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“Johannes Kahrs” Then, maybe, the explosion of a star
Le Plateau, Frac Île-de-France, Paris

du 12 mai au 24 juillet 2016



www.fraciledefrance.com

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage, le 11 mai 2016.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Johannes Kahrs, Figure turning (large), 2006. KRC Collection, Pays-Bas. Courtesy galerie Zeno X, Anvers. Photo : Glossner Fotodesign, Berlin. © Johannes Kahrs / ADAGP, Paris, 2016.
2/  Johannes Kahrs, Untitled (chair bag man bed), 2015. Courtesy galerie Zeno X, Anvers. Photo : Peter Cox. © Johannes Kahrs / ADAGP, Paris, 2016.

 


texte de Mireille Besnard, rédactrice pour FranceFineArt.

 

Portraits de stars dans la tornade vicieuse du succès, morceaux de corps, bout de bidoche, scènes d’autoportraits supposés, arrêt sur image de porno : avec les peintures de Johannes Kahrs - des images photographiques reproduites -, nous sommes au cœur de la question de l’image, dans son illusion, sa supercherie, son attirance captivante qui nous procurent perdition et jouissance. Ici règne la fausse intimité du people combinée à une image de soi morcelée, parfois blessée jusqu’au sang. Dans la première salle, Amy Winehouse disparaît dans des perles de sueur (amy) ; plus loin, un bras scarifié plonge dans l’image en entrainant notre regard vers l’aplat ouvert sur le rien (green arm down) ; en face à un steak cru est simplement posé sur une table (meat). L’appartenance du modèle au régime de l’image est parfois révélée par le biseau du miroir (radisson et chair bag man bed), par l’environnement obscur qui entoure la projection (figure with red and blue), ou encore par la pliure incisive de la double-page du livre (man divided (am strand)). La crudité des images, tempérée par un sfumato omniprésent, se trouve pourtant réaffirmée par des couleurs ambigües, un rose chair toujours susceptibles de tourner vers un jaune verdâtre ; une instabilité des couleurs qui donne le tournis. Ici, dans l’enchaînement des salles du Plateau, c’est comme si ces stars nous étaient données en pâture. Comme si ces people visibles jusqu’à l’écœurement, nourriture surabondante, nous entrainaient dans le morcellement, la blessure et la pré-décomposition du corps, transformé en bidoche avant qu’il ne soit commuté lui-même en image, faite d’ombres, de projections ou de pliures.

Regarder des images photographiques peintes comme celles de Johannes Kahrs nous plonge au cœur de l’étrangeté procurée par l’image photographique. Et lorsqu’un sfumato imprègne toute cette reproduction, alors l’image nous happe vers le dedans de la toile, qui pourtant, même en se rapprochant, ne nous permet jamais de voir net. L’œil se colle alors dans le détail des assemblages de couleurs, des passages sans contrastes et sans contours de zones lumineuses à d’autres, jusqu’à ce qu’il effleure le support qui surnage, car dans ces peintures d’images de Johannes Kahrs, point de touche, pas d’accidents de surface, hormis la trame de la toile qui évoque la fibre du papier lorsque la vision vient lécher le tirage photographique. Ce passage du flou à la matière rappelle l’intense concentration intérieure que suscite la recherche du souvenir. La mémoire qui se dérobe, se fixe alors bien souvent sur quelques couleurs et matières qui nourrissent nos obsessions du textile et des formes. Ici, même si l’envie de voir net est sans arrêt déçue, le plaisir se trouve sans cesse dans ce mouvement de rapprochement vers la toile, puis dans cette grande proximité de la réalisation picturale. Car nous sommes dans l’image.

Portraits très serrés, rapprochés qui nous entrainent dans une extrême proximité du visage. Cette proximité perturbante ne lasse pourtant pas l’œil qui reste, s’accroche pour comprendre et saisir toutes les sensations étranges qui l’assaillent. Quête quasiment caduque tant les ressorts sont nombreux et subtils : recadrage et rapprochement, aplats et absence de détails dans les ombres, couleurs aigues, presque criardes, rose chair qui flirte avec le vert-jaune du cadavre, des franges mauves qui se diffusent salement, autant d’artefacts de l’image bas-de-gamme, comme surmanipulée. Tout ici nous entraine dans une proximité érotique qui porte les premières marques de la déliquescence cadavérique, car les peintures de Johannes Kahrs nous placent parfaitement devant le paradoxe de l’image qui en voulant marquer un éloignement d’avec le référent, nous projette dans une intimité sans fin jusqu’au sfumato de la trop proche distance.

Mireille Besnard

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaire de l’exposition : Xavier Franceschi



Le frac île-de-france présente au plateau, la première exposition personnelle d’envergure consacrée à Johannes Kahrs à Paris. Né à Brême (Allemagne) en 1965, Johannes Kahrs vit et travaille à Berlin. Son travail se déploie sur différents supports, tels que le dessin, la vidéo ou les installations sonores, mais Johannes Kahrs est avant tout connu pour son oeuvre picturale. Généralement réalisées à partir de photographies (issues des médias ou de ses archives personnelles), ses peintures, pourtant délibérément réalistes, évitent soigneusement toute narrativité : en isolant son sujet et en éliminant tous les détails qui participent du contexte de l’image d’origine, Johannes Kahrs rend vaine toute tentative d’en connaître la source première. Ainsi libérée de ses origines, l’image revêt alors un caractère universel, ce qui lui confère une véritable puissance évocatrice susceptible de résonner en chacun.

Loin de s’inspirer de la photographie pour produire un rendu mimétique de la réalité, Johannes Kahrs puise dans les failles et les imperfections du médium photographique : effet de flou, cadrages hasardeux, pixels apparents, etc. Il n’hésite pas à employer des images extraites du monde du cinéma ou de la télévision : les contours incertains des figures ne sont pas sans évoquer les images floues que l’on aperçoit parfois sur les écrans de télévisions vibrants, grésillant, lorsque l’on suspend le déroulé d’un film.

La peinture joue le rôle d’un médiateur entre la réalité dont sont issues les photographies et l’univers incertain dans lequel Johannes Kars nous plonge ; cette étrangeté ne provient pas du contexte dont sont extraites les images, mais bien du traitement que Kahrs leur inflige. Celui-ci affirme être en quête d’images, et non de situations réelles. « Ce que je choisis, c’est l’image, pas la situation qu’elle décrit », affirme Johannes Kahrs. Le peintre porte son attention sur des moments d’expressivité corporelle, donnant à voir des gestes suspendus, comme flottants dans l’espace abstrait de la toile. La figure humaine ne se donne jamais à voir dans la clarté, rarement dans son entièreté. Le recadrage malmène et tronque les corps, monumentalisés et insaisissables et cette proximité immédiate et dérangeante nous les rend à la fois étrangers et familiers. Johannes Kahrs a souvent recours à des scènes qui évoquent des événements traumatisants ou douloureux. Mais il se focalise uniquement sur l’avant ou l’après de ces instants. Il élimine ainsi l’explicite et se concentre sur ce qui, indirectement, contribue à créer une image qui traite du désir, de l’effroi, du sexe, mais aussi du politique ou du trivial, sollicitant l’imaginaire de tout un chacun et questionnant notre rapport aux images.

Toutefois, si la figure humaine occupe une place centrale dans son travail, il produit aussi des images de nature morte, de paysages, qui tendent parfois vers l’abstraction. Néanmoins, quel qu’en soit le sujet, ses toiles naviguent sur une frontière indécise, entre fiction et réalité et nous renvoient à une dualité attraction / répulsion similaire à celle éprouvée face à aux peintures de Francis Bacon ou Francisco de Goya.

Par cet univers singulier qu’il parvient à créer, Johannes Kahrs est aujourd’hui reconnu comme l’un des plus grands peintres de sa génération, représenté au niveau international par deux galeries, l’une à Anvers (Zeno X Gallery), l’autre à New-York (Luhring Augustine). On retrouve son oeuvre dans les collections des plus grands musées internationaux (Centre Pompidou à Paris, MOCA à Los Angeles, MoMA à New-York, SMAK à Gand, … ). Le frac île-de-france a récemment acquis une de ses oeuvres, suite à l’exposition « Un mural, des tableaux », à laquelle avait participé l’artiste.

L’exposition présentée au plateau marquera sans conteste un moment important, dans la mesure où elle présentera le travail d’un artiste majeur qui produit peu et dont les apparitions se font rares. Parmi les expositions personnelles dont il a fait l’objet, on peut citer celles de Bergame (GAMeC), de Londres (Parasol unit foundation for contemporary art), de Munich (Kunstverein München) ou de Gand (SMAK)… Il a également présenté une série de peintures à la dernière Biennale de Lyon.




Texte de présentation par Xavier Franceschi, commissaire de l’exposition

Les peintures de Johannes Kahrs relèvent d'un étrange paradoxe : si les figures, situations, paysages ou autres natures mortes qu'elles nous présentent s'imposent à nous de toute évidence - nous reconnaissons instantanément ce à quoi nous avons affaire -, ces divers sujets tendent invariablement à nous échapper. Au réalisme affirmé et merveilleusement maîtrisé par l'artiste, répondent une démarche et une série de partis pris qui, depuis la sélection d'images sources jusqu'à leur appropriation, nous plongent dans le trouble le plus profond.

Une démarche, des partis pris : à l'origine, il y a chez Johannes Kahrs ce principe de prélever des images de la réalité telle qu'il la vit. La réalité qui est la sienne, personnelle voire intime, mais aussi la réalité qui nous est commune, notamment au travers de certains faits, certains évènements marquants que nous retransmet la sphère médiatique - la presse, les réseaux sociaux, Internet.

Stars en pleine dérive, hommes politiques de premier plan face aux médias, SDF recouverts de couvertures gisant dans la rue, bavures policières, scènes érotiques voire pornographiques… ces images, qui signifient notamment une certaine violence à l'aune du monde tel qu'il va, intéressent et fascinent Johannes Kahrs tant elles paraissent résumer à elles seules les différents événements dont il est question. Mais au-delà de leur caractère emblématique, c'est leur stricte composition formelle qui retient l'attention de l'artiste. Telle position du corps, telle expression du visage, telle présence ou agencement d'objet, son interaction avec certains des personnages… autant d’éléments qui semblent comme par miracle en dire plus long sur les moments qui nous sont rapportés.

Afin de mieux les mettre en lumière, Johannes Kahrs va notamment recadrer ces diverses images pour une opération qui s’avère capitale : en focalisant dessus, nous sommes à la fois plus proches de ce qui apparaît donc comme un coeur de signification et en même temps plus déconnectés encore d’un contexte que l’image de départ avait nécessairement déjà réduit.

Cette opération – instaurant le paradoxe évoqué – se poursuit par la transposition picturale que va faire l’artiste de ces divers instantanés. Là aussi, chaque décision – le choix d’un ton, d’une couleur, etc. –, chaque action – à nouveau un recadrage, une déformation, même – va être entreprise pour amplifier toujours plus la construction formelle et plastique originelle et ainsi intensifier le sentiment qu’elle aura provoqué.

Au-delà de ce travail formel – fondamental – où l’image initiale aura atteint son paroxysme, l’oeuvre de Johannes Kahrs se caractérise aussi bien évidemment par la nature des sujets abordés.

S’il est donc question de violence – et par là-même de souffrance, de douleur –, cette violence, toute paroxystique qu’elle puisse être elle-même, ne s’exprime pratiquement jamais de façon directe mais plutôt de manière détournée.

Il ne s’agit pas d’exposer tels quels des cadavres de la guerre d’Irak, mais plutôt de présenter certains responsables politiques américains évoquant en toute décontraction le conflit en question devant la presse. Il n’est pas question de montrer un Justin Bieber ou une Amy Winehouse à travers certains clichés montrant de façon explicite toute leur déchéance, mais plutôt de les présenter par le biais de certaines photographies où ils apparaissent peut-être plus posés, mais où leur détresse est plus lisible. Quant à certains gisants, on ne les perçoit que par certaines parties du corps qui émergent d’une masse indistincte…

Ici aussi, la distance prise permet paradoxalement d’accentuer une impression donnée et ce notamment par le fait que notre esprit est mis à contribution. C’est parce que nous apprenons à connaître les derniers avatars de la vie de Bill Cosby – premier noir américain starifié pour son show télévisuel – que nous percevons avec tout le malaise qui s’impose l’allure hiératique qui est la sienne dans le portrait qu’en dresse Kahrs.

Lorsqu’elle est possible, la connaissance précise du contexte d’origine de l’image proposée, de l’histoire qui s’y rattache, enrichit de fait la vision que l’on en a. Lorsque ce n’est pas le cas – et nombre des propositions de l’artiste sont résolument et irrémédiablement coupées de la réalité –, la voie est ouverte à l’interprétation. L’oeuvre, même offerte dans toute sa limpidité, est le vecteur d’une possible narration.

Ainsi, nous ne saurons rien de cette silhouette que domine un palmier dans le ciel, rien de cette femme dont on ne perçoit que le bas du corps et qui semble danser dans une robe transparente. Nous ne saurons rien de la nature des ébats et autres échanges sexuels qui nous sont en partie dévoilés et notamment si l’artiste y a participé ou non. Rien de plus ne nous est dit : notre imagination peut avoir libre cours. Mais elle a libre cours dans un espace bien déterminé, balisé précisément par l’ensemble des oeuvres de l’artiste qui en définissent la couleur, le sens.

Dans cet espace, cet univers, le corps occupe une place primordiale. Offert, meurtri ou en pleine extase, il est le lieu-même de la sensation et dans cette logique, l'objet, la matière indépassable de l'expression de la réalité physique. En cela, Johannes Kahrs s'inscrit bien évidemment dans une longue tradition de la peinture - de Grünewald à Francis Bacon, du Caravage à Lucian Freud, etc. - où l'on s'est notamment attaché à dire tous les tourments de la chair. De la même façon, les techniques qu'il emploie - exclusivement à partir de peinture à l'huile - sont celles que les peintres utilisent depuis des siècles.

Si cette forme de constance peut tendre à signifier que l'originalité de la démarche de l'artiste se situe ailleurs - et notamment, à nouveau, dans le sujet en lui-même -, il apparaît que les choses, à écouter l'artiste et l'importance qu'il accorde autant à telle variation, telle nuance de couleur, qu'à l'histoire de tel ou tel personnage, sont bien plus complexes et révèlent une singulière intrication entre ce dont on traite et la façon de le traiter.

Son utilisation si caractéristique du sfumato, en particulier, qui n'est pas sans évoquer celle qu'en a fait son compatriote Gerhard Richter, pourrait apparaître comme la simple reprise d'un procédé où de l'obscurité, on fait jaillir une partie, un détail en pleine lumière. À y regarder de plus près, ce traitement que l'on retrouve effectivement dans tous les tableaux de Kahrs, renvoie de façon surprenante à l'essence même - à tous les paradoxes - de son oeuvre : floues et lumineuses, sombres et chatoyantes, troubles et précises, ses peintures n'en finissent pas, à tout point de vue, de nous attirer, nous inquiéter et nous éblouir tout à la fois.