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“Ali Cherri” Somniculus
au Jeu de Paume, Paris

du 14 février au 28 mai 2017



www.jeudepaume.org

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation presse, le 13 février 2017.

2083_Ali-Cherri2083_Ali-Cherri2083_Ali-CherriLégendes de gauche à droite :
1/  Ali Cherri, Somniculus, 2017. Photographie de tournage, courtesy de l'artiste. Coproduction : Jeu de Paume, Paris, Fondation Nationale des Arts Graphiques et Plastiques et CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux.
2/  3/  Ali Cherri, Somniculus, 2017, vidéo HD, courtesy de l'artiste. Coproduction : Jeu de Paume, Paris, Fondation Nationale des Arts Graphiques et Plastiques et CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux.

 


2083_Ali-Cherri audio
Interview de Ali Cherri,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 13 février 2017, durée 7'42". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissariat : Osei Bonsu, commissaire invité de la 10e édition de la programmation Satellite



La programmation Satellite 10 : “l'économie du vivant”

Présentant le travail de quatre artistes internationaux, « L’économie du vivant » puise dans les arts visuels, l’archéologie, la musique et la littérature de quoi établir une nouvelle carte des migrations du monde contemporain. Notre propos est de considérer la constante mobilité des corps, des plantes, des animaux, des oeuvres d’art, ainsi que d’un certain nombre d’autres produits culturels.

Composée d’une série de quatre expositions personnelles, la programmation se fonde sur l’idée qu’une des façons de comprendre l’état du progrès humain au XXIe siècle est de consigner l’expérience vécue. Observant le monde à travers la lentille du présent, les artistes construisent leur propre subjectivité en considérant les rapports qui se nouent entre la mémoire et la fiction, les communautés et les civilisations, les vivants et les morts. “L’économie du vivant” reconsidère la valeur des peuples dont l’histoire n’a pas laissé de traces, s’intéresse aux vols des oiseaux poussés par les grands vents, aux sentiers qu’empruntent les rêves, aux chants et aux récits de liberté. Dans un paysage géopolitique en constante expansion, nous pouvons voir comment les grands axes imposent conflit et agitation à la circulation des peuples, des marchandises et des processus. Dans ce monde hégémonique, qui doit ses empires et frontières à la guerre, comment ne pas comprendre le besoin de lieux de recueillement et d’espaces de rencontre au sein de notre réalité commune ? Reconnaître que l’histoire est un espace fragile, c’est prêter l’oreille aux discrètes histoires individuelles qui filtrent à travers les récits imposés. De là, nous pouvons entamer une archéologie du temps qui met au jour des « choses » jusqu’alors invisibles : un autre territoire, un imaginaire transnational.

Bien au-delà du simple projet d’une cartographie concrète de l’histoire, le cycle d’expositions s’attache à considérer la façon dont le corps politique se meut dans des espaces tant locaux qu’historiques ou symboliques. Dans une série d’oeuvres spécialement commanditées pour l’occasion, les artistes réactivent, à travers le prisme de leurs supports, des événements et des récits ancrés dans l’expérience politique individuelle et collective. Ils ont en commun un intérêt pour les histoires vivantes des communautés et cultures auxquelles ils appartiennent, et en captent les expressions intangibles et immatérielles. Par delà les structures narratives globales qu’ils définissent, les espaces ouvrent souvent sur un vide sur fond duquel mots, gestes et rencontres peuvent advenir. En y pénétrant, nous découvrons que nous nous éveillons peu à peu à la clameur de notre propre réalité ; à des vies étrangères ; à l’oubli et au déplacement ; aux souffrances de l’exil et de la perte des traditions.

La 10e édition de la programmation Satellite, qui s’ouvrira avec Ali Cherri et se cloturera avec Jumana Manna, est tournée vers la transmission et la préservation de l’histoire en tant que réceptacle de la mémoire vivante. Ces confrontations ouvriront l’espace propice à l’exploration du temps et de la temporalité que mènent Steffani Jemison et Oscar Murillo, dont les pratiques formelles mettent en évidence une poétique des gestes physiques influencée par ces facteurs socio-économiques que sont les usines, les projets d’aménagement urbain ou les parcs publics.

Prenant pour base le support filmique, « L’économie du vivant » sera interdisciplinaire, invitant à un dialogue effectif et ciblé avec l’image mouvante. Lieu d’accueil de la complexité de la pratique artistique contemporaine, ce programme constituera un formidable point d’entrée à un champ disciplinaire très vaste, qui va de l’ethnomusicologie et des systèmes archéologiques aux discours coloniaux et aux utopies du progrès racial.

Osei Bonsu




L'exposition : Somniculus

Par sa pratique, Ali Cherri tient la chronique des tâches quotidiennes de l’homme, évoquant une vision poétique de la conservation, du patrimoine, du travail et de la présentation in fine des découvertes archéologiques dans les musées de Paris.

Dans le cadre de sa programmation Satellite 10, le Jeu de Paume et le CAPC musée ont commandé à Ali Cherri une nouvelle oeuvre vidéo intitulée Somniculus. Le projet d’Ali Cherri s’inscrit dans un travail entamé depuis deux ans sur la place qu’occupe l’objet archéologique dans la construction des récits nationaux.

En mettant en parallèle des ossements humains et d’animaux, des sculptures antiques et des objets de culte, Ali Cherri cherche à penser le musée non pas comme un conservatoire d’objets, mais comme un espace de représentation où les concepts sont associés à des objets. Au delà d’un rôle pédagogique, le musée concrétise l’écart qui sépare les objets de leur nom.

Le film présente des pièces des collections du musée de la Chasse et de la Nature, du musée du Louvre, du musée du Quai Branly-Jacques Chirac et du Muséum national d’histoire naturelle.

Filmé dans les galeries désertes de divers musées parisiens, Somniculus (du mot latin signifiant « sommeil léger »), d’Ali Cherri, exprime la tension entre la vie des objets morts et le monde vivant qui les entoure. Les pièces exposées dans les musées d’ethnographie, d’archéologie et de sciences naturelles sont toutes présentées dans leur contexte culturel comme autant de survivances de l’intérêt manifesté par l’homme. Préservé et exposé comme élément d’historiographie, chaque objet est représentatif d’un lieu ou d’une époque, chaque pièce continue à vivre en tant que réceptacle de sa propre histoire. Que se passerait-il si nous sortions ces objets du contexte de signification contrôlée que nous avons construit autour d’eux ? Leur valeur idéologique en deviendrait-elle moins sensible ?

En conséquence des différentes phases qui ont jalonné le cours des XVIIIe et XIXe siècles – Lumières, impérialisme, expansion coloniale –, les musées parisiens comptent parmi les institutions les plus encyclopédiques du monde. La trajectoire du musée moderne, qui mène du cabinet de curiosités à la structure néolibérale d’aujourd’hui en passant par le projet nationaliste et l’institution coloniale, reflète les idéologies changeantes de notre civilisation. Somniculus propose au spectateur une succession de vitrines dans lesquelles les objets du musée s’affranchissent entièrement de ces régimes idéologiques. Nous percevons un lien de type prémoderne entre ces objets et nous-mêmes, dans lequel les objets ont une autonomie et une autorité qui leur sont propres.

Bien que l’ère moderne ait instauré un partage entre vivant et non-vivant, humain et non-humain, nature et culture, la visée de la pratique muséale est de faire revivre les objets du passé en réactivant des récits historiques. Les objets discontinus que donne à voir Somniculus – corps momifiés des anciens Égyptiens, animaux sauvages naturalisés, vestiges provenant de cultures non européennes – n’ont certes rien de vivant, mais ils continuent à nous parler et à nous hanter, comme s’ils voulaient transcender leur existence enclose. Ces objets ne témoignent plus d’un univers de représentation cohérent, régi par l’ordre et la classification. Ils constituent l’amorce d’une autre fiction.

Si le musée moderne semble être un espace davantage dévolu à l’objet qu’au sujet, reste que le corps humain est un élément essentiel de la construction du monde tel que nous le connaissons. Alors que l’évolution de l’homme se définit volontiers par les progrès accomplis dans des disciplines telles que l’anthropologie et l’anatomie, notre rapport aux objets exposés dans les musées est souvent de détachement passif. Ali Cherri nous rappelle que regarder n’est pas un acte politique de mise en doute de la réalité visible, mais une façon d’interroger l’origine même du regard. La caméra s’attarde sur des objets éclairés par une lampe torche ; leurs yeux brillent en réponse à notre regard, tandis que d’autres objets sont entièrement dépourvus de la faculté de voir – les regarder, c’est comme sonder un abîme ou un trou noir. Est-ce l’absence de vue ou d’yeux qui les empêche de voir ?

L’apparente nécessité qui nous contraint à voir, à ouvrir et à fermer les yeux fait signe au caractère inéluctable du sommeil et à l’ombre dont il est inséparable : la mort. Levant le voile sur ces espaces de perpétuelle signifiance au sein de la culture occidentale, Somniculus aiguise notre conscience de ce que voir et regarder veulent dire dans un musée. Nous comprenons, devant le spectacle d’un homme endormi dans une galerie déserte, qu’il est, lui aussi, le représentant d’une culture, d’une époque et d’un lieu. Ces fragments à travers lesquels se lit la perte, la destruction et la violence sont autant de symboles du passé des civilisations. Conformément aux cultures qu’ils représentent, ces objets ne sont ni reclus dans les profondeurs d’un passé lointain, ni immédiatement visibles sous le jour de notre présent : ils sont perpétuellement en attente d’être réveillés.

Osei Bonsu