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“Des(t/s)in(s) de guerre” article 1997
au musée Zadkine, Paris

du 2 octobre 2016 au 5 février 2017



www.zadkine.paris.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, visite de l'exposition avec Véronique Koehler, le 3 octobre 2016.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Ossip Zadkine, [Hôpital], 1916. Mine de plomb, encre brune, plume, gouache et pinceau sur papier brun, 30,1 x 28 cm, signé, daté en bas à droite « JZ / 1916 /MAGENTA » Collection privée. © ADAGP 2016.
2/  Ossip Zadkine, Sans titre [Les Brancardiers], 1918. Eau-forte sur papier Hollande, 28 x 36,6 cm. Paris, musée Zadkine, acquis en 1993 sur les fonds du legs Valentine Prax, MZE 44.14. © Musée Zadkine/Roger Viollet. © ADAGP 2016.
3/  Photo de la carte d’identité de sauveteur-ambulancier de Zadkine, établie le 3 octobre 1914. Paris, archives du musée Zadkine, legs Valentine Prax, 1981.

 


1997_guerre audio
Interview de Véronique Koehler, commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 3 octobre 2016, durée 24'03". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaire de l’exposition :
Véronique Koehler, adjointe à la directrice du musée Zadkine, responsable des collections




Images de corps brisés, de vies fauchées, l’espace qui bascule et se déconstruit, les dessins et gravures réalisés par Ossip Zadkine durant la première guerre mondiale, sont ceux de l’implacable.

Ces quelque soixante compositions que scande la sérialité elliptique des corps couchés n’avaient jamais été réunies jusqu’à présent. Elles le sont, pour la première fois cet automne, dans les ateliers où Zadkine, artiste russe engagé volontaire dès 1915, gazé en 1916 et définitivement réformé en 1917, s’installa en 1928.

Aux côtés de ces dessins de guerre est présentée l’oeuvre de Chris Marker (1921-2012), « Owls at noon, Prelude : The Hollow Men », inspirée du poème « Les Hommes creux » écrit par T.S. Eliot en 1925. Fragments du poème de l’écrivain américain, photographies hallucinées de soldats blessés, images de femmes belles à pleurer, alternent de manière sérielle sur huit écrans, selon une écriture bouleversant les conventions narratives. Chambre d’écho, le temps d’une exposition, des éclats de guerre sur papier laissés par celui qui fut de ceux - Apollinaire, la tête bandée, Cendrars, le bras arraché – qui en revinrent. Dont le destin fut d’en revenir.


La publication : Dessins, destin de guerre est également un livre de Véronique Koehler aux éditions Paris Musées




L’exposition

Il y a un siècle, Ossip Zadkine, rapportait de son engagement durant la première guerre, une trentaine de dessins. De retour dans son atelier, durant l’hiver 1917-1918, il en tira une suite de vingt gravures à l’eau-forte, réunies en album, dont il ne reste aujourd’hui que quelques exemplaires devenus rarissimes. Ces dessins et gravures n’avaient jamais été rassemblés. L’espace qui bascule et se déconstruit, abolit les horizons, interdisant toute échappée, des cadrages resserrés sur un monde où toute idée d’ailleurs est bannie, la raideur de bras immenses, comme détachés de corps absents, les visages à demi effacés de figures aux voix devenues sourdes comme le souffle du vent, dont les bouches ont disparu, les regards devenus vides, la figure du mutilé en leitmotiv : les dessins et gravures de guerre de Zadkine ne représentent pas, ils montrent ; et exigent de qui les considère d’éprouver, pas de regarder. Il y a une dizaine d’années, Chris Marker, concevait « OWLS AT NOON Prelude : The Hollow Men », inspiré du poème de Thomas Stearns Eliot, « Les Hommes creux », écrit après la Première guerre, montage photocinématographique en forme de méditation sur la mémoire, le souvenir, ses résurgences et sa disparition. Pour se souvenir, il faut éprouver et c’est en se souvenant, seulement en se souvenant que l’on peut éprouver.


Soldat Zadkine matricule 38 513

« L’heure est grave, tout homme digne de ce nom doit agir, se défendre de rester inactif. Toute hésitation serait, un crime. Point de paroles, des actes », écrivait Cendrars, signataire de l’appel lancé à Paris, le 29 juillet 1914, engageant les étrangers amis de la France à se mobiliser. Ossip Zadkine, né à Vitebsk en 1888, arrivé à Paris à l’automne 1909, avait 26 ans quand la Première Guerre éclata. Il fut au nombre des 45 000 étrangers, vivant en France – dont une majorité était russe –, qui rejoignirent la Légion étrangère, « pour la durée de la guerre ».

Titulaire, dès octobre 1914, d’une carte de l’Union générale des sauveteurs et ambulanciers de l’école préparatoire de cadre de la Croix-Rouge, Zadkine fit acte d’engagement en janvier 1915 mais ne fut incorporé au 1er régiment étranger que le 24 janvier 1916. Il fut alors affecté à la 1re section d’infirmiers militaires dépendant du 1er corps d’armée, rattaché à la Vè armée et demeura en subsistance, au sein de cette section, à Paris, pour une période qui fut, selon toute vraisemblance, d’instruction, jusqu’au 31 mai 1916. À cette date, Zadkine passa à la 22è section d’infirmiers militaires et fut affecté à l’une des ambulances russes basées à l’arrière du front en Champagne. Arrivé le 3 juin 1916 à Magenta, un faubourg de la ville d’Épernay, l’un des grands centres sanitaires de la région, il demeura en cantonnement dans cette localité des bords de Marne jusqu’à la fin du mois d’octobre 1916. Il fut alors envoyé comme brancardier à l’immédiat arrière des lignes de défense de la ville de Reims, dans le secteur de Ludes.

Victime d’une attaque aux gaz, au cours de l’un des allers et retours quotidiens qu’il avait à faire jusqu’aux postes de secours installés à l’entrée des tranchées, pour évacuer les blessés, il dut l’être lui-même aux alentours du 10 décembre 1916. Transféré le 15 décembre à l’hôpital Auban-Moët à Épernay, Zadkine demeura dans cet établissement durant près de trois semaines, couché sur le ventre à vomir, ne pouvant avaler que du lait, avant que d’être envoyé à Paris en convalescence pour un traitement externe à l’hôpital-Saint-Antoine.

Réaffecté fin février 1917 au camp de Mourmelon – au moment même où la Révolution de février éclatait en Russie –, Zadkine fut dès le 19 mars, en raison de son état de santé, renvoyé vers l’hôpital auxiliaire d’Ivry-sur- Seine avant d’être admis le 23 mars à la Villa Molière, Auteuil. Il resta dans cette annexe de l’hôpital du Val-de-Grâce jusqu’au 3 juillet 1917, date à laquelle il fut placé en observation au centre de réforme de Clignancourt, d’où atteint d’une tuberculose pulmonaire, il sortit, réformé, le 7 octobre 1917.

De ses affectations successives, Zadkine rapporta une trentaine de dessins qui restituent les réalités d’une guerre dont, la respiration diminuée, il devait porter à vie, dans son corps, les séquelles. À son retour dans son atelier, à l’automne 1917 - il était un homme creux - de ceux décrits par T. S. Eliot dans son poème devenu mythique pour toute une génération qui se désigna elle-même comme perdue, « The Hollow Men ». Graver à l’eau-forte la matière de ces dessins de guerre dont il ne parvenait pas à détacher son regard et dans lesquels il demeurait abîmé, des heures entières, fut pour l’homme entamé, de près de 30 ans, le jeune Russe sans nouvelles de sa famille qu’il était, la voie cathartique par laquelle durant l’hiver 1917-1918 Zadkine reprit pied, élaborant en les couchant un à un à la surface froide du métal les souvenirs à vif qui l’obsédaient.

L’édition d’un album de vingt gravures résulta de ce travail mené dans le désarroi et le dénuement - qu’il dédia à la fille de l’ambassadeur de Russie en France, Hélène Isvolsky - dont le musée Zadkine possède un des rares exemplaires encore conservés, acquis en 1993. Ces dessins consignant, avec les moyens du bord, les réalités de la guerre et gravures réalisées à l’eau-forte qui en procèdent – dont seules celles de Callot et de Goya constituent un précédent dans la dénonciation – n’avaient jamais été rassemblés. Ils le sont pour la première fois aujourd’hui.


Promiscuités militaires

Les dessins et gravures réunis dans le grand atelier, qui séduisit tant Zadkine, quand il le découvrit en 1928, sont des scènes de cantonnement. Zadkine en enregistra les détails durant l’été et le début de l’automne 1916 à Magenta, faubourg d’Épernay, en Champagne. La sérialité des corps couchés, la répétition des uniformes, que rythment les stries des bandes molletières et les rangées de boutons, y parlent du triomphe du même, gommant toute individualité. Les silhouettes affalées y disent le désoeuvrement, la lassitude dans les gestes que gagnent le désabusé et le mécanique, le vide dans les têtes. La raideur simulant le cadavérique, de corps posés sur des grabats dessinés comme des cercueils, dénonce le mortifère. Ces dessins et gravures restituent par-delà l’observé ce qui fut éprouvé. La scène d’hôpital et les deux gravures qui en sont l’écho sont à situer vraisemblablement dans l’un des quelque dix hôpitaux temporaires qui étaient en service à Épernay en 1916.


Voyages au monde des blessés

Des scènes en plan serré, aux allures de champs contre champs, quasi cinématographiques, que dans le feu de l’action l’esprit mémorisa, restituent la réalité des missions d’évacuation vécue par Zadkine durant son affectation au sein de l’une des ambulances russes offertes à la France par l’impératrice de Russie, basée à l’immédiat arrière des lignes, sur le front en Champagne, dans le secteur de Ludes qu’en russe il écrivait « Loude », du mois d’octobre au 10 décembre 1916. C’est au cours de l’une de ces missions que Zadkine fut victime d’une attaque chimique vraisemblablement à l’étoile blanche, mélange de phosgène et de chlore.


Réalités hospitalières

Avant même d’être envoyé à l’arrière du front, Zadkine fut témoin des ravages de la guerre, pour avoir été, dès le printemps 1916 au contact des réalités hospitalières. En saisissant l’agonie d’un homme à l’hôpital russe à Paris au printemps 1916, se doutait-il que, gazé, il irait lui-même, huit mois plus tard, d’hospitalisation en hospitalisation ?


La réforme et le retour à la vie

Aucun dessin ne fut réalisé par Zadkine au cours de son placement en observation à la caserne de Clignancourt, centre de réforme de la capitale. Seule une gravure documente ce moment de son engagement que complètent celles évoquant le difficile retour à la vie de ceux qui, la gueule cassée de l’intérieur, trimbalèrent longtemps dans les cafés de la capitale désertés leur gueule tout en angles de pantins désarticulés, et furent de ces hommes creux évoqués par Thomas Stearns Eliot dans son poème éponyme en 1925.