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“Cy Twombly” article 2043
au Centre Pompidou, Paris

du 30 novembre 2016 au 24 avril 2017



www.centrepompidou.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, journée de tournage, le 28 novembre 2016.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Cy Twombly, Still Life, Black Mountain College, 1951. Impression à sec sur carton. 43,1 x 27,9 cm. Collection Fondazione Nicola Del Roscio. © Fondazione Nicola Del Roscio, courtesy Archives Nicola Del Roscio.
2/  Cy Twombly, Alessandro Twombly, 1965. Impression à sec sur carton. 43,2 x 28 cm. Cy Twombly Foundation. © Cy Twombly Foundation, courtesy Archives Nicola Del Roscio.
3/  Cy Twombly, Coronation of Sesostris, 2000. Part V : Acrylique, crayon à la cire, mine de plomb sur toile. 206,1 x 156,5 cm. Pinault Collection. © Pinault Collection / Photo Robert Mc Keever.

 


2043_Cy-Twombly audio
Interview de Jonas Storsve, commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 28 novembre 2016, durée 18'16". © FranceFineArt.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Le blanc inégal des toiles, les couches irrégulières de peinture, les légères taches imperceptiblement plus sombres ou plus claires forment des étendues pas vraiment vierges. Ce paysage nu, marqué comme un épiderme l'est par le passage des ans, est un espace géographique s'offrant à l'histoire, une peau promise à l'aiguille du tatoueur. Cy Twombly y écrit d'une calligraphie tranchante, faisant exploser le temps et l'espace en éclats. Il découpe la toile au scalpel, la cicatrise en couches successives, trace caractères et symboles dans une frénésie incantatoire. L'anatomie post-opératoire est ainsi une carte mentale, psychologique, expliquée par des formules mathématiques et ésotériques.

Ces toiles démesurées sont destinées à submerger le spectateur en occupant tout son champ visuel, à le perdre dans les méandres du labyrinthe de Thésée. Les tracés en sont un fil d'ariane ténu, serpentant entre les étapes d'un récit héroïque. L'humanité est mise en scène comme une tragédie classique. La chair qui finit déchirée par la violence des conflits montre, une fois disséquée, le cheminement intérieur qui a mené à cette explosion. Kennedy assassiné se superpose à l'empereur Commode dans un autopsie où se mêlent des références à la médecine légale autant qu'à l'architecture gréco-romaine.

Dans cette peinture mouvementée et dramatique comme un opéra, la matière sur le papier ou la toile suit les gestes, les parcours des acteurs sur la scène, explique les émotions des dieux et héros à l'aide de schémas géométriques. L'œuvre se lit comme un codex où sont annotés les rouages les plus intimes de l'humanité, une recherche pour en définir les lois immuables. Car ce qui fait se rejoindre hommes et créatures mythologiques est bien la souveraineté absolue du destin. Sous le blanc du fond, des formes, des couleurs, des mots peints puis enfouis remontent malgré tout vers la surface. Tout est déjà écrit : le présent, le futur vers lequel il tend sont déjà gravés dans les profondeurs de la peinture. Ce déterminisme résiste à toute tentative de l'effacer, d'en modifier l'orientation.

Sur quatre toiles représentant la succession des saisons, la finalité de l'hiver, la fin du cycle de vie est présent dès celle représentant le printemps. La forme noire stérile s'affine de tableau en tableau. De halos flous, ses avatars franchissent les multiples épaisseurs de vie, fusionnent au cours de leur ascension pour finir par dominer le blanc devenu immaculé. Le temps se trouve ainsi inscrit dans une tridimentionalité, autant sur la surface de la toile que dans sa profondeur.

Que ce soit sur un ciel parsemé de nuages ou des fleurs qui éclosent, la peinture fluide s'écoule en pluie, en sève, en parfum. Les fleurs sont tracées d'un geste allant défier les limites de la main du peintre. Par cette mise en danger, Cy Twombly atteint une grâce. La forme devient graphie, les pétales se fondent dans une spirale unique. La multitude du vivant est rendue à l'unicité d'un état de pulsation. Tous les mythes sont distillés dans une goutte d'existence, les battements d'un cœur unique qui englobe tout.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissariat :
Jonas Storsve, Conservateur du Cabinet d’art graphique, musée national d’art moderne




Le Centre Pompidou organise la première rétrospective complète de l’oeuvre de l’artiste américain Cy Twombly. Événement de l’automne 2016, cette exposition d’une ampleur inédite sera uniquement présentée à Paris. Elle rassemble des prêts exceptionnels, venant de collections publiques et privées du monde entier.

Construite autour de trois grands cycles : Nine Discourses on Commodus (1963), Fifty Days at Iliam (1978) et Coronation of Sesostris (2000), cette rétrospective retrace l’ensemble de la carrière de l’artiste à travers un parcours chronologique de cent quarante peintures, sculptures, dessins et photographies permettant d’appréhender toute la richesse d’un oeuvre, à la fois savant et sensuel. Dans cette sélection, le visiteur pourra découvrir les oeuvres emblématiques de l’artiste dont beaucoup, jamais exposées en France.

Né en 1928 à Lexington, Virginie, Cy Twombly est décédé en 2011, à l’âge de quatre-vingt-trois ans, à Rome où il a passé une grande partie de sa vie. Unanimement salué comme l’un des plus grands peintres de la seconde moitié du 20e siècle, Twombly qui, depuis la fin des années 1950, partageait sa vie entre l’Italie et les États-Unis, « syncrétise » l’héritage de l’expressionisme abstrait américain et les origines de la culture méditerranéenne. De ses premiers travaux du début des années 1950, marqués par les arts dits primitifs, le graffiti et l’écriture, jusqu’à ses dernières peintures aux couleurs exubérantes, en passant par ses compositions très charnelles du début des années 1960 et sa réponse à l’art minimal et conceptuel dans les années 1970, cette rétrospective souligne l’importance que Cy Twombly accorde aux cycles et aux séries dans lesquels il réinvente la grande peinture d’Histoire. L’exposition est aussi l’occasion de rendre sensible la relation forte entretenue par l’artiste avec Paris. Le Centre Pompidou lui avait dès 1988 consacré une première importante rétrospective.

L’exposition est organisée en étroite collaboration avec la Cy Twombly Foundation et son président Nicola del Roscio, la Fondazione Nicola Del Roscio, Gaeta et avec le soutien d’Alessandro Twombly, le fils de l’artiste.




Parcours de l’exposition

Salle 1

Les années 1950 témoignent de la maturité précoce de Cy Twombly, jeune peintre originaire de Lexington, dans le sud des États-Unis. À peine sorti du Black Mountain College, université libre expérimentale de Caroline du Nord, où il côtoie l’avant-garde américaine, il s’embarque, à 24 ans, pour l’Europe et l’Afrique du Nord en compagnie de Robert Rauschenberg. À son retour à New York à la fin du printemps 1953, il réalise ses premières oeuvres d’envergure, dont la sonorité des titres évoque des villages et sites archéologiques marocains. Naissent ensuite les toiles blanches couvertes d’écritures – Cy Twombly n’affectionnait pas le terme « graffiti » dont la critique les affuble. Le chef-d’oeuvre de la décennie est sans conteste la série de peintures blanches réalisées en 1959 à Lexington, que Leo Castelli refuse pourtant d’exposer. L’économie de moyens est poussée à l’extrême, en un mélange de peinture industrielle blanche et de mine de plomb. L’austérité du langage pictural en fait des oeuvres d’exception.

Salle 2
Au cours de l’été 1957, Cy Twombly retourne en Italie pour rendre visite à son amie Betty Stokes ; l’épouse de l’aristocrate vénitien Alvise Di Robilant vient de donner naissance à leur premier enfant. Le couple habite alors Grottaferrata, où Cy Twombly photographie Betty à plusieurs reprises. Lors de ce séjour, il réalise notamment une suite de huit dessins à la craie de couleur, dont il lui fait cadeau. L’un d’eux fut malheureusement extrait de l’ensemble qui ne compte plus actuellement que sept dessins. Leur écriture nerveuse et leurs couleurs vives en font des oeuvres d’exception.

Salle 4
Après son mariage avec l’aristocrate italienne Luisa Tatiana Franchetti, célébré à New York le 20 avril 1959, Cy Twombly s’installe à Rome, dans un palais situé via di Monserrato, quartier d’intellectuels. Le couple fait de cette demeure sa résidence principale. À cette époque, Twombly vient d’abandonner la peinture industrielle, fluide et visqueuse, au profit de la peinture à l’huile en tube, aux propriétés opposées. Entre 1960 et 1962, il réalise quelques-unes de ses peintures les plus charnelles. Empire of Flora en est un exemple éloquent. Des fragments de corps épars, féminins comme masculins, parsèment les toiles qui semblent conserver la mémoire sensuelle des chaudes nuits romaines.

Salle 5
Fin 1963, alors que John F. Kennedy est assassiné à Dallas, Cy Twombly consacre un cycle de neuf peintures à l’empereur romain Commode (161-192), décrit comme cruel et sanguinaire. L’artiste traduit le climat de violence du règne de l’héritier de Marc Aurèle, marqué par la terreur et les exécutions. Exposé à la galerie Leo Castelli à New York au printemps 1964, le cycle reçoit un accueil extrêmement défavorable de la part de la critique. Le public new-yorkais, qui s’enthousiasme alors pour le minimalisme naissant, comprend mal le génie pictural de Cy Twombly et sa capacité à transcrire sur la toile les phases psychologiques complexes qui marquèrent la vie et la mort de l’empereur romain. À l’issue de l’exposition, Cy Twombly récupère les oeuvres du cycle « Commodus » qui fut vendu à un industriel italien, puis acquis en 2007 par le musée Guggenheim de Bilbao.

Salle 6
Après avoir réalisé une série de peintures placées sous le signe d’Éros à l’aube des années 1960, Twombly se tourne dès 1962 vers Thanatos, personnification de la Mort. Ce virage trouve une expression paroxystique dans les deux premières méditations portant sur la guerre de Troie auxquelles se livre l’artiste : Achilles Mourning the Death of Patroclus et Vengeance of Achilles. Cy Twombly y donne forme à la douleur puis à la vengeance d’Achille suite à la mort de Patrocle dans cet ensemble exceptionnellement réuni pour l’exposition. Le triptyque Ilium fut, quant à lui, démembré à une date inconnue et le premier panneau rejoignit la collection Eli et Edythe Broad à Los Angeles. Au début des années 2000, Cy Twombly, pour pallier cette dispersion, réalise une nouvelle version du premier panneau afin de compléter le triptyque, alors en possession du collectionneur François Pinault.

Salle 9
En réaction aux nouvelles tendances minimales et conceptuelles qui émergent aux États-Unis dans les années 1960, Cy Twombly entame en 1966, à Rome, une nouvelle séquence de peintures remarquables par leur austérité, dominées par une palette réduite aux gris et noir. L’artiste y trace des formes simples ou des graphes circulaires à l’aide d’un bâton de cire blanche. Il expose l’ensemble début 1967 à Turin à la Galleria Notizie. À l’automne, son galeriste Leo Castelli présente à New York une seconde série, réalisée en janvier de la même année, dans un loft de Canal Street que le collectionneur et conservateur David Whitney met à disposition du peintre. Parmi les oeuvres exposées figure Sans titre (New York City), datée de 1967 [cat. n° 75], qui fit l’objet d’un échange entre Andy Warhol et Cy Twombly. Ce dernier, en contrepartie, choisit un des Tuna Fish Disasters du chef de file du pop art.

Salle 11
Constituées d’éléments disparates, les sculptures de Cy Twombly peuvent être qualifiées d’« assemblages » et d’« hybridations ». Élaborées à partir d’objets trouvés (morceaux de bois, fiches électriques, cartons, fragments de métal, fleurs séchées ou artificielles), ces combinaisons de formes brutes sont unifiées par un mince revêtement de plâtre. Le blanc dont elles sont badigeonnées fait naître à leur surface de subtiles nuances, accroche la lumière et leur octroie une apparence spectrale. En ce sens, l’artiste, dans un entretien avec le critique d’art David Sylvester, soulignait : « La peinture blanche est mon marbre ». Parfois transposées en bronze dans un second temps, ces sculptures apparaissent comme autant de réminiscences de mythes, d’objets symboliques ou archéologiques, à l’instar de Winter’s Passage Luxor (Porto Ercole) (1985). « La sculpture de Cy Twombly, écrit Edmund de Waal, paraît plus archaïque qu’archaïsante, comme si l’élan qui pousse à sa réalisation était lui-même ancien. »

Salle 12
En 1975, Cy Twombly acquiert une maison du 16e siècle à Bassano in Teverina, au nord de Rome. Après une restauration rudimentaire, il y installe son atelier d’été. Inspiré par la lecture de l’Iliade du poète Homère qu’il découvre dans la traduction anglaise qu’en donna Alexander Pope au 18e siècle, il entame en 1977 le cycle « Fifty Days at Iliam ». Il lui faut deux étés successifs pour achever les dix toiles qui composent ce cycle majeur. Au terme « Ilium » qui désigne la ville antique de Troie, Cy Twombly substitue celui d’« Iliam », dont il préfère la sonorité. À ses yeux, la lettre « A » évoque Achille, le héros grec qu’il place au coeur de deux toiles en 1962. Après avoir été exposée en 1978 à la Lone Star Foundation de New York, l’oeuvre restera dix années en caisse et ne sera rendue visible qu’après son acquisition par le Philadelphia Museum of Art, en 1989. Depuis lors, elle est présentée de façon permanente dans une salle du musée dédiée à Cy Twombly. À l’occasion de cette exposition, elle est présentée pour la première fois en Europe.

Salle 15
« Coronation of Sesostris » appartient aux grands cycles de peintures qui jalonnent l’oeuvre de Cy Twombly et se démarquent des séries purement abstraites par l’insertion d’éléments narratifs. À l’instar du dieu égyptien Râ qui traverse le ciel à bord de sa barque solaire du crépuscule à l'aubre, Cy Twombly ouvre le cycle par des toiles lumineuses dominées par des teintes solaires – jaune et rouge – et le clôt en noir et blanc par une évocation douce-amère d’Éros, extraite d’un poème de Sappho : « Eros tisseur de mythes, Eros doux-amer, Eros annonciateur de souffrance ». Il entremêle par fragments les références à Sésostris Ier, aux poètes antiques Sappho et Alcman ainsi qu’à la poétesse contemporaine Patricia Waters. Ce cycle, entamé par Twombly dans sa demeure italienne de Bassano, n’est achevé qu’une fois les toiles envoyées à Lexington. Les photographies de Sally Mann révèlent en effet les toiles de formats différents directement clouées aux murs du petit atelier, attestant ainsi qu’elles ne furent montées sur châssis qu’une fois achevées.

Salle 17
Pour la série Bacchus que Cy Twombly peint début 2005 dans son atelier italien de Gaète alors que sévit la guerre en Irak, il se tourne à nouveau vers l’Iliade d’Homère et revient à son écriture si caractéristique déjà expérimentée dans les « Tableaux noirs » de la fin des années 1960. Il remplace cependant le crayon de cire blanc par de la peinture rouge, évocatrice du sang ou du vin, qu’il laisse couler librement sur les immenses toiles beiges. La première série comprend huit peintures monumentales qu’il expose fin 2005 dans la galerie Larry Gagosian sur Madison Avenue à New York. Entre 2006 et 2008 il entreprend une nouvelle série de toiles autour de la figure de Bacchus, parfois sur des formats plus imposants encore. Les deux oeuvres exposées ici sont issues de la première série.

Depuis ses débuts au Black Mountain College, en Caroline du Nord, Cy Twombly n’a cessé de pratiquer la photographie. Formé auprès de la photographe américaine Hazel-Frieda Larsen, il réalise dès 1951 une série de natures mortes, capturant bouteilles et pots, qui évoquent le souvenir des oeuvres du peintre italien Giorgio Morandi. Au Maroc en 1953, lors de son premier voyage outre-Atlantique, il scrute attentivement les chaises, les plis des nappes d’un restaurant de Tétouan. Mais c’est plus tard, lorsqu’il découvre le format carré du Polaroïd qu’il développe sa propre identité photographique. Reflets du goût de Cy Twombly pour le flou, les couleurs pastel ou parfois saturées et stridentes, les agrandissements tirés à sec évoquent un monde d’images contemplatif. Ces photographies rappellent les lieux où il vécut, son goût pour la sculpture, les fleurs et les végétaux. Lorsqu’un ami lui apporte cédrats, mains de Bouddha et autres fruits de la famille des citrons, il accentue leur côté sculptural et sensuel dans des séries de polaroïds. Loin des conventions photographiques de l’époque, il fait naître par l’image des « poèmes succincts et discrets ».




Extrait du catalogue

Quelques considérations sur la personne et l'œuvre de Cy Twombly
par Jonas Storsve, commissaire de l'exposition

[…] Immense, riche et complexe, l’oeuvre de Cy Twombly se déploie sur une période de soixante années qui fut l’une des plus fécondes que l’histoire de l’art récente ait connues. Son oeuvre fait le lien entre la culture américaine de l’après-guerre, dominée sur le plan artistique par l’expressionnisme abstrait, et la culture méditerranéenne que Cy Twombly découvre encore jeune et qu’il fait sienne, tout en restant très proche de son univers natal, le sud des États-Unis, que nous autres, Européens, connaissons avant tout à travers sa littérature : William Faulkner, Carson McCullers, Flannery O’Connor ou encore Tennessee Williams…

Son père, Edwin Parker Twombly, Sr., joueur de baseball reconnu et professeur de sport à partir de 1921 à la Washington and Lee University à Lexington (Virginie), avait des connaissances en latin, nous apprend Kirk Varnedoe, tandis que sa soeur, de quatre années son aînée, a étudié le latin pendant huit ans et le grec pendant six ans. L’atmosphère familiale n’a pu que stimuler la curiosité intellectuelle dont Twombly fait preuve dès son plus jeune âge. Lorsqu’en 1952, il fait une demande de bourse de voyage pour l’Europe auprès du Virginia Museum of Fine Arts de Richmond, il affirme vouloir « étudier les dessins des caves préhistoriques de Lascaux », mais il compte aussi visiter les musées français, italiens et néerlandais, contempler l’architecture gothique et baroque et les ruines romaines. Il dit également être « attiré par le primitif, les éléments rituels et fétichistes, et l’ordre plastique symétrique… ». Il obtient sa bourse (150 dollars par mois pendant un an) et invite Robert Rauschenberg, rencontré à l’Art Students League de New York deux ans auparavant, à l’accompagner en Europe. […]

L’immense culture que Cy Twombly acquiert est extrêmement riche et originale et se ressent dans toute son oeuvre. Ses lectures l’emmènent loin : Goethe, Hérodote, Homère, Horace, Keats, Mallarmé, Ovide, Rilke, Sappho, Spenser, Virgile, sont tous cités dans ses oeuvres. D’autres auteurs moins attendus, comme Lesley Blanch, Robert Burton, George Gissing ou le poète mystique perse du XIIIe siècle Djalâl-al-Dîn Rûmî apparaissent de façon plus ou moins marquée. L’image que nous avons de Cy Twombly, peintre lettré, de l’Olympe grec et de l’histoire antique, est une image juste, mais partielle. Tout est en effet beaucoup plus complexe qu’il n’en a l’air. L’aspect sophistiqué de son travail est traversé par une attention constante aux réalités vernaculaires, plus ou moins visible, mais bien présente. Cy Twombly avait l’esprit délicieusement mal tourné, lorsqu’il le voulait. Pourtant il s’irrita le jour où Kirk Varnedoe découvrit les quatre lettres du mot « FUCK » écrit au bas de la peinture Academy (1955). On peut d’ailleurs lire le même mot devant l’inscription « Olympia » dans la peinture éponyme – ce qui change drôlement la donne ! Dans le même ordre d’idées, Paul Winkler, ancien directeur de la Menil Collection à Houston, rappelle ce que Twombly lui dit un jour qu’il se trouvait en sa compagnie devant l’oeuvre Apollo (1963). Alors qu’il pensait que l’oeuvre faisait référence au monde grec, l’artiste lâcha ce commentaire laconique : « Rachel et moi, on adorait aller danser au théâtre de l’Apollo à Harlem. » En d’autres temps, Cy Twombly ne put s’empêcher, tout en sachant qu’au XVIIe siècle le mot avait une tout autre signification, d’inscrire l’expression « Private Ejaculations » dans toute une suite de dessins de 1981-1982. On l’imagine devant ces oeuvres, un sourire narquois au coin des lèvres ! Comme l’on sait aujourd’hui, la photographie a joué un rôle important à la fois dans son art – ce que nous n’avons découvert que tardivement – et dans sa vie. Alors qu’il était un homme extrêmement discret, voire secret, Twombly s’est fait photographier tout au long de son existence. L’un des reportages les plus célèbres reste celui que Horst P.Horst réalisa en 1966 pour le compte de la revue Vogue. L’article intitulé « Roman Classic Surprise », écrit par Valentine Lawford, fut publié dans le numéro du mois de novembre1966 et comptait de nombreuses photographies prises dans l’appartement romain de la via di Monserrato. On y voit un dandy vivant dans un intérieur palatial avec son épouse, Tatiana, aristocrate aux coiffures élaborées, et leur fils de six ans, Alessandro, déguisé en général napoléonien. Comme le note Nicholas Cullinan, cette apparition dans Vogue n’a guère réchauffé ses relations avec les États-Unis, qui étaient déjà au plus bas après l’exposition très controversée du cycle Nine Discourses on Commodus deux ans auparavant chez Leo Castelli, à New York. On le disait trop chic, trop sophistiqué, en un mot, trop éloigné de l’idée que l’Amérique se faisait d’un artiste américain. […] Douze ans après, en 1978, lorsque la première monographie sur la peinture de Cy Twombly fut publiée par Heiner Bastian, l’artiste prit soin de donner une image totalement différente de lui-même. Sur la couverture, vêtu d’un pull-over et d’un jeans, il figure assis nonchalamment sous un arbre, entouré de moutons. On distingue même un bâton de berger à côté de ses pieds chaussés de gros godillots en cuir. Ce cliché veut donner à voir un artiste proche de la terre, communiant avec la nature, adepte d’une vie simple et saine. Cy Twombly était probablement un peu les deux, tout à la fois dandy et pâtre romain. […]

Cette première rétrospective complète de l’oeuvre de Cy Twombly présente des peintures, des sculptures, des dessins et des photographies, mais l’accent est volontairement mis sur les peintures. Parmi les grands cycles du peintre, nous en avons retenu trois, qui scandent l’exposition chronologiquement et qui en forment le coeur. Il y a forcément des regrets. Le refus de certains collectionneurs de prêter leurs oeuvres nous a contraints à penser l’exposition différemment, ce qui nous permet aujourd’hui de proposer au public une approche de l’oeuvre, sinon renouvelée, en tout cas moins attendue. Cette exposition reflète toutes les facettes du travail de Twombly. Le catalogue qui l’accompagne fait entendre des voix polyphoniques. Il ne contient pas de grande introduction analytique de l’oeuvre complet de Cy Twombly – sur ce point, je renverrai volontiers le lecteur au texte fondamental de Kirk Varnedoe et à celui de Nicholas Cullinan. On y trouvera néanmoins des essais très éclairants sur certains aspects et certaines périodes de l’oeuvre, des réflexions plus impressives et plus personnelles d’autres artistes, l’histoire de la constitution de deux grandes collections d’oeuvres de Cy Twombly (celle du couple Brandhorst et celle d’Yvon Lambert), ainsi que des notations du fils de l’artiste, Alessandro Twombly. En fin d’ouvrage, Nicola Del Roscio partage ses souvenirs avec le lecteur, composant, d’une plume allègre et intelligente, un portrait vivant de Cy Twombly. Grâce à tous ces témoignages, nous pouvons approcher non seulement l’artiste, mais aussi l’homme. Sous nos yeux, Cy Twombly semble reprendre vie, tel qu’en lui-même. La force créatrice de Cy Twombly était sans commune mesure. Son oeuvre extraordinaire a gardé toute sa puissance, même au cours des ultimes années – cela n’arrive que chez les très, très grands. […]