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“Henri Cartier-Bresson” Images à la Sauvette
à la Fondation Henri Cartier-Bresson, Paris

du 11 janvier au 23 avril 2017



www.henricartierbresson.org

 

© Anne-Frédérique Fer, visite presse de l'exposition, le 10 janvier 2017.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Henri Cartier-Bresson, Images à la Sauvette (Verve, 1952), p. 127-128, Les derniers jours de Kuomintang, Shanghai, Chine, décembre 1948 - janvier 1949.. © Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos.
2/  Henri Cartier-Bresson, Images à la Sauvette (Verve, 1952), couverture. © Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos.
3/  Henri Cartier-Bresson, Images à la Sauvette (Verve, 1952), p. 25-26, Italie,1933. © Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos.

 


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Interview de Agnès Sire, directrice de la Fondation Henri Cartier-Bresson et commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 10 janvier 2017, durée 18'24". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissariat : Agnès Sire, directrice de la Fondation Henri Cartier-Bresson



Du 11 janvier au 23 avril 2017, la Fondation consacre une exposition au célèbre ouvrage de Cartier-Bresson, Images à la Sauvette. Le projet, à l’initiative de l’éditeur Tériade, voit le jour en octobre 1952 dans le cadre d’une co-édition franco-américaine avec le concours de Matisse et les éditeurs Simon and Schuster. Sans le savoir, ces derniers allaient imposer la formule « The Decisive Moment », version américaine du titre du livre, comme raccourci de l’oeuvre du photographe. Dès sa parution en 1952, Images à la Sauvette eut un succès retentissant dans le monde des arts, considérée comme une « bible pour les photographes » selon les mots de Robert Capa. Sa maquette épurée, la qualité de l’héliogravure et la force des images font de ce livre d’artiste une oeuvre novatrice pour l’époque. L’ouvrage révèle la dualité inhérente à l’oeuvre de Cartier‑Bresson entre interprétation intime et observation documentaire.

Images à la Sauvette est le fruit des travaux réunis du fameux éditeur d’art, Tériade, d’un photographe talentueux, d’un peintre à l’apogée de sa carrière, Matisse, et deux éditeurs américains, Simon and Schuster. Dès ses débuts, Cartier-Bresson envisage le livre comme un aboutissement de son travail. Dans les années trente, il rencontre Tériade, créateur de Verve, qu’il qualifiera plus tard comme son « maître à penser ». Ils projettent de réaliser ensemble un livre sur les bas-fonds des grandes villes avec Eli Lotar, Bill Brandt et Brassaï, mais cet ambitieux projet ne verra pas le jour. Vingt ans plus tard, après trois ans de voyage en Asie, le projet Images à la Sauvette voit le jour. Le titre de l’édition française, mûrement réfléchi avec son beau-frère, l’historien du cinéma George Sadoul, évoque les voleurs ou les vendeurs de rue. Cartier-Bresson assure que le sens de cette formule idiomatique − le vendeur des rues prêt à s’enfuir au premier contrôle − est très proche de sa façon de travailler. C’est Tériade qui souffle la citation du Cardinal de Retz, exergue au texte d’introduction : « Il n’y a rien en ce monde qui n’ait un moment décisif ». Néanmoins l’éditeur américain qui hésite à traduire cette expression sans équivalent en langue anglaise et choisit de nommer l’ouvrage The Decisive Moment, titre plus accrocheur à ses yeux.

La volonté d’imposer la force des images comme unique forme de récit et la place accordée au texte du photographe font d’Images à la Sauvette une oeuvre extrêmement novatrice. De très grand format, l’ouvrage propose une maquette d’une pureté audacieuse, qui permet au 24 x 36 de se déployer pleinement. L’impression en héliogravure, par les meilleurs artisans de l’époque, les frères Draeger et la spectaculaire couverture de Matisse en font un modèle du genre. Au printemps 1951, Cartier-Bresson explique : « Si nos épreuves sont belles et parfaitement composées (et elles doivent l’être) ce ne sont pas pour autant des photos de salons […] En somme, notre image finale, c’est celle imprimée ». Cette affirmation positionne clairement Images à la Sauvette comme un livre d’artiste.

Paradoxalement, l’ouvrage confirme un tournant dans la vie du photographe, co-fondateur, en 1947, de Magnum Photos qui contribue à asseoir la notion d’auteur. Le parti pris de séparer le portfolio avant et après 1947 annonce sa transition vers le documentaire. L’importance de la section Reportage de son texte introductif et la multiplication des pronoms pluriels qui évoquent la coopérative témoignent également de ce changement. La structure du livre en deux parties distinctes révèle la dualité inhérente à l’oeuvre de Cartier-Bresson. Images à la Sauvette met clairement au jour le personnage, que l’on croit tiraillé entre une interprétation très intime de son monde intérieur et, à partir de la création de Magnum, une approche plus observatrice du monde extérieur. Cartier-Bresson, conscient de cette coexistence, prônait l’équilibre : « Il y a une interaction entre ces deux mondes qui au bout du compte ne font qu’un. Ce serait dangereusement réducteur d’accorder plus d’importance à l’un plutôt qu’à l’autre dans ce dialogue constant ».

L’exposition présente une sélection de tirages d’époque ainsi que de nombreux documents d’archive liés à l’aventure de cet ouvrage, jusqu’à sa réédition récente en fac-similé par les éditions Steidl. Cette réédition est accompagnée d’un livret avec un essai de Clément Chéroux sur l’histoire de l’ouvrage.




J’ai toujours eu une passion pour la peinture. Étant enfant j’en faisais le jeudi et le dimanche, j’y rêvais les autres jours. J’avais bien un Brownie-box comme beaucoup d’enfants, mais je ne m’en servais que de temps à autre pour remplir de petits albums avec mes souvenirs de vacances. Ce n’est que beaucoup plus tard que je commençais à mieux regarder à travers l’appareil, mon petit monde s’élargissait et ce fut la fin des photos de vacances.

Il y avait aussi le cinéma, les Mystères de New York, avec Pearl White, les grands films de Griffith, le Lys Brisé, les premiers films de Stroheim, les Rapaces, ceux d’Eisenstein, Potemkine, puis la Jeanne d’Arc de Dreyer ; ils m’ont appris à voir. Plus tard, j’ai connu des photographes qui avaient des épreuves d’Atget ; elles m’ont beaucoup impressionné. Je me suis alors acheté un pied, un voile noir, un appareil 9x12 en noyer ciré, équipé d’un bouchon d’objectif qui tenait lieu d’obturateur ; cette particularité me permettait d’affronter uniquement ce qui ne bougeait pas. Les autres sujets étaient trop compliqués ou me paraissaient trop « amateur »; je croyais ainsi me dédier à « Art ». Je développais et tirais les épreuves moi-même dans une cuvette et ce bricolage m’amusait. [...]

J’avais découvert le Leica; il est devenu le prolongement de mon oeil et ne me quitte plus. Je marchais toute la journée l’esprit tendu, cherchant dans les rues à prendre sur le vif des photos comme des flagrants délits. J’avais surtout le désir de saisir dans une seule image l’essentiel d’une scène qui surgissait. Faire des reportages photographiques, c’est-à-dire raconter une histoire en plusieurs photos, cette idée ne m’était jamais venue; ce n’est que plus tard, en regardant le travail de mes amis du métier et les revues illustrées, et en travaillant à mon tour pour elles que peu à peu j’ai appris à faire un reportage.

J’ai beaucoup circulé, bien que je ne sache pas voyager. J’aime le faire avec lenteur, ménageant les transitions entre les pays. Une fois arrivé, j’ai presque toujours le désir de m’y établir pour mieux encore mener la vie du pays. Je ne saurais être un globe-trotter. [...] Une photographie est pour moi la reconnaissance simultanée, dans une fraction de seconde, d’une part de la signification d’un fait, et de l’autre d’une organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment ce fait.

C’est en vivant que nous nous découvrons, en même temps que nous découvrons le monde extérieur, il nous façonne, mais nous pouvons aussi agir sur lui. Un équilibre doit être établi entre ces deux mondes, l’intérieur et l’extérieur, qui dans un dialogue constant, n’en forment qu’un, et c’est ce monde qu’il nous faut communiquer.

Mais ceci ne concerne que le contenu de l’image et pour moi, le contenu ne peut se détacher de la forme; par forme, j’entends une organisation plastique rigoureuse par laquelle seule nos conceptions et émotions deviennent concrètes et transmissibles. En photographie, cette organisation visuelle ne peut être que le fait d’un sentiment spontané des rythmes plastiques. »

Extrait du texte d’Henri Cartier-Bresson, in Images à le Sauvette, Verve, 1952




Le mythe de l’instant décisif
Piège ou révélation ?


« Il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, et le chef-d’oeuvre de la bonne conduite est de connaître et de prendre ce moment ». Cette phrase extraite des mémoires du Cardinal de Retz publiée en 1717 figure, tronquée, en exergue au texte écrit par Henri Cartier-Bresson pour introduire son livre Images à la Sauvette. C’est Tériade, son éditeur, pour les Editions Verve, qui la lui avait suggérée en 1952, et il ne pouvait imaginer à l’époque à quel point elle allait compter par la suite. En effet, cet ouvrage est co-édité aux États-Unis avec l’éditeur Simon and Schuster, qui hésite à traduire « Images à la Sauvette » – ce qui aurait été tout à fait possible – mais cherche un titre plus clinquant. Finalement, Cartier-Bresson acceptera « The Decisive Moment », qui figurera donc en couverture du livre, écrit de la main de Matisse qui signe le papier découpé de la couverture.

C’est donc ainsi que, depuis lors, cette notion d’« Instant décisif » est quasiment toujours accolée au nom d’Henri Cartier-Bresson. Cette formule a fait école, elle est devenue une sorte de définition de l’acte photographique pour certains photographes, à détrôner par d’autres. Au début des années 1980 est apparue la notion de « temps faible » par opposition au temps décisif, notion magistralement développée dans le texte d’Alain Bergala qui introduit l’ouvrage de Raymond Depardon, Correspondance New-Yorkaise.

L’erreur, le quiproquo à propos de cet instant décisif accolé au nom de Cartier-Bresson est en fait qu’il est devenu une sorte de norme, comme s’il n’y avait qu’un bon moment, celui où tout est en place de façon géométrique. De nombreux photographes se sont fourvoyés en tentant d’imiter cet équilibre. Malgré cela, cette notion s’est imposée et a quelque peu simplifié la façon dont l’oeuvre d’Henri Cartier-Bresson a été perçue, comme un arbre qui cache la forêt.

En 1974, Cartier-Bresson admettait volontiers : « Le Leica est pour moi un carnet de dessins, un divan de psychanalyste, une mitraillette, un gros baiser bien chaud, un électro-aimant, une mémoire, un miroir de la mémoire. » Nulle trace ici d’un prétendu enregistrement d’une réalité, mais bien plus de mémoire (et donc du passé), de divan de psychanalyste (faire ressurgir le passé) et de miroir de la mémoire (l’image du passé). Il a également fréquemment exprimé que sa photographie était une « abstraction d’après nature ». Cet accident poétique ne gît pas là à portée de tous, il s’offre à certains à travers l’appareil photo, à condition d’être un bon passeur, ce qui, selon Walker Evans, ne faisait aucun doute : « Cartier a toujours été une sorte de medium spirite : la poésie parle parfois depuis son appareil photo. »

Le moment décisif ne serait-il donc pas plutôt cet art de l’accident poétique, savoir le voir et le saisir pour éviter « l’Instant perdu » à tout jamais : un miroir de la mémoire, un moment sauvé par l’artifice de la surface sensible du film ?

Extraits de « De l’errance de l’oeil au moment qui s’impose, quelques pistes pour mieux voir », Agnès Sire, Revoir Henri Cartier-Bresson, Textuel, 2009