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“Soulèvements” article 2006
au Jeu de Paume, Paris

du 18 octobre 2016 au 15 janvier 2017



www.jeudepaume.org

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 17 octobre 2016.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Alberto Korda, El Quijote de la Farola, Plaza de la Revolución, La Habana, Cuba, 1959. Tirage gélatino-argentique d’époque sur papier baryté. Collection Leticia et Stanislas Poniatowski. © ADAGP, Paris, 2016.
2/  Raoul Hausmann, Portrait d’Herwarth Walden à Bonset, carte postale envoyée à Théo Van Doesburg, 1921. Archives Theo and Nelly van Doesburg. Photo : collection RKD - Netherlands Institute for Art History / © ADAGP, Paris, 2016.
3/  Chen Chieh-Jen, The Route, 2006, film 35 mm transféré sur DVD, couleur & noir et blanc, muet, 16’ 45’’. © Chen Chieh-Jen, courtesy galerie Lily Robert.

 


2006_Soulevements_a audio
Interview de Marta Gili, directrice du Jeu de Paume,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 17 octobre 2016, durée 7'28". © FranceFineArt.

 


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Interview de Estefania Peñafiel Loaiza, artiste,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 17 octobre 2016, durée 12'02". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissaire de l’exposition : Georges Didi-Huberman, philosophe et historien de l’art



A propos de “ Soulèvements ” par Marta Gili, directrice du Jeu de Paume [« Préface », in Soulèvements, catalogue de l’exposition, p. 7-10]

Depuis près de dix ans, la programmation des expositions du Jeu de Paume s’est élaborée avec la conviction que les musées et les institutions culturelles du XXIe siècle ne peuvent se désintéresser des défis sociaux et politiques de la société dont ils font partie.

Cette simple prémisse, qui nous semble frappée au coin du bon sens, a façonné une programmation qui, loin de vouloir suivre les tendances du marché ou rechercher des motifs de légitimité complaisante dans le domaine de l’art contemporain, a fait le choix de travailler avec des artistes dont les inquiétudes poétiques et politiques rejoignent, précisément, la nécessité d’explorer de manière critique les modèles de gouvernance et les pratiques du pouvoir qui conditionnent une grande partie de notre expérience perceptive et affective et, de ce fait, sociale et politique, du monde dans lequel nous vivons.

Le Jeu de Paume étant un centre de l’image, il nous semble urgent et cohérent par rapport à sa responsabilité vis-à-vis de la société de réactualiser l’analyse des conditions historiques où se sont développées la photographie et l’image en mouvement durant les périodes moderne et postmoderne avec toutes leurs possibilités, provocations et contestations.

Heureusement, l’histoire des images ou de nos manières de voir et de percevoir le monde à travers elles n’est ni linéaire ni à sens unique. De là provient notre fascination pour ces images qui ne disent pas tout ce qu’elles montrent ou pour ces autres qui se voient influencées par les avatars de notre condition humaine. La photographie, et l’image en général, ne représentent pas seulement la réalité, mais aussi ce que l’oeil humain ne perçoit pas ; la photographie, tout comme nous, est capable de cacher, de nier et de souffrir. Elle attend juste quelqu’un qui sache écouter ses joies et ses peines.

C’est dans ce va-et-vient entre le visible et l’invisible de la vie des images que se situe la programmation du Jeu de Paume avec son regard oblique sur l’histoire et le monde contemporain, en intégrant l’accord et le désaccord des idées, des sentiments et des connaissances et en assumant le fait que la coexistence du conflit et de l’antagonisme constitue une part essentielle de la construction de la communauté.

C’est dans cette perspective et pour toutes les raisons que nous venons d’évoquer que la magnifique proposition du philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman de concrétiser, sous la forme d’une exposition, ses recherches autour du thème des « Soulèvements » nous a paru un défi intellectuel, muséographique et artistique idéal. Si la notion de révolution, de rébellion ou de révolte n’est pas étrangère au vocabulaire de la société contemporaine, leurs objectifs, leurs gestes souffrent eux d’amnésies et d’inerties collectives. Pour cette raison, analyser les formes de représentation des « Soulèvements », depuis les gravures de Goya jusqu’aux installations, peintures, photographies, documents, vidéos et films contemporains, apparaît d’une pertinence sans équivoque dans le contexte social qui est le nôtre en 2016. [...]




Introduction par Georges Didi-Huberman, commissaire de l’exposition

qui nous soulève ? Ce sont des forces : psychiques, corporelles, sociales. Par elles nous transformons l’immobilité en mouvement, l’accablement en énergie, la soumission en révolte, le renoncement en joie expansive. Les soulèvements adviennent comme des gestes : les bras se lèvent, les coeurs battent plus fort, les corps se déplient, les bouches se délient. Les soulèvements ne vont jamais sans des pensées, qui souvent deviennent des phrases : on réfléchit, on s’exprime, on discute, on chante, on griffonne un message, on compose une affiche, on distribue un tract, on écrit un ouvrage de résistance.

Ce sont aussi des formes grâce auxquelles tout cela va pouvoir apparaître, se rendre visible dans l’espace public. Ce sont donc des images, auxquelles cette exposition est consacrée. Images de tous temps, depuis Goya jusqu’à aujourd’hui, et de toutes natures : peintures, dessins ou sculptures, films ou photographies, vidéos, installations, documents… Elles dialogueront par-delà les différences d’époques. Elles seront présentées selon un récit où vont se succéder : des éléments déchaînés, quand l’énergie du refus soulève l’espace tout entier ; des gestes intenses, quand les corps savent dire « non ! » ; des mots exclamés, quand la parole s’insoumet et porte plainte au tribunal de l’histoire ; des conflits embrasés, quand se dressent les barricades et que la violence devient inévitable ; enfin des désirs indestructibles, quand la puissance des soulèvements parvient à survivre au-delà de leur répression ou de leur disparition.

De toutes les façons, chaque fois qu’un mur se dresse, il y aura toujours des « soulevés » pour « faire le mur », c’est-à-dire pour traverser les frontières. Ne serait-ce qu’en imaginant. Comme si inventer des images contribuait — ici modestement, là puissamment — à réinventer nos espoirs politiques.


L’exposition

« Soulèvements » est une exposition transdisciplinaire sur le thème des émotions collectives, des événements politiques en tant qu’ils supposent des mouvements de foules en lutte : il sera donc question de désordres sociaux, d’agitations politiques, d’insoumissions, d’insurrections, de révoltes, de révolutions, de vacarmes, d’émeutes, de bouleversements en tous genres.

C’est une interrogation sur la représentation des peuples, au double sens — esthétique et politique — du mot « représentation ». L’exposition se fonde sur un travail historique et théorique que Georges Didi-Huberman tente de mener depuis quelques années, notamment à travers une série d’ouvrages intitulés L’OEil de l’histoire et dont les derniers affrontent la question de l’« exposition des peuples » ainsi que de l’émotion en tant qu’elle serait à ne pas exclure d’une anthropologie politique.

La figure du soulèvement sera déclinée à travers divers médiums : manuscrits d’écrivains, peintures, dessins, gravures, photographies, films. Ceux-ci, parce que la représentation des peuples en mouvements — depuis Griffith et Eisenstein jusqu’aux réalisateurs d’aujourd’hui — est l’une des grandes affaires du cinéma, feront l’objet d’une attention particulière qui donnera sans doute à l’exposition son style particulier.

Le parcours de l’exposition suit un cheminement sensible et intuitif dans lequel le regard peut, cependant, se focaliser sur des « cas » exemplaires traités avec précision, afin d’échapper à tout regard généralisateur, à travers cinq grandes parties :

ÉLÉMENTS (DÉCHAÎNÉS) Les éléments sont instables : se soulever déchaîne.
Se soulever, comme lorsqu’on dit « une tempête se lève, se soulève ». Renverser la pesanteur qui nous clouait au sol. Alors, ce sont les lois de l’atmosphère tout entière qui seront contredites. Surfaces – draps, drapés, drapeaux – qui volent au vent. Lumières qui explosent en feux d’artifice. Poussière qui sort de ses recoins, qui s’élève. Temps qui sort de ses gonds. Monde sens dessus dessous. De Victor Hugo à Eisenstein et au-delà, les soulèvements seront souvent comparés à des ouragans ou à de grandes vagues déferlantes. Parce qu’alors les éléments (de l’histoire) se déchaînent. On se soulève d’abord en exerçant son imagination, fût-ce dans ses « caprices » ou ses « disparates », comme disait Goya. L’imagination soulève des montagnes. Et lorsqu’on se soulève depuis un « désastre » réel, cela veut dire qu’à ce qui nous oppresse, à ceux qui veulent nous rendre les mouvements impossibles, on oppose la résistance de forces qui sont désirs et imaginations d’abord, c’est-à-dire forces psychiques de déchaînement et réouvertures des possibles.
Dennis Adams, Léon Cogniet, Marcel Duchamp, Francisco de Goya, William Hogarth, Victor Hugo, Leandro Katz, Eustachy Kossakowski, Maria Kourkouta, Man Ray, Jasmina Metwaly, Henri Michaux, Tina Modotti, Robert Morris, Hélio Oiticica, Roman Signer, Tsubasa Kato, Jean Veber, anonyme.

GESTES (INTENSES) Les gestes sont intenses : se soulever s’agit ou s’agite.
Se soulever est un geste. Avant même d’entreprendre et de mener à bien une « action » volontaire et partagée, on se soulève par un simple geste qui vient tout à coup renverser l’accablement où jusque-là nous tenait la soumission (que ce fût par lâcheté, cynisme ou désespoir). Se soulever, c’est jeter au loin le fardeau qui pesait sur nos épaules et nous empêchait de bouger. C’est casser un certain présent – fût-ce à coups de marteau, comme auront voulu le faire Friedrich Nietzsche ou Antonin Artaud – et lever les bras vers le futur qui s’ouvre. C’est un signe d’espérance et de résistance. C’est un geste et c’est une émotion. Les républicains espagnols l’ont pleinement assumé, eux dont la culture visuelle avait été formée par Goya et Picasso, mais aussi par tous les photographes qui recueillaient sur le terrain les gestes des prisonniers libérés, des combattants volontaires, des enfants ou de la fameuse Pasionaria Dolores Ibárruri. Dans le geste de se soulever, chaque corps proteste de tous ses membres, chaque bouche s’ouvre et s’exclame dans le non-refus et dans le oui-désir.
Paulo Abreu, Art & Language, Antonin Artaud, Joseph Beuys, Désiré-Magloire Bourneville, Gilles Caron, Claude Cattelain, Agustí Centelles, Chim, Pascal Convert, Gustave Courbet, Michel Foucault, Leonard Freed, Gisèle Freund, Marcel Gautherot, Agnès Geoffray, Jochen Gerz, Jack Goldstein, Alvaro Hoppe, Käthe Kollwitz, Alberto Korda, Germaine Krull, Hiroji Kubota, Annette Messager, Lisette Model, Tina Modotti, Friedric Nietzsche, Willy Römer, Willy Ronis, Graciela Sacco, Lorna Simpson, Wolf Vostell, anonymes français.

MOTS (EXCLAMÉS) Mots d’ordre : se soulever s’écrit.
Les bras se sont levés, les bouches se sont exclamées. Maintenant il faut des mots, il faut des phrases pour le dire, le chanter, le penser, le discuter, l’imprimer, le transmettre. Voilà pourquoi les poètes se situent « en avant » de l’action elle-même, ainsi que le disait Rimbaud aux temps de la Commune. En amont les romantiques, en aval les dadaïstes, les surréalistes, les lettristes, les situationnistes, etc., auront mené de poétiques insurrections. « Poétique » ne veut pas dire « loin de l’histoire », bien au contraire. Il y a une poésie des tracts, depuis la feuille de protestation écrite par Georg Büchner en 1834 jusqu’aux résistances numériques d’aujourd’hui, en passant par René Char en 1943 et les « ciné-tracts » de 1968. Il y a une poésie propre à l’usage des papiers journaux et des réseaux sociaux. Il y a une intelligence particulière – attentive à la forme – qui est inhérente aux livres de résistance ou de soulèvements. Jusqu’à ce que les murs eux-mêmes prennent la parole et que celle-ci investisse l’espace public, l’espace sensible en son entier.
Henri Alleg, Antonin Artaud, Ever Astudillo, Ismaïl Bahri, Artur Barrio, Georges Bataille, Charles Baudelaire, Joseph Beuys, André Breton, Marcel Broodthaers, Cornelius Castoriadis, Champfleury, Gustave Courbet, Dada, Armand Dayot, Guy Debord, Carl Einstein, Jean-Luc Fromanger, Federico García Lorca, Groupe Dziga Vertov, Raymond Hains, Raoul Hausmann, John Heartfield, Bernard Heidsieck, Victor Hugo, Asger Jorn, Claude Lefort, Jérôme Lindon, Rosa Luxemburg, Man Ray, Germán Marín, Cildo Meireles, Henri Michaux, Tina Modotti, Pier Paolo Pasolini, Pablo Picasso, Sigmar Polke, Jacques Rancière, Armando Salgado, Álvaro Sarmiento, Philippe Soupault, Charles Toubin, Félix Vallotton, Gil Joseph Wolman, anonymes, ciné-tracts anonymes.

CONFLITS (EMBRASÉS) Violences : se soulever détruit.
Alors tout s’embrase. Les uns n’y voient que pur chaos. Les autres y voient surgir, enfin, les formes mêmes d’un désir d’être libre. Des façons de vivre ensemble s’inventent pendant les grèves. Dire qu’on « manifeste », c’est constater – même pour s’en étonner, même pour ne pas comprendre – que quelque chose est apparu, qui était décisif. Mais il aura fallu un conflit pour cela. Motif important de la moderne peinture d’histoire (de Manet à Polke) et des arts visuels en général (photo, cinéma, vidéo, arts numériques). Il arrive que les soulèvements ne produisent que l’image d’images brisées : vandalismes, ces sortes de fêtes en négatif. Mais on construira sur ces ruines l’architecture provisoire des soulèvements : choses paradoxales, mouvantes, faites de bric et de broc, que sont les barricades. Puis, les forces de l’ordre répriment la manifestation, quand ceux qui se soulèvent n’avaient pour eux que la puissance de leur désir (la puissance : mais pas le pouvoir). Et c’est pourquoi il y a tant de gens, dans l’histoire, qui sont morts de s’être soulevés.
Manuel Álvarez Bravo, Hugo Aveta, Ruth Berlau, Malcolm Browne, Henri Cartier-Bresson, Agustí Centelles, Chen Chieh- Jen, Armand Dayot, Honoré Daumier, Adolphe-Eugène Disdéri, Robert Filliou, Jules Girardet, Arpad Hazafi, John Heartfield, Dmitri Kessel, Herbert Kirchhorff, Héctor López, Édouard Manet, Marville, Ernesto Molina, Jean-Luc Moulène, Voula Papaioannou, Jerzy Piórkowski, Sigmar Polke, Hans Richter, Pedro G. Romero, Jesús Ruiz Durand, Armando Salgado, Allan Sekula, Thibault, Félix Vallotton, Jean Veber, anonymes.

DÉSIRS (INDESTRUCTIBLES) Se soulever, donc, s’espère : s’imagine, se tend vers le futur.
Mais la puissance survit au pouvoir. Freud disait du désir qu’il est indestructible. Même ceux qui se savent condamnés – dans les camps, dans les prisons – cherchent tous les moyens pour transmettre un témoignage, un appel. Ce que Joan Miró évoqua dans une série d’oeuvres intitulée « L’Espoir du condamné à mort », en hommage à l’étudiant anarchiste Salvador Puig i Antich exécuté par le régime franquiste en 1974. Un soulèvement peut se terminer dans les larmes des mères sur le corps de leurs enfants morts. Mais ces larmes ne sont pas que d’accablement : elles peuvent encore se donner comme puissances de soulèvement, comme dans ces « marches de résistance » des mères et des grand-mères à Buenos Aires. Ce sont nos propres enfants qui se soulèvent : Zéro de conduite ! Antigone n’était-elle pas presque une enfant ? Que ce soit dans les forêts du Chiapas, à la frontière gréco-macédonienne, quelque part en Chine, en Égypte, à Gaza ou dans la jungle des réseaux informatiques pensés comme une vox populi, il y aura toujours des enfants pour faire le mur.
Taysir Batniji, Francisca Benitez, Ruth Berlau, Bruno Boudjelal, Agustí Centelles, Eduardo Gil, Mat Jacob, Ken Hamblin, Maria Kourkouta, Joan Miró, Pedro Motta, Voula Papaioannou, Estefania Peñafiel Loaiza, Enrique Ramírez, anonymes.