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“Jean-Luc Moulène” article 2013
au Centre Pompidou, Paris

du 19 octobre 2016 au 20 février 2017



www.centrepompidou.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, visite de l'exposition avec Sophie Duplaix, commissaire, le 19 octobre 2016.

2013_Jean-Luc-Moulene2013_Jean-Luc-Moulene

Légendes de gauche à droite :
1/  Jean-Luc Moulène,Voyelles, Paris, 2015. Bronze, laiton, plastique, mousse, métal, résine époxy, colorants, 50 x 29 x 56 cm. Photo Florian Kleinefenn. Courtesy de l’artiste et Thomas Dane Gallery, London. © Jean-Luc Moulène. © Adagp, Paris 2016.
2/  Jean-Luc Moulène,Indexes, Londres, 2016. Béton, 138,8 x 73,8 x 50,2 cm. Photo Todd-White Art Photography. © Jean-Luc Moulène. © Adagp, Paris 2016.

 


2013_Jean-Luc-Moulene audio
Interview de Sophie Duplaix, commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 19 octobre 2016, durée 16'53". © FranceFineArt.

 


texte de Mireille Besnard, rédactrice pour FranceFineArt.

 

Pleine ouverture pour Jean-Luc Moulène sur l'espace urbain qui pénètre dans la Galerie 3 du Centre Pompidou entièrement accessible au regard des passants. L’installation qui ne porte pas de nom fait continuum avec la rue grâce à son revêtement gris-bitume, à son bleu de costume accroché en vitrine, à son journal gratuit à prendre avec soi en partant, à ses vidéos façon contrôle, à peine remarquables sur le côté. De ce gris neutre qui nivelle l’espace avec la rue et lie invisiblement les choses, émergent des socles de même couleur. Comme en prolongement à la fontaine Stravinsky et à ses automates, Moulène dispose des sculptures sur ces socles, à la surface supérieure un peu plus claire. Littéralement, ce sont des objets d’exposition. De tailles et d’espacements variables, les socles ouvrent l’espace aux mouvements, aux variations temporelles et aux dialogues des objets qui se connectent, déconnectent et reconnectent de nos pensées au fur et à mesure de la déambulation. Au-delà des objets, les formes, les matières et les couleurs interagissent et permettent mentalement l’élaboration de nouvelles pièces.

Après la photographie -disponible ici que sous forme imprimée-, Jean-Luc Moulène exploite la modélisation 3D pour faire parler des matières et des formes dans leurs interactions, leur compatibilité, leur fusion et rejet, leurs réactions aux intrusions, aux découpes et aux juxtapositions. Tous ces événements que Moulène travaille avec les concepts mathématiques de coupes, d’intersection et de latéralité rappellent souvent nos expériences de vie. Quelques que soient les matières, en les habitant ou en les traversant, l’anthropomorphisme hante ces objets. Présents en paires ou structures hybrides, le masculin et le féminin émergent ici et là. Avec ses coupes et ses redressements, les combinaisons, les rapprochements, les juxtapositions trahissent autant la beauté que la violence des mises en forme quelque soit leur finalité. C’est sous cet angle politique de la teneur dialectique des objets et des formes que subrepticement Moulène nous livre ses expérimentations, ses expériences plastiques. En résulte, des œuvres qui telle Bubuglu à l’entrée de la salle, acceptent l’erreur et se prêtent allègrement à la remodélisation perpétuelle.

Mireille Besnard

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissariat :
Sophie Duplaix, conservatrice en chef, Musée national d’art moderne, chef du département des collections contemporaines
Assistée de Jeanne Rethacker, chargée de recherches, Musée national d’art moderne, département des collections contemporaines




Le Centre Pompidou consacre pour la première fois une exposition monographique à Jean-Luc Moulène. Invité à concevoir une rétrospective de son oeuvre, l’artiste choisit de présenter une « rétrospective de protocoles » sous la forme d’un programme de production d’une trentaine de nouvelles pièces, manifeste de ses recherches.

Le parcours de l’exposition permet de saisir, à travers ces oeuvres inédites, la richesse et la complexité de l’univers, abstrait et corporel, de l’artiste. Jean-Luc Moulène cherche à « objectiver » le monde par une variété de pratiques, formes et sujets, en ancrant sa réflexion dans les mathématiques, et en particulier dans la théorie des ensembles, qui peut valoir métaphore de l’espace social. Il explore ainsi, en s’appuyant sur les techniques de conception 3D, des opérations telles que l’intersection, la latéralité, la coupe, dans une tension entre corps et objet. Ses oeuvres questionnent l’espace commun, la forme que prend cet espace, son intersection avec l’espace individuel.

Si l’on connaît essentiellement Jean-Luc Moulène pour sa pratique photographique, son travail sur les objets, plus récent, occupe aujourd’hui une position centrale. Le recours à des technologies issues du design industriel associé à l’expérimentation minutieuse des matériaux permet la création d’oeuvres dont la justesse est l’une des conditions premières. Leur pouvoir d’interrogation tient à cet état de tension et non de résolution qu’elles proposent. Ici, les objets sont « en conversation », moins avec le regardeur qu’avec les autres objets. Le vaste plateau de l’espace d’exposition pourrait s’apparenter à un environnement urbain, avec automobiles et bâtiments, au milieu duquel circulent des corps. Des corps qui doivent trouver leur place dans le chaos des désirs individuels, des contraintes politiques et des conventions sociales.

Selon la commissaire de l’exposition, Sophie Duplaix, « il s’agit d’un acte poétique, dans lequel s’entremêlent art, science et technologie ».




Extraits des propos de Jean-Luc Moulène, recueillis par Sophie Duplaix, 2015-2016

Déplacement

C’est vrai qu’à un moment j’ai pu dire que je me plaçais « au point de convergence entre une culture technique (dont participe la photographie), la communication industrielle et les recours expérimentaux au matériel du corps dans les années 19708 ». […] Au moment de cet entretien […] mon travail artistique était photographique, j’étais dans les technologies de la communication dans le cadre de mon poste chez Thomson ASM et j’avais réfléchi à la question du corps – et fait des expériences –, notamment grâce à la fréquentation de Michel Journiac […]. Aujourd’hui, j’aurais tendance à dire que je ne répartirais pas les choses selon ces trois axes. L’oeuvre est centrale, entière, objet de partage et à la convergence des regards. […]

Voyelles : grammaire et vocabulaire
À ma pièce Voyelles, j’associe l’intitulé « Grammaire et vocabulaire ». Elle est à l’entrée de l’exposition. C’est mon ami Thierry Guichard qui me l’a soufflée en quelque sorte. Il m’avait confié sa lecture du poème de Rimbaud qui repose sur l’hypothèse d’un lien entre les attributs des voyelles et la forme de la lettre. Il en résulte une interprétation érotique du sonnet – avec la description d’un corps, de bas en haut – plutôt qu’une manière de correspondance baudelairienne. Donc ma pièce pourrait bien être une objectivation du poème. Pour autant, ce n’est pas une lecture, mais une construction, et même une reconstruction complète, qui ressemble à une tentative d’alphabétisation. Des maisons côte à côte, des voitures alignées le long des trottoirs, des inscriptions sur les façades, des tags – lettre à lettre colorés : la rue. Donc cette pièce se trouve à l’entrée de l’exposition, davantage pour marquer une objectivation de ce que l’on voit dans la rue que pour évoquer Rimbaud, même si je reconnais infiniment ma dette envers le poète.

L’intersection, l’espace commun
Si je dis « Proust et la musique », on va parler d’une partie de Proust et d’une partie de la musique. On va parler de ce qu’ils partagent. Si je dis « le vide et le vent », on va parler de tout le vide et de tout le vent en même temps que de ce qu’ils partagent. C’est ça, une disjonction : elle laisse entiers les ensembles convoqués. On voit donc bien que l’intersection - l’espace commun - est déterminée aussi par la nature des ensembles intersectés. […] Aujourd’hui, cet espace commun est presque devenu intraçable, on a du spectacle et de l’identité. Dans le schéma de base de la théorie des ensembles – deux cercles intersectés –, on sera, le jour où les deux cercles s’équivaudront, dans une situation d’éclipse en quelque sorte. On aura là sans doute réalisé l’utopie : tout l’espace commun sera en même temps tout l’espace individuel. Mais on n’en est pas là. C’est précisément pour cela que j’ai décidé de créer des pièces qui soient très strictement des intersections. Juste pour se rendre compte de ce à quoi il pourrait ressembler, cet espace commun. Et puisque dans la rue, il y a des corps et des bagnoles, on va intersecter les corps et les bagnoles ! On verra bien à quoi ça ressemble.

Le regardeur
Quelqu’un qui regarde, oui, je travaille pour lui. Si l’on me parle de public ou de spectateur, je ne sais pas qui c’est. Peut-être un outil marketing ? Donc, disons que « le regardeur », c’est celui à qui l’on passe l’oeuvre, parce que c’est de ça dont il s’agit, dans le fond. Un artiste produit un objet et à un moment donné, il s’en sépare, et quelqu’un d’autre le regarde. Et c’est à ce moment-là que commence la vie de l’oeuvre […]. C’est aussi pour cela que l’oeuvre se doit d’être close. Parce qu’elle ne communique pas les résultats d’une expérience, elle permet l’expérience. Et à cette fin, il faut fournir au regardeur un objet parfaitement clos ou expiré de façon à ce que ce soit lui qui l’ouvre ou l’inspire.

Vérification par la matière
Le fait d’entrer dans la matière, à travers une technique, est une vérification de la pensée. Et, du même coup, peut amener à déplacer un certain nombre de présupposés, puisque la technique n’est pas destinée à produire un effet, mais à vérifier la pertinence des choix. Si l’on n’arrive pas à obtenir ce qu’on voulait, c’est que c’était mal pensé, tout simplement. Les projets n’ont de sens que lorsqu’ils sont réalisés. On pourrait croire que les phases de conception virtuelle et matérielle sont séparées, mais ce n’est pas le cas, car si elles étaient séparées, cela voudrait dire que la fabrication est juste une exécution au sens de la production d’un cadavre. En travaillant avec la théorie des ensembles et son schéma de base (les deux cercles intersectés), […] une question assez nette s’est posée en passant au volume : un ensemble n’est pas forcément limité par un contour. Si l’ensemble est une matière, le contour est plutôt un extrait qu’un bord ; si c’est une matière dure, c’est plutôt une cassure. Donc je peux dire qu’effectivement, j’essaie de produire un noeud, qui nous fait passer de la surface des objets, par leur coupe, à leur matière, vers la surface visible. Matière et image – la conception 3D, qui n’a ni dedans ni dehors – partagent la coupe comme outil d’investigation.

Le programe comme œuvre
Je dirais que le dépassement de l’exposition comme oeuvre, c’est le programme comme oeuvre. C’est ce que j’ai cherché à faire ici. Il y a un programme conceptuel et visuel qui s’inscrit dans la théorie des ensembles et qui se développe intégralement dans le champ de l’exposition. Peut-être que le programme est faux, mais son développement est cohérent. Non seulement cohérent, mais visible dans pratiquement toutes les pièces. Selon moi, l’idéal, l’exposition parfaite, ce serait l’exposition où l’on pourrait prendre les pièces une par une et aller lire toutes les autres pièces avec. Donc on en prend une, on s’en sert comme mode de lecture pour les autres, on la repose, on en prend une autre, et ainsi de suite jusqu’à épuisement de l’ensemble des pièces. Et il faut que tout ce qui apparaît à ce moment-là développe l’intégralité du programme. […] Il faudrait aussi préciser une chose importante, c’est que la place de l’homme dans cette exposition n’est pas du tout calculée. Il n’y a ni scénographie ni chorégraphie : les distances entre les oeuvres ne sont pas mesurées pour le regardeur. Dans le fond, il est nécessairement étranger, l’homme, dans cet espace : il est le bienvenu, mais il est étranger.



8. Lieux communs, figures singulières, cat. expo., dir. Jean-François Chevrier, Suzanne Pagé, Paris, Société des amis du musée d’Art moderne de la ville de Paris, 1991, p. 83.