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“L’esprit français” Contre-cultures 1969-1989
à la maison rouge, Paris

du 24 février au 21 mai 2017



www.lamaisonrouge.org

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 23 février 2017.

2091_esprit-francais2091_esprit-francais2091_esprit-francaisLégendes de gauche à droite :
1/  Régis Cany, Les Photographittis, Paris et région parisienne, 1977-1982. © Régis Cany.
2/  Bérurier noir, Macadam Massacre (album 33 tours), 1984.
3/  Jacques Monory, Antoine n° 6, 1973. © Jacques Monory / ADAGP, Paris 2017. Courtesy de l’artiste.

 


2091_esprit-francais audio
Interview de Guillaume Désanges, co-commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 23 février 2017, durée 13'46". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissariat : Guillaume Désanges et François Piron



De la Figuration Narrative à la violence graphique de Bazooka, des éditions Champ Libre à la création des radios libres, de Hara-Kiri à Bérurier Noir, cette exposition rend compte d’un “esprit français” critique, irrévérencieux et contestataire, en proposant une multitude de filiations et d’affinités. L’exposition assume une forme de révision esthétique, en allant regarder vers d’autres “genres” de la création que ceux généralement mis en avant dans l’art contemporain. A travers une soixantaine d’artistes et plus de 700 œuvres et documents, elle rassemble à la fois journaux, tracts, affiches, extraits de films, de vidéos et d’émissions de télévision, issues des archives de l’Institut national de l’audiovisuel (Ina), partenaire du projet et dont le fonds, riche de programmes iconoclastes, se fait l’écho de cet “esprit français”. C’est aussi l’occasion de présenter des pièces rarement montrées telles que des carnets du groupe Dziga Vertov (fondé par Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin), une sculpture monumentale de Raymonde Arcier ou les “livres d’école” d’Henri et Marinette Cueco ainsi que de passer commande d’oeuvres inédites à Kiki Picasso (Il n’y a pas de raison de laisser le blanc, le bleu et le rouge à ces cons de français, 2016-2017), Jean-Jacques Lebel (L’Internationale Hallucinex, 1970-2017) et Claude Lévêque (Conte cruel de la jeunesse, 1987-2017).

La France est un pays qui ne s’aime pas, mais qui ne peut se penser ailleurs qu’au centre d’un modèle culturel, où l’auto-référentialité et l’autocélébration vont de pair. Au sortir des années 1960, une génération est marquée par la pensée 68, qui mêle toutes les libérations, politiques, sociales, d’esthétiques et de modes de vie, tout en se maintenant dans un quasi statu quo politique. Cette situation va durablement marquer différentes formes de contre-cultures, mouvements d’émancipation et de contestation, et sans le savoir, créer de nouvelles formes d’avant-garde où les cultures populaires (cinéma, rock, bande dessinée, journalisme, télévision, graffiti…) influent sur les champs plus traditionnels de la culture (littérature, philosophie, art contemporain, théâtre). Elles forment une nébuleuse trouble de pratiques autonomes qui circulent avec fluidité entre ces champs, témoignant d’un singulier esprit français, mélange d’idéalisme et de nihilisme, d’humour caustique et d’érotisme, de noirceur et d’hédonisme. De fait, il semble qu’une humeur spécifique imprègne les marges françaises : de l’émergence d’un mouvement de la jeunesse, grandi à l’ombre de la société du spectacle de Guy Debord, irrévérencieux, arrogant, politiquement équivoque, à la crise qui devient le motif central de la politique, de Giscard à Mitterrand.

À partir de cette matrice diachronique (L’esprit français) et synchronique (la période 1969-1989), il s’agit de jouer à profiler une impossible identité en explorant ses chemins de traverses, ses branches alternatives, qui sont paradoxalement le terreau d’une excellence reconnue à l’export. Le projet privilégie donc les figures déviantes, les antihéros, les créateurs à côté de l’histoire admise soit parce qu’ils furent trop marginaux, soit parce qu’ils furent trop mainstream.

Sexualités, militance, dandysme et violence opèrent comme des fils rouges dans l’exposition qui s’organise en chapitres notamment consacrés aux contre-éducations, au sabotage de l’identité nationale, mais aussi à l’influence du Marquis de Sade sur certaines pratiques radicales. Les modes de production et de diffusion alternatives dans la presse et les médias, en même temps que la persistance d’une violence contestataire et sa répression tout aussi brutale, construisent aussi un paysage social qui s’assombrit, sur fond de crise, d’émergence du chômage de masse, de ségrégation et d’une banlieue trop froide ou trop chaude qui catalyse les malaises.

Cette cartographie inédite et subjective de personnalités diverses balaye tous les champs de la création : arts plastiques (Lea Lublin, Pierre Molinier, Pierre Klossowski, Michel Journiac, Claude Lévêque, Daniel Pommereulle, Jacques Monory, Françoise Janicot…), arts graphiques (Roland Topor, Olivia Clavel, Kiki Picasso, Pascal Doury…) littérature et pensée (Félix Guattari, Guy Hocquenghem…), musique (Marie-France, Serge Gainsbourg, Bérurier Noir…), théâtre (Copi, Jean-Louis Costes…), cinéma et vidéo (Carole Roussopoulos, Jean-Claude Averty, Paul Vecchiali, Jean-Pierre Bouyxou…), mais elle explore aussi des lieux emblématiques comme la clinique de La Borde, la cité de la Grande Borne, le trou des Halles ou le Palace.

En France, de la contre-culture à la sous-culture, il n’y a qu’un pas. Beaucoup parmi les artistes montrés, ont d’ailleurs fait le choix volontaire et manifeste de ne pas aller vers l’art, tout en restant à côté, parfois tout proche, comme pour y puiser sans en subir les prescriptions. D’autres, à l’intérieur même de ce champ, sont restés fidèles, à des manières qui ne se faisaient pas : figuration, caricature, ethnographie, militance politique. Autant de dissidences esthétiques qui sont des formes de résistance à un ordre formel des choses et qui viennent redonner de la diversité à une histoire de l’art français un peu monochrome. À travers la convocation d’idées et de pratiques singulières, qui furent un temps marginalisées, il s’agit, sans nostalgie, d’éclairer des mutations culturelles mais aussi de réactiver certaines énergies au présent.


Chapitres de l’exposition : Feu à volonté !, Interdit / Toléré, Le Bon Sexe illustré, Sordide sentimental, Danser sur les décombres, Parallèles Diagonales, Buffet froid, Violences intérieures.

Feu à volonté !
Postulat : et si en France la liberté chérie n’était pas un état de fait, encore moins un horizon, mais bien une hypothèse devant être éprouvée au présent, et dont il convient sans cesse d’expérimenter les limites ? Du côté des contre-cultures, cette idée s’actualise dans un esprit de provocation et de destruction symbolique des structures politiques, administratives et morales de la société. C’est qu’ici, on est foncièrement critique plutôt que célébratif. Une contestation jamais rassasiée, presque intransitive, qui cherche moins à construire des alternatives aux modèles dominants, qu’à exercer une sorte de fonction critique autotrophe et auto-suffisante. Ce mauvais esprit frappeur, insolent, qui dézingue tous azimuts autour de lui, défie volontairement les censures, et s’inclut lui-même dans sa propre négativité. Cette opposition plus ironique qu’idéaliste, en germe dans les slogans de mai 1968, va perdurer au cours des années 1970 et jusque dans la noirceur des années 1980.

Interdit / Toléré
On doit aux mouvements d’émancipation de l’après-68, et en premier lieu au féminisme, une prise de conscience accrue des phénomènes de domination et des rapports de pouvoir au sein de toutes les institutions, dans l’espace social autant que dans l’espace privé et domestique. Ce que Mai 68 a mis au jour quant à l’aliénation liée au travail s’étend à toutes les institutions dont le rôle est de maintenir à l’écart de la société certains de ses membres : les asiles, les prisons. La clinique de La Borde, dirigée depuis le début des années 1950 par Jean Oury et Félix Guattari, est, par sa mise en application de la psychothérapie institutionnelle initiée par le psychiatre François Tosquelles, l’épicentre d’une réflexion sur l’institution à soigner. Par extension, l’action des militant.e.s féministes et homosexuel.lle.s dénonce la domination et l’assignation des rôles sexuels autant que sociaux, le patriarcat et la normativité des structures sociales.

Le Bon Sexe illustré
Pendant quelques années fécondes au début des années 1970, les mouvements de libération sexuelle seront le creuset d’affinités politiques et esthétiques particulières. Héritant du couplage théorique libertaire et marxiste de 68, ils cherchent à brancher directement le corps sur la question sociale. Sexualité, désir et politique sont les mots d’ordre d’une nouvelle morale qui, à partir des questions homosexuelle et féministe, conteste les fondements patriarcaux de la société et le modèle de la famille. Ce sont initialement les militantes réunies autour du mouvement de libération des femmes (sans majuscules) qui accueillent les homosexuel.le.s (le Front homosexuel d’action révolutionnaire et sa dissidence lesbienne, Les Gouines rouges, non mixte pour cause de phallocratie à l’intérieur même du FHAR) au nom d’une lutte commune contre le machisme.

Danser sur les décombres
Au mitan des années 1970, alors que la crise économique et le chômage de masse ont rendu caducs quelques-uns des slogans-clés de Mai 68 (à commencer par le fameux Ne travaillez jamais situationniste) et que la modernité à la française est incarnée par un jeune président très vieille France, un renversement d’humeur se dessine. Il marque la fin d’une exigence idéaliste de la pensée au profit d’une posture doublement paradoxale de nihilisme proclamé et de désespoir festif. Diagnostic : une fièvre, dans tous les sens du terme, c’est-à-dire à la fois extatique et maladive. Cette réaction-choc au marasme va faire de l’obscurité (physique et spirituelle) son miel. Assumant une forme de dépolitisation plus insolente que joyeuse, une jeunesse éclairée va quitter les tables rondes pour les dancefloors. Paris brûle t-il encore ? Oui, de feux et de paillettes, des soirées décadentes du Palace à celles de la Main bleue, du baroque kitsch des branchés aux vidéoclips et publicités scintillantes. Précurseur de la frime postmoderne des années 1980, une forme actualisée de dandysme va voir le jour (ou plutôt la nuit) à défaut du grand soir, revendiquant une superficialité faussement naïve, voire carrément cynique. Car face au désespoir, il faut être belle/beau, créatif, esthétique, individualiste, et sans tête. Parions que la France, dont l’influence décline depuis le début du xxe siècle, va trouver dans ce début de crise le contexte de choix pour lustrer son ironie pince-sans-rire, désespérée tout en revendiquant le plaisir immédiat. Un mélange bariolé d’esprit superficiel mais noir, raffiné dans la futilité et jusqu’au-boutiste dans les plaisirs.

Parallèles Diagonales
L’échec, à un strict niveau politique, de Mai 68 déplace les aspirations des contre-cultures : il ne s’agit plus tant de s’attaquer au système que de s’en extraire, et de rechercher des économies alternatives de la résistance. Les stratégies générales du pas de côté, dont sont partiellement redevables, au début des années 1970, les expériences de vies en communauté, voire la désertion, souvent éphémère, vers la vie rurale, sont l’expression de cette résistance et s’accompagnent d’un ethos de l’autonomie. Ces postures volontairement dissidentes et périphériques auront d’autant plus besoin de s’affirmer comme telles que le centralisme, pendant structurel de l’intangible universalisme français, ne cesse de s’approprier ses propres marges. Ces pratiques du Do-it-yourself se retrouvent dans la pléthore sans précédent de publications dans chaque sphère de la société : lycéen-ne-s, étudiant-e-s, objecteurs de conscience, taulards, médecins, psychiatres, patient-e-s, artistes, femmes, homosexuel-le-s, se constituent en réseaux et écrivent, impriment, agrafent, expédient, échangent , des feuilles souvent artisanales, avec un irrépressible désir d’expression et de partage.

Buffet froid
La politique de logement social dite des grands ensembles des années 1960, celle des villes nouvelles, ainsi que les projets plus expérimentaux, comme ceux de l’architecte Émile Aillaud à Pantin (cité des Courtillières, achevée en 1964) ou à Grigny (La Grande Borne, achevée en 1971), ont redessiné le paysage français. Mais cette banlieue moderne, qui a accompagné l’essor industriel, va progressivement passer au cours de la décennie 1970, sur fonds de crise économique, de l’espoir à la menace, de l’utopie à la dystopie, créant une image glauque qui suit l’humeur générale du pays. L’architecture particulière des HLM va cristalliser la critique et, dans le même temps, nourrir, pour ne pas dire fasciner, un imaginaire populaire fécond que vont s’approprier les cultures alternatives.

Violences intérieures
La France a peur, donc, comme l'annonçait un journaliste à la télévision, mais elle est surtout échauffée. Héroïne, désillusion et haine de soi contribuent à cette ambiance tendue où la jeunesse passe à grande vitesse de la non-violence hippie à l’agressivité punk. Cette rupture idéologique est peut-être moins un renouvellement de génération que le signe d’un épuisement de la voie diplomatique dans les contre-cultures. On ne discourt plus, on tire. La fascination ambiante pour des motifs de la violence au sens large (baston, prison, terrorisme, pornographie crue, psychiatrie) va être notamment relayée par un mouvement graphique foisonnant, initié par les groupes Bazooka et Elles sont de sortie, dont les graphzines renouvellent la bande dessinée, qui passe à l’âge adulte avec une rage inédite. Leurs provocations visuelles tournent radicalement le dos à l’agenda politique plus idéaliste de leurs aînés. Formellement, elles renvoient délibérément aux esthétiques du totalitarisme et de la publicité, dans une sorte de mimétisme critique. Leur gravité potache inspire, au cours des années 1980, une vague alternative du punk français, intense et fiévreuse, dont Bérurier Noir sera le fer de lance, embrasant la jeunesse autour d’hymnes à la noirceur du monde, avec tranchant et intelligence.