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“Amadeo de Souza-Cardoso” (1887-1918)
au Grand Palais, Paris

du 20 avril au 18 juillet 2016



www.grandpalais.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 18 avril 2016.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Amadeo de Souza-Cardoso, Lévriers, vers 1911. Huile sur toile. 100 x 73 cm. Lisbonne, CAM / Fundação Calouste Gulbenkian. Photo Paulo Costa.
2/  Amadeo de Souza-Cardoso, La Détente du cerf (dessin 14 pour l’album XX Dessins), vers 1912. Lavis, encre de Chine et mine graphite sur papier. 25 x 32,2 cm. Lisbonne, CAM / Fundação Calouste Gulbenkian. Photo Paulo Costa.
3/  Amadeo de Souza-Cardoso, Titre inconnu (Fileuse), vers 1913. Huile sur carton collé sur toile. 26,7 x 33,1 cm. Collection particulière. Photo José Manuel Costa Alves.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Etonnant destin que celui d'Amadeo De Souza-Cardoso que nous semblons tous découvrir aujourd'hui. Ce peintre tombé dans l'oubli se révèle, toile après toile, être un acteur majeur de l'histoire de la peinture du début du XXème siècle. Son obsession de la forme, ses recherches gestuelles, la remise en cause sans cesse renouvelée de son regard font de sa peinture un mouvement permanent. Ne s'arrêtant jamais à ce qui est dit, il construit déjà, à peine sa couleur posée et sèche, ce que sera sa prochaine proposition.

Puisant dans les racines médiévales, Amadeo De Souza-Cardoso transforme, modèle et étire culture et tradition pour projeter sa vision loin dans ce siècle naissant, l'entrainant vers un futurisme audacieux. Des couleurs saturées à la vivacité moderne de réclame, une intensité de la lumière se découpant en formes géométriques simples évoquent les vitraux des églises. Le réel se voit sublimé, empreint de religieux par la grâce d'une lumière divine.

Un moulin est perché sur un paysage de collines. Le vert des champs aux contours tremblants, floutés se fond dans les bleus au fur et à mesure que les plans se rapprochent de l'horizon. Un autre paysage est constitué de la répétition du même petit geste, la brosse venant déposer la même quantité de matière point après point comme autant de pixels organiques. Cet impressionnisme immobile fait de la scène peinte un paysage intérieur et silencieux. Ailleurs, des cavaliers s'élancent, des lapins bondissent au dessus de ruisseaux dans un mouvement décomposé ou au contraire synthétisé en une courbe unique. Leurs robes de rayures ou de points ouvrent un champ à l'abstraction en récupérant les motifs de tapisseries, de peintures japonaises ou des masques africains.

Un ensemble de gravures inspirées de la tradition héraldique offre un aperçu de la maitrise de l'artiste. Sans la couleur, l'essentiel se montre : l'équilibre des noirs et des blancs, la dynamique du trait font prendre vie aux scènes de chevalerie, laissent entendre le bruissement de jungles ou sentir le parfum de pays lointains. Une chaloupe est ballottée par un océan déchainé. Le mouvement des vagues est si intense, rapide et plein de furie qu'il est réduit à des faisceaux de droites, la mer devenant une chevelure prédatrice.

Quand elle vire au cubisme, la peinture d'Amadeo De Souza-Cardoso ne se laisse pas enfermer dans l'analytique, elle reste sensuelle, musicale, pleine de saveurs. Comme une nourriture terrestre, elle s'attache à son terroir, intègre joyeusement la culture populaire dans son désir d'un futur nouveau. Des aplats de matière s'assemblent en un collage de formes colorées, les personnages deviennent paysage et les paysages deviennent personnage. Puis tout se mélange: instruments de musiques, femmes, machines à calculer, bras mécaniques et titres de journaux fusionnent dans une accélération chaotique. L'artiste s'éteint au moment où il commence à s'émanciper des mouvements picturaux de son époque. La peinture se couvre de matière, de morceaux de miroirs ou de perles, annonçant une nouvelle métamorphose. Ces derniers tableaux mystérieux comme des tarots, semblent un dernier oracle, l'esquisse d'une avant-garde à venir.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaire :
Helena de Freitas, historienne de l’art, Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne




« L’Art, tel que je le sens, est le produit affectif de la nature. La nature est source de vie, de sensibilité, de couleur, de profondeur, d’action mentale, de puissance affective, etc. » Lettre d’Amadeo de Souza-Cardoso à son oncle Francisco. Paris, 5 août 1913. Dans Pamplona, 1983, p. 64

« L’artiste est un être qui a, comme tout le monde, une vie tournée vers l’extérieur. Il est, autrement dit, un foyer rayonnant qui, à la différence des autres mortels, n’est pas opaque mais traversé de toutes parts par toutes les sensations qui touchent de diverses manières sa sensibilité. » Interview d’Amadeo de Souza-Cardoso à João Fortunato de Sousa Fonseca, Jornal de Coimbra, Coimbra, le 21 décembre 1916.


Il n’y a probablement pas d’exemple aussi étonnant, au XXe siècle, d’un artiste majeur tombé dans l’oubli que celui d’Amadeo de Souza-Cardoso. Au point que l’historien d’art américain Robert Loescher l’a qualifié en 2000 comme « l’un des secrets les mieux gardés du début de l’art moderne ». Emporté à trente ans par l’épidémie de grippe espagnole, après avoir quitté au début de la guerre cette avant-garde parisienne dont il était l’une des figures les plus originales, Amadeo est sorti des écrans radar et n’a conservé sa célébrité que dans son propre pays. Il a pourtant eu le temps de laisser une oeuvre étourdissante, à la fois en prise avec toutes les révolutions esthétiques de son temps et ne ressemblant à aucune autre. Si l’on observe finement la chronologie de son compagnonnage avec Amedeo Modigliani ou Constantin Brancusi, c’est bien souvent lui qui fait figure d’inventeur de formes.

Amadeo de Souza-Cardoso est déjà au Grand Palais en 1912, exposant au Salon d’Automne Avant la Corrida, une toile qui figurera ensuite à la célèbre exposition de l’Armory Show aux Etats-Unis en 1913. Elle y est vendue immédiatement comme presque tous les autres envois de l’artiste qui fait sensation. C’est ainsi que plusieurs de ses chefs-d’oeuvre sont conservés aujourd’hui aux Etats-Unis, en particulier à l’Art Institute de Chicago.

La vie de Souza-Cardoso est courte et intense. On distingue deux grandes périodes qui sont matérialisées dans le parcours de l’exposition : la période de Paris (1906-1914) et le retour à Manhufe, Portugal (1914-1918). Cependant, tout au long de sa vie artistique qui dure un peu plus d’une décennie, Amadeo vit entre ces deux mondes : il voyage, va et vient, éternel insatisfait, désireux d’être ailleurs, manifestant une perpétuelle instabilité géographique.

Fils d’une famille traditionnelle de la riche bourgeoisie rurale, Amadeo part pour Paris dans une situation financière confortable, loin de la condition de boursier qui est celle de nombre de ses compatriotes – qu’il ne fréquente d’ailleurs sur place que pendant une courte période. Il fait ses adieux à sa mère en lui affirmant qu’il lui faut accomplir son destin. La ville qu’il découvre, centre euphorique de toutes les ruptures, attire son attention sur les artistes qui rompent avec les canons classiques. Amadeo participe, lui aussi, à ce mouvement de rupture ; il fait ses premiers pas dans cet univers cosmopolite en développant un dialogue créatif avec ses compagnons de travail : Modigliani, Brancusi, Archipenko, le couple Delaunay, Otto Freundlich, Boccioni, entre autres, et prend contact avec des agents artistiques, des éditeurs ou des commissaires d’exposition, comme Walter Pach, Wilhelm Niemeyer, Ludwig Neitzel, Herwald Walden, Adolphe Basler, Harriet Bryant. En 1908, lorsqu’il s’installe à la Cité Falguière (Montparnasse), il se lie avec certains artistes qui, comme lui, se situent en marge des mouvements programmatiques, notamment Modigliani et Brancusi.

Le petit village de Manhufe au Nord du Portugal imprègne l’univers visuel d’Amadeo et se retrouve au long des multiples étapes de son travail. Il ne s’agit pas seulement de paysages ou de représentations de la nature ; ce lieu renferme ce qu’Amadeo considère comme sien, un paysage naturel mais aussi mental. Il intègre dans tout son processus créateur ce qui pourrait être perçu comme des thèmes traditionnels : objets du quotidien, paroles de chansons populaires et poupées folkloriques, instruments de musique régionaux, montagnes, forêts, châteaux imaginaires et intérieurs familiers.

Ces éléments sont représentés selon des solutions stylistiques où se combinent cubisme, futurisme, orphisme et expressionnisme. Amadeo confronte des fragments du monde rural et du monde moderne dans une même dynamique et, sans hiérarchie, il opère une fusion entre sa région d’origine et le vertige des machines, des mannequins mécaniques, des fils télégraphiques et téléphoniques, des ampoules électriques et des panneaux publicitaires, des émissions de radio, des moulins à eau, des parfums, du champagne, etc.

Devenu urbain par choix, l’artiste garde le lien avec le mouvement ondulatoire de ses montagnes, qu’il peint à maintes reprises et qui servent de fond à des tableaux de phases diverses. Et c’est d’ailleurs devant ces montagnes qu’il trace son autoportrait, habillé en peintre, à la manière du Greco.

La simple représentation, même augmentée par les moyens du cubisme, ne lui suffira pas. Il procède par représentation et par « incorporation », ses oeuvres intégrant – notamment par collage – de nombreux objets régionaux ou urbains. Les lettres/mots, appliqués à l’aide de pochoirs en carton ou en zinc (qu’il fait lui-même ou commande), sont autant de nouveaux éléments de polysémie – références à la publicité industrielle (Barrett, Wotan) et commerciale (Coty, Brut, 300, Eclypse) mais sans rôle narratif ou illustratif dans la peinture. Amadeo détourne les significations, ainsi que les formes : ses disques chromatiques peuvent être des cibles colorées ou des assiettes en faïence populaire sur lesquelles tombent des insectes... Curieusement, son histoire familiale rapporte que l’artiste compose sa toute première peinture sur deux battants d’une armoire de la salle à manger ; le très jeune Amadeo y reproduit, vers 1897, les couvercles de boîtes à biscuits de la marque Huntley & Palmers. Tous ces indices d’incorporation du monde nouveau dans son œuvre montre qu’Amadeo a une conscience aiguë de ce que signifie « être moderne », qui se traduit non seulement dans ses thèmes (exaltation de la mécanisation), mais aussi dans ses méthodes et techniques ou encore dans sa volonté de se faire connaître en promouvant personnellement son identité d’artiste. Cette stratégie est mise en oeuvre très tôt avec la publication d’une édition de ses XX Dessins et des 12 Reproductions, et s’exprime encore dans l’emploi du tampon de sa signature.

Selon un parcours chrono-thématique, l’exposition réunit environ 300 oeuvres : peintures, dessins, gravures, photographies, ainsi qu’une sculpture et deux masques africains. Parmi elles, quelques oeuvres d’artistes contemporains d’Amadeo dont il fut proche comme Brancusi, Modigliani, Robert et Sonia Delaunay. Dans la rotonde un triptyque vidéo, commandé spécialement par la Fondation Calouste Gulbenkian à l’artiste Nuno Cera, consacre les lieux chers à Amadeo (Manhufe au Portugal, la Bretagne et Paris).

En dix ans, Amadeo de Souza-Cardoso a tracé une voie totalement singulière dont la redécouverte en France, bien tardive, ne devrait en être que plus saisissante.