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“Le grand orchestre des animaux” article 1931
à la Fondation Cartier pour l'art contemporain, Paris

du 2 juillet 2016 au 8 janvier 2017



www.fondation.cartier.com

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 30 juin 2016.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Bernie Krause, île de Saint Vincent, Floride, 2001. Photo : Tim Chapman.
2/  Manabu Miyazaki, Jay, Nagano (Japan), 2015. Photographie couleur. Collection de l’artiste. © Manabu Miyazaki.
3/  Hiroshi Sugimoto, Alaskan Wolves, 1994. Tirage gélatino-argentique, 120 × 210 cm. Collection de l’artiste. © Hiroshi Sugimoto.

 


1931_orchestre-animaux audio
Interview de Thomas Delamarre, commissaire associé de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 30 juin 2016, durée 11'55". © FranceFineArt.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

L'immense fresque de Cai Guo-Qiang accrochée sur un mur de briques remplit tout l'espace. Un cercle d'animaux penchés pour boire autour d'un point d'eau évoque l'art rupestre préhistorique. Dans ce monde, l'homme s'efface, il n'est qu'un invité, presque un intrus. Une vidéo détaille les étapes de fabrication de cette surprenante œuvre peinte à la poudre explosive: une pyrotechnie minutieusement exécutée, un ballet de flammes et d'explosions laissant comme empreinte le tableau.

Ce Grand Orchestre des Animaux nous transforme en voyeurs d'un règne animal dans lequel nous n'avons pas notre place. Manabu Miyazaki installe son appareil photo dans la forêt et le laisse fonctionner seul à l'aide d'un dispositif automatisé. Lorsque l'homme s'efface, les habitants du bois s'approchent timidement et finissent par exprimer leur majesté. Un geai déploie ses couleurs, un ours noir explore paresseusement un chemin de promenade, un renard tourne autour d'une biche en décomposition.

Les photographies de Hiroshi Sugimoto ont une grandeur cinématographique de western. Une meute de loups, un groupe de condors en sont les héros, protagonistes d'une fiction mise en scène dans un vaste décor naturel. Le noir et blanc très détaillé, l'ouverture du cadre sur un espace vierge de toute trace de civilisation donnent aux images le pouvoir narratif de l'âge d'or d'Hollywood.

Les animaux antropomorphes peints par Pierre Bodo chantent et dansent, jouent de la guitare, de la batterie ou du synthé, organisent un concours de sape. Il sont les stars et le public d'un show business bling bling dans un Eden rock'n roll.

L'accompagnement sonore de l'exposition fait de bruissements et des multiples voix de la jungle trouve son apogée au sous-sol, où l'obscurité nous invite à appréhender le monde animal avec notre ouïe. Les paysages sonores de Bernie Krause, enregistrements des sons de la forêt, sont traduits en graphiques dans une installation immersive. Un film en cinémascope nous plonge dans une visualisation dynamique des différentes fréquences des cris des animaux et des insectes. Cette partition abstraite défile lentement, révélant une composition de rythmes et de mélodies, une structure organisée comme une symphonie. Prés de la moitié des espèces que nous entendons à disparu; ce témoignage numérique est d'autant plus frappant que l'obscurité, l'absence d'iconographie illustrent parfaitement ce propos.

Les parades nuptiales d'oiseaux tropicaux qui se répondent sur quatre écrans offrent un retour à la lumière, à la couleur et à la vie. Les danses, les éventails de plumes multicolores formant comme des costumes de scène rendent tout antropomorphisme finalement inutile. La jungle s'offre un spectacle, un acte créatif originel, maternel. Cet art est dicté par un impératif de survie, une question existentielle de vie ou de mort. Il nous montre, au-delà des simples considérations décoratives ou esthétiques, pourquoi l'homme n'a eu de cesse de représenter la nature.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaire : Hervé Chandès, Directeur Général de la Fondation Cartier pour l’art contemporain



Du 2 juillet 2016 au 8 janvier 2017, la Fondation Cartier présente Le Grand Orchestre des Animaux, inspiré par l’oeuvre de Bernie Krause, musicien et bio acousticien américain. L’exposition qui réunit des artistes du monde entier, invite le public à s’immerger dans une méditation esthétique, à la fois sonore et visuelle, autour d’un monde animal aujourd’hui de plus en plus menacé.

Bernie Krause a, depuis près de cinquante ans, collecté près de 5 000 heures d’enregistrements sonores d’habitats naturels sauvages, terrestres et marins, peuplés par près de 15 000 espèces d’animaux. Ses recherches offrent une merveilleuse plongée dans l’univers sonore des animaux, dans le monde de la biophonie. Avant de se passionner pour l’enregistrement des animaux loin du monde humain, Bernie Krause a travaillé dans les années 1960 et 1970 comme musicien et acousticien à Los Angeles, collaborant notamment avec les Doors et Van Morrison. Il a également contribué à la composition de musiques de films comme Rosemary’s Baby de Roman Polanski et Apocalypse Now de Francis Ford Coppola.

L’approche de Bernie Krause est unique. Il contemple le monde naturel en poète, écoute les vocalisations des animaux en musicien et, à travers ses enregistrements, les étudie en scientifique. Bernie Krause est ainsi passé maître dans l’art de révéler la beauté, la diversité et la complexité des langues des animaux sauvages, de plus en plus réduits au silence par le vacarme des activités humaines. Il nous implore d’écouter ces voix du monde vivant non-humain avant qu’un silence définitif ne s’abatte sur elles.

L’exposition s’articule autour de deux composantes, l’une visuelle, l’autre sonore. Dans les espaces transparents de la Fondation Cartier, les architectes mexicains Gabriela Carrillo et Mauricio Rocha mettent en scène le grand orchestre de nos représentations du monde animal. Explorant les multiples perspectives visuelles qu’offre la « maison de verre », ils créent une scénographie de briques en terre cuite qui relie le jardin et les espaces intérieurs du bâtiment de Jean Nouvel. Ce dispositif architectural reproduit métaphoriquement la configuration d’un orchestre symphonique.

L’exposition présente un dessin de 18 mètres de long spécialement créé pour l’exposition par l’artiste chinois Cai Guo-Qiang. Cette oeuvre présente des animaux sauvages de toutes espèces réunis autour d’un point d’eau, dans un moment de paix et d’extrême vulnérabilité. Cai Guo-Qiang a réalisé ce dessin avec de la poudre pyrotechnique, matériau qu’il utilise avec un savoir-faire et une habileté inégalés. Sur de grandes feuilles de papier, une forme a d’abord été dessinée avec de la poudre avant d’être mise à feu. Les traces de brûlure et de fumée ont alors composé le motif recherché : un paysage d’animaux.

À cette scène imaginée par Cai Guo-Qiang, qui évoque les peintures rupestres des artistes des temps les plus anciens, l’exposition associe de saisissantes et étranges images prises avec des « pièges photographiques » que l’artiste japonais Manabu Miyazaki dispose avec une ingéniosité et une sensibilité sans pareilles. Exposées pour la première fois en dehors du Japon, ces photographies donnent à voir des animaux sauvages qui partagent le même environnement et empruntent les mêmes chemins que les humains. Les photographies de Manabu Miyazaki révèlent également la mystérieuse beauté onirique du vol des oiseaux dans la forêt. L’artiste décrit ainsi sa démarche : « Mes pièges photographiques sont comme les arbres qui observent les animaux. Mon appareil photo est l’oeil de l’arbre. » Le Grand Orchestre des Animaux donne ensuite le champ libre à une approche plus joueuse, excentrique et colorée, dans laquelle l’imaginaire des artistes fait écho aux plus fascinantes créations esthétiques de la nature. L’artiste brésilienne Adriana Varejão réalise un mur de céramique, peint d’oiseaux d’Amazonie, qui relie le jardin à l’intérieur du bâtiment et à l’exposition. Emblématiques ou ostentatoires, les tableaux de l’artiste béninois Cyprien Tokoudagba et les animaux musiciens des peintres congolais Pierre Bodo, JP Mika et Moke entrent en conversation avec les extravagants oiseaux de paradis de Nouvelle-Guinée filmés par les chercheurs du Cornell Lab of Ornithology (Ithaca, États-Unis). Cette étonnante vidéo-volière d’images bigarrées est placée sous la vigilance solennelle et contemplative de dioramas d’animaux photographiés en noir et blanc par l’artiste japonais Hiroshi Sugimoto.


Dans la seconde partie de l’exposition, c’est cette fois l’esthétique inouïe du monde vivant imperceptible qui est révélée à travers des dispositifs technologiques (microphones et microscopes).

Le collectif anglais United Visual Artists (UVA) propose un dispositif de traduction visuelle des paysages sonores de Bernie Krause. Une étonnante installation électronique tridimensionnelle, commandée spécialement pour l’exposition, transpose en particules lumineuses les données des enregistrements sonores afin de mettre en relief la beauté des environnements présentés et la complexité des vocalisations animales.

Les recherches de Bernie Krause nous ont fait découvrir que les sonorités du monde animal, souvent perçues sous la forme confuse d’un simple bruit de fond, sont en réalité aussi soigneusement orchestrées que la partition musicale la plus complexe. Chaque espèce possède sa propre signature acoustique au sein du panorama sonore de son écosystème. Bernie Krause décrit ainsi ce phénomène de « niche acoustique » : « Chaque espèce résidente acquiert sa propre largeur de bande acoustique – qui lui permet de se mélanger aux autres ou de créer un contraste – un peu comme les violons, les bois, les cuivres et les percussions délimitent leur territoire acoustique dans un arrangement pour orchestre. »

Nous oublions trop souvent que ce sont les animaux qui nous ont fait don de la musique. Bernie Krause nous le rappelle et nous sensibilise à l’organisation des vocalisations animales au moyen de sonogrammes des paysages sonores qu’il enregistre. Ces représentations graphiques de la biophonie offrent une chance de mieux comprendre et apprécier le langage acoustique du monde vivant que nous sommes en train de détruire – langage que seuls les peuples indigènes savent encore si bien déchiffrer.

L’installation immersive du collectif UVA, qui met en valeur l’extraordinaire richesse des enregistrements et des sonogrammes de Bernie Krause, offre à la fois une expérience esthétique inédite et un outil de connaissance précis. Elle présente sept paysages sonores, enregistrés au Canada, aux États-Unis, au Brésil, en République centrafricaine, au Zimbabwe et dans les profondeurs des océans. Un film réalisé par Raymond Depardon et Claudine Nougaret, dans lequel Bernie Krause commente son oeuvre, est intégré à l’installation.


Dans une autre salle, les visiteurs sont invités à explorer une des dimensions les plus méconnues du monde animal en s’immergeant dans la beauté infinitésimale de l’océan avec l’installation Plancton, Aux origines du vivant. Réalisée à partir des photographies de Christian Sardet, directeur de recherche au CNRS et un des initiateurs du projet Tara Océans, selon un dispositif imaginé par le vidéaste et plasticien Shiro Takatani, elle s’accompagne d’une musique créée par le compositeur japonais Ryuichi Sakamoto. Invisibles à l’oeil humain, les micro-organismes qui forment le plancton sont présents dans tous les océans. Ils représentent la plus grande partie de la biomasse marine de la planète et sont à l’origine de la vie sur Terre.


Dans le jardin, une oeuvre de la collection de la Fondation Cartier créée par Agnès Varda, Le Tombeau de Zgougou, perpétue, tel un temple protecteur dédié à l’esprit des animaux de compagnie, la mémoire de sa bien-aimée et à jamais regrettée chatte Zgougou.




Écouter, voir. Le grand orchestre des animaux par Hervé Chandès, Directeur Général de la Fondation Cartier pour l’art contemporain et commissaire de l’exposition.

Au début des années 1980, après des années passées dans les studios d’enregistrement de Los Angeles comme musicien et ingénieur du son, Bernie Krause se passionne pour le monde sonore de la nature dite « sauvage ». Fasciné par les somptueux dépaysements que lui procure l’écoute attentive des polyphonies animales, guidé par sa connaissance de la musique et sa curiosité scientifique, il s’engage alors dans une étonnante aventure. Parcourant le monde à la découverte de l’origine non humaine de la musique, il enregistre et étudie l’organisation secrète des vocalisations animales.

L’exposition Le Grand Orchestre des Animaux trouve son inspiration dans l’oeuvre de Bernie Krause et son titre dans l’un des livres à travers lesquels il retrace sa démarche, présente ses découvertes, et nous initie à « l’art d’écouter activement de tout son être 1 ». Depuis près de cinquante ans, en artiste et scientifique de l’écoute, Bernie Krause consacre sa vie à connaître et à faire connaître la diversité, la complexité et l’extrême beauté du monde sonore animal qu’il a appelé biophonie. Ses travaux nous enseignent que chaque espèce animale possède sa propre signature acoustique qui, à l’instar d’un instrument de musique dans un orchestre, vient s’inscrire avec précision et subtilité dans la trame de la grande partition du paysage sonore de l’écosystème où elle vit.

C’est à une expérience intense de ces mondes inouïs de la musique non humaine que l’exposition nous invite à la suite de Bernie Krause. Mais elle nous propose tout aussi bien de nous immerger dans l’infravisible sous-marin des formes de vie planctonique étudiées par les expéditions Tara Océans dont les chercheurs, à l’instar de Bernie Krause, associent étroitement plaisir esthétique et rigueur scientifique. Dans les deux cas – esprit des temps –, c’est la technologie (microphones et microscopes) qui nous permet d’entrevoir avec plus de subtilité la richesse des voix et des mondes animaux que seule, loin de nous, la « pensée sauvage » des peuples premiers sait encore si bien écouter et voir. Mais ce que révèlent également les paysages sonores et les paysages sous-marins infinitésimaux, c’est l’inexorable disparition de la biodiversité de notre planète. La polyphonie du grand orchestre des animaux se tait peu à peu jusque dans les espaces les plus reculés des terres et des mers, assourdie par l’avancée généralisée du vacarme humain. La relation entre l’éblouissement esthétique et la prise de conscience de la destruction des animaux et des écosystèmes est également au coeur de l’exposition et du catalogue.

Cette démarche fait écho à de précédentes expositions présentées par la Fondation Cartier dont l’ancrage esthétique dans le monde réel était clairement énoncé. Les expositions Yanomami, l’esprit de la forêt 2, dédiée au chamanisme d’une communauté amérindienne d’Amazonie, et Terre Natale, Ailleurs commence ici 3, consacrée à la crise migratoire et climatique et aux langues en danger, en sont le témoignage.

Enfin, si le son est l’origine et le centre de gravité de l’exposition, celle-ci est également conçue comme une conversation entre le grand orchestre polyphonique des voix animales et celui, visuel, de nos multiples représentations de l’animalité. Double orchestre entrecroisé, donc, entre les sections duquel le visiteur peut vagabonder au rythme de la curiosité de son regard et de son écoute.

Silencieuses et énigmatiques, saisissantes ou baroques, les oeuvres des artistes irradient tout leur pouvoir de dévoiler la présence ambivalente des animaux dans nos imaginaires et nos sociétés. Mais au-delà, la confrontation inattendue de ces oeuvres, sous une même perspective sensible, avec la beauté puissante qui émane de certaines formes d’art animal – celui, par exemple, des oiseaux de paradis – offre un véritable défi à notre anthropocentrisme esthétique. C’est alors une nouvelle expérience de sensibilité, et peut-être de connaissance, qui s’ouvre face à la multiplicité orchestrale, à la fois sonore et visuelle, humaine et non humaine, que traverse le parcours de l’exposition.

L’idée de présenter ce Grand Orchestre des Animaux est née de la découverte du travail de Bernie Krause grâce à Bruce Albert, qui nous a accompagnés tout au long de cette entreprise. Elle s’est enrichie au cours des multiples rencontres et conversations qui ont suivi avec des artistes, des scientifiques, des philosophes, des musiciens, des architectes, dont on retrouve les contributions dans le catalogue de l’exposition. Nous leur témoignons toute notre gratitude.

L’aventure a connu ses moments d’incertitude et d’exploration. Nous avons alors été touchés par l’intérêt porté au projet par de nombreuses institutions que nous remercions chaleureusement, notamment le Muséum national d’Histoire naturelle et l’équipe de Tara Océans à Paris, l’université Cornell aux États-Unis et le festival Kyotographie au Japon. Une exposition telle que celle-ci se nourrit également d’échanges privilégiés qui éclairent tout particulièrement ses enjeux fondamentaux. Je remercie à cet égard tout spécialement Interpol et Ioana Botezatu du département consacré à la lutte contre les crimes environnementaux, ainsi que Jean Claude Ameisen, directeur du Centre d’études du vivant de l’Institut des humanités de Paris (université Paris-Diderot), président du Comité consultatif national d’éthique et grande voix de la défense de la biodiversité.


1. Bernie Krause, Le Grand Orchestre animal, Flammarion, Paris, 2013.
2. Yanomami, l’esprit de la forêt, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 2003.
3. Terre Natale, Ailleurs commence ici, une exposition de Raymond Depardon et Paul Virilio, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 2008