qui ne pouvait se passer de Paris et pour qui Paris comptait tant ? Ce constat, ces questions qui rendent l’exposition monographique du musée d’Art moderne de la Ville de Paris aussi nécessaire qu’urgente sont également ceux qui ont présidé à ce travail. Non pour y apporter des réponses définitives sur une supposée différence entre l’art d’un côté et de l’autre du Rhin (cette différence-là fait elle-même l’objet d’une histoire), mais pour en faire la matière agissante d’une enquête. Celle-ci ne peut ni ne veut ici séparer la matérialité des tableaux et des dessins du tissu, dense, des discours tenus sur ces oeuvres. Cette matière discursive les informe tout autant qu’elle enregistre l’histoire culturelle de leur réception. Déplacée sur ce terrain, la traditionnelle « biographie » de l’artiste se prolonge ainsi bien après sa mort, en 1907, et se poursuit jusqu’à aujourd’hui, maintenant, tout de suite. Morte à trente et un ans à l’orée du XXe siècle, Paula Modersohn-Becker a, en réalité, traversé tout le siècle, si l’on en juge par le nombre de façons dont l’histoire s’est saisie de sa pratique et de sa figure singulières, non seulement pour les comprendre, mais aussi pour en faire usage, sinon pour faire d’elles des porte-drapeaux. Si l’on compte avec les différentes incarnations sous lesquelles ont été présentées ses peintures, alors Paula Modersohn-Becker devient l’une des représentantes les plus significatives du XXe siècle et des enjeux, politiques, artistiques, sociaux, stylistiques, de la modernité. (…)

(…) En réaction à l’urbanisation croissante et à ses modes de vie, l’ambition de constituer une communauté rurale, de vivre en plein air, de renouveler l’idée d’un corps sain, fut justement celle de Worpswede. Le couple formé par Paula Becker et Otto Modersohn souscrivait à cette idéologie : Paula pose nue, à la fois pour Otto et devant l’objectif photographique, et se représente plusieurs fois nue. Ces portraits nus, ces autoportraits monumentaux, ou encore cette animalité de la mère couchée par terre, enroulée, protectrice autour de son enfant qui reproduit sa position – une femme italienne et son enfant qui ont posé plusieurs fois pour elle à Paris – marquent les artistes et les historiennes d’art se revendiquant du féminisme. Paula Modersohn-Becker ouvre une porte, par laquelle se faufilent alors Suzanne Valadon, Amrita Sher-Gill, Frida Kahlo, Maria Lassnig ou Alice Neel. Ces tableaux organisent, en effet, une transformation irrécusable du rapport des femmes à la figuration, et d’une histoire de l’art ou prédominent généralement les « images » des femmes, et non leur pratique en tant qu’artistes. Cette relation aux images dont les femmes sont les représentations, ou les reflets, d’un désir masculin, est celle que le féminisme de la seconde moitié du XXe siècle conteste violemment, sous une forme ou sous une autre, au moment même où, dans un système économico-politique dépendant des médias et de la publicité, l’organisation du travail et de la production met en circulation l’objet d’échange et de commerce que l’on nomme « femme ». La question culturelle se trouve d’emblée placée au coeur de la « différence féminine » que l’on cherche alors à établir : différence de sexualité, de perception du corps, d’expérience et de langage. En 1976, le centenaire de la naissance de Paula Modersohn-Becker est concomitant à la redécouverte et à l’appropriation de l’artiste et de l’oeuvre par les questions féministes. Cette redécouverte permet d’entretenir le feu d’une différence irrémédiable dans une société patriarcale au sein de laquelle les femmes artistes – l’autre moitié de l’avant-garde selon l’expression de l’historienne d’art italienne Lea Vergine – ont été tenues sous le boisseau, cachées, insignifiantes. (…)