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“!Mediengruppe Bitnik” Jusqu’ici tout va bien
au Centre culturel Suisse, Paris

du 23 septembre au 4 décembre 2016



www.ccsparis.com

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 23 septembre 2016.

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Légendes de gauche à droite :
1/  !Mediengruppe Bitnik, Ashley Madison Angel from Paris #8, 2016.
2/  !Mediengruppe Bitnik, Ashley Madison Angel from Paris #3, 2016.
3/  !Mediengruppe Bitnik, Ashley Madison Angel from Paris #2, 2016.

 


1978_Mediengruppe-Bitnik audio
Interview de Jean-Paul Felley, co-directeur du Centre culturel Suisse,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 23 septembre 2016, durée 11'14". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

!Mediengruppe Bitnik, duo composé de Carmen Weisskopf et Domagoj Smoljo (nés en 1976 et 1979, basés à Zurich et Berlin), utilise Internet comme matériau de son travail artistique. Il s’est notamment fait connaître en 2013 par le projet Delivery for Mr. Assange.

En août 2015, le célèbre site canadien de rencontres extraconjugales Ashley Madison était hacké. Des millions de noms et de documents ont été ainsi dévoilés publiquement. !Mediengruppe Bitnik s’est intéressé à ce cas, et plus précisement aux fembots (female robots), utilisés comme interlocuteurs des abonnés du site. Il a découvert environ 44’000 utilisateurs du site à Paris, qui n’ont comme interlocuteurs que 61 robots, surnommés «Angels». Ces données servent de point de départ à l’exposition Jusqu’ici tout va bien, spécialement conçue pour le CCS, qui soulève la question vertigineuse de la relation de l’homme à la machine.




Le charme des entités virtuelles

Entretien avec Jean-Paul Felley et Olivier Kaeser, codirecteurs du Centre culturel suisse,
à lire dans le journal le phare n°24


CCS / Pourquoi avez-vous choisi Internet comme matériau de votre activité artistique ?
• !Mediengruppe Bitnik /
À nos yeux, c’est Internet qui nous a choisis comme matériau artistique et non le contraire. Grâce à Internet, cela a été incroyablement facile pour nous, jeunes artistes, de divulguer nos oeuvres, nous n’avons pas eu à compter sur le seul système artistique pour nous faire connaître. L’art numérique est accessible. L’intimité de l’écran d’ordinateur crée un cadre puissant, il introduit l’art chez les gens. Très tôt aussi, on a été fascinés par les subcultures d’Internet. Des environnements que l’on ne pouvait pas toujours comprendre immédiatement. On a toujours pensé que cela valait particulièrement le coup d’explorer des territoires étranges et inconnus et des recoins éloignés.

CCS / Pouvez-vous expliquer la manière dont vous créez vos oeuvres ? Y a-t-il un processus type ou est-ce chaque fois différent ?
• !MB /
On commence généralement par faire une recherche approfondie dans un domaine. À partir de là, on développe l’idée conceptuelle. Élaborer une nouvelle oeuvre signifie se plonger dans un environnement et finir par en faire partie, analyser et trier, comprendre les règles et les structures données et mettre à jour les références et les sens cachés. Dans cette phase, on part à la découverte chacun de son côté tout en restant constamment en dialogue l’un avec l’autre et en échangeant sur ce que l’on a trouvé. On passe beaucoup de temps devant notre écran d’ordinateur, on passe beaucoup de temps à se perdre volontairement dans des réseaux. Comme le concept est au centre de nos oeuvres, c’est lui qui exige des discussions approfondies et intenses.

CCS / Votre oeuvre la plus connue est probablement Delivery for Mr. Assange (2013). Pouvez-vous raconter l’histoire de cette oeuvre incroyable ?
• !MB /
Au départ, il y a eu notre intérêt pour les circonstances dans lesquelles Julian Assange vit à l’ambassade d’Équateur, à Londres, depuis qu’il y a trouvé refuge en juin 2012. Il s’est vu accorder l’asile politique par l’Équateur en août 2012. S’il quitte l’ambassade, il risque de se faire arrêter par la police britannique qui attend à l’extérieur. Il est donc confiné dans l’espace réduit de l’ambassade et se trouve depuis quatre ans au centre d’une crise diplomatique aiguë. On s’est demandé : comment pouvons-nous intervenir dans cette impasse géopolitique ? Comment pouvons nous nous impliquer en tant qu’artistes ? On a décidé de fabriquer un paquet avec un trou et de mettre à l’intérieur un appareil qui prenne une photo à travers le trou toutes les quinze secondes et la télécharge sur notre site Internet en temps réel. On a envoyé le paquet à Julian Assange aux bons soins de l’ambassade d’Équateur. On voulait voir où le paquet allait atterrir, s’il allait atteindre sa destination, et quel trajet il allait prendre. Allait-il être mis de côté par la poste ? Ou allait-il passer avec succès le test postal et atteindre Julian Assange ? Ainsi, tandis que le paquet suivait lentement son cours vers l’ambassade d’Équateur, n’importe qui pouvait le suivre en temps réel, soit en direct sur note site, soit en lisant nos mises à jour sur Twitter. L’issue de l’expérience était complètement ouverte. Pour nous comme pour tout le monde. Une perte de contrôle délibérée. Au final, le paquet est bien arrivé à destination.

CCS / Vous travaillez actuellement sur l’affaire Ashley Madison. Pouvez-vous nous rappeler les faits et nous expliquer pourquoi vous vous êtes intéressés à ce scandale ?
• !MB /
Ashley Madison est un site de rencontres destiné à ceux qui souhaitent avoir des relations extra-conjugales. En juillet 2015, un groupe d’activistes ayant pris pour nom « Impact Team » a sommé Ashley Madison de fermer le site en menaçant de divulguer une grande quantité de données d’utilisateurs qu’il avait réussi à pirater. Suite au refus d’Ashley Madison, Impact Team a rendu publiques les données de plus de 33 millions d’utilisateurs, y compris des détails personnels et les courriels du directeur général. Ce piratage a montré qu’Ashley Madison n’arrivait pas à attirer suffisamment de femmes mariées. Le site a compensé ce manque d’utilisatrices avec 75 000 bots informatiques. Le bot (mot dérivé de « robot ») est un logiciel qui exécute des opérations de manière autonome en imitant le comportement humain, notamment la manière de communiquer. Les bots sont responsables d’à peu près la moitié des mouvements de données sur Internet. Ashley Madison a fait un usage commercial des bots. Pour pallier le nombre ridicule d’utilisatrices par rapport aux millions d’utilisateurs, il a créé des dizaines de milliers de fembots (contraction de female bots) pour inciter les utilisateurs à se lancer dans des chats payants. Une pratique douteuse qu’Ashley Madison justifie dans les conditions générales d’utilisation en faisant valoir que le site n’a pour objectif que la distraction de ses clients. Ceci a retenu notre attention. On s’est demandé : quelle est la nature de la relation homme – bot mise en place par Ashley Madison ? Comment la communication est-elle établie entre les hommes et les bots, et à quel niveau ? 2015 a-t-elle été l’année où les agents conversationnels ont passé le test de Turing1 avec succès ? Ces bots sont-ils si bons qu’ils ont pu tromper 30 millions d’utilisateurs et leur faire payer beaucoup d’argent pour chatter avec eux sans qu’ils réalisent qu’ils conversaient avec des bots ? Ou était-ce une escroquerie à grande échelle destinée dès le départ à leurrer les utilisateurs avec des bots ? Nous avons sondé des gigabytes de données piratées sur le site Ashley Madison et analysé la nature de la relation homme – bot. On s’est vite rendu compte que cette plate-forme d’échanges donnait lieu à très peu de communication. Les utilisateurs sont pris dans les filets d’un dialogue en boucle avec des bots. Et lorsqu’ils réalisent qu’ils parlent avec des bots, ils ne sont peut-être pas en mesure de faire part de leur expérience. Ils sont peut être gênés d’être sur le site Ashley Madison et d’avoir été escroqués. On aboutit à une sorte d’omertà où la nature de la situation crée un isolement.

CCS / Vos recherches s’apparentent à celles d’un enquêteur, d’un journaliste d’investigation ou d’un documentariste. C’est donc votre manière de procéder pour aboutir à la création d’une oeuvre ?
• !MB /
On souhaitait en savoir plus, en tant qu’artistes, sur la nature de la relation spécifique homme – bot créée par Ashley Madison. Cette relation est-elle vraie ? Le fait que les utilisateurs chattent avec des bots et non des humains a-t-il de l’importance ? Pourquoi ? Comment fonctionne le système précisément ? Comment a-t-il été configuré pour inspirer confiance ? Comment la communication est-elle structurée avec les bots ? En examinant les documents piratés et notamment les codes informatiques, on s’est aperçu que les bots n’étaient pas du tout intelligents. Ashley Madison n’a donc pas réussi le test de Turing. Ses bots ne sont que des scripts sommaires, leur seul atout étant de pouvoir lancer à un utilisateur une phrase séductrice en vingtcinq langues différentes. Malgré tout, le système régissant les bots est astucieux : chaque fois qu’un utilisateur s’inscrit sur Ashley Madison, un script baptisé mother donne naissance à des bots nommés angels, lesquels ont un nom d’utilisateur et une adresse inventés de manière à interagir avec le nouvel utilisateur. Chaque bot a un nom, un âge, une photo et une adresse – juste ce qu’il faut pour inciter l’utilisateur à répondre à ses avances. De nombreux utilisateurs doivent réaliser après un certain temps qu’ils communiquent avec des bots. Pour certains, on imagine que ce n’est pas grave, le frisson que leur donne un chat sexuel leur suffit. D’autres se désintéressent du site, d’autres encore ont essayé de poursuivre le site en justice. Mais tant que de nouveaux utilisateurs s’inscrivent, le modèle économique fonctionne.

CCS / Comment avez-vous transposé ces recherches dans le champ de l’art, et comment avez-vous donné à l’exposition une orientation parisienne ?
• !MB /
Nous avons passé au peigne fin et analysé cet immense trésor de données provenant du piratage d’Ashley Madison. À partir de cette étude, nous avons développé une série d’oeuvres qui dépassent le cas particulier d’Ashley Madison et soulèvent des questions sur les relations entre l’homme et la machine, le corps et les logiciels, l’intimité sur Internet, l’usage abusif qui est fait des platesformes numériques et de leur structure puissante. Pour l’exposition au CCS, nous avons analysé les données du piratage en les rapportant à la situation géographique de Paris. Ashley Madison a répandu une myriade de fembots dans le monde entier. Les 61 qui habitent à Paris fournissent leurs services à 44 306 membres parisiens d’Ashley Madison. Statistiquement, cela fait 726 utilisateurs par fembot. Notre exposition rendra cette présence de fembots apparente.

CCS / Pourquoi avez-vous choisi d’intituler votre exposition au CCS Jusqu’ici tout va bien ?
• !MB /
Ce titre est emprunté à une plaisanterie d’Hubert, l’un des protagonistes du film de Mathieu Kassovitz, La Haine. C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de cinquante étages. Au fur et à mesure de sa chute, pour se rassurer, il se répète sans cesse : Jusqu’ici tout va bien. Jusqu’ici tout va bien. Jusqu’ici tout va bien. Mais l’important, c’est pas la chute. C’est l’atterrissage… Dans notre relation avec les systèmes autonomes automatisés comme les bots et les algorithmes, on est arrivés à un point où l’on voit les premières conséquences de bots dirigés contre les humains. Les bots sont utilisés sur Twitter, sur les sites de rencontres, dans les moteurs de recherche, dans les voitures, à la bourse et dans les drones. Bien des entreprises qui mettent au point ces bots nous promettent des lendemains qui chantent, mais on commence à s’apercevoir que tout n’est pas si rose que cela. C’est déconcertant de voir la manière dont Ashley Madison et les sites analogues utilisent les bots pour tromper les gens. Cela devient de plus en plus évident : les algorithmes ne sont pas des anges. Qu’arrive-t-il lorsque les machines imitent la pensée, le travail créatif ou deviennent intelligentes ? Qui agit, ou qui est responsable, si les hommes délèguent de plus en plus de tâches aux algorithmes ou à des systèmes automatisés, interconnectés, « intelligents » ? Qu’elles soient intégrées dans un moteur de recherche, dans l’application de reconnaissance vocale d’un smartphone, dans un logiciel de traduction, ou à la bourse, des formes d’intelligence artificielle sont déjà parmi nous. Notre sentiment est que nous nous aventurons en territoire inconnu en nous répétant : jusqu’ici tout va bien.


1. Test d’intelligence artificielle permettant de déterminer si une machine est en mesure d’imiter la conversation humaine.