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“Walker Evans” article 2146
au Centre Pompidou, Paris

du 26 avril au 14 août 2017



www.centrepompidou.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, visite de l'exposition, le 24 avril 2017.

2146_Walker-Evans2146_Walker-Evans2146_Walker-EvansLégendes de gauche à droite :
1/  Walker Evans, License Photo Studio, New York, 1934. Épreuve gélatino-argentique. 27,9 x 21,6 cm. The J. Paul Getty Museum, Los Angeles. © Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art. Photo: © The J. Paul Getty Museum, Los Angeles.
2/  Walker Evans, Resort Photographer at Work, 1941. Épreuve gélatino-argentique, tirage tardif. 15,9 x 22,4 cm. The J. Paul Getty Museum, Los Angeles. © Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art. Photo: © The J. Paul Getty Museum, Los Angeles.
3/  Walker Evans, New York City Street Corner, 1929. Épreuve gélatino-argentique. 18,4 x 12,7 cm. The J. Paul Getty Museum, Los Angeles. © Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art. Photo: © The J. Paul Getty Museum, Los Angeles.

 


2146_Walker-Evans audio
Interview de Clément Chéroux, commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 24 avril 2017, durée 18'29". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commisariat :
Clément Chéroux, Conservateur en chef du département des photographies, San Francisco Museum of Modern Art Conservateur puis chef de service du Cabinet de la photographie, Musée national d’art moderne, Paris, de 2007 à 2016.
Assisté de Julie Jones, attachée de conservation, Cabinet de la photographie, Musée national d’art moderne, Paris.




Walker Evans (1903-1975) est l’un des photographes américains les plus importants du 20e siècle. Le Centre Pompidou consacre à son oeuvre la première grande rétrospective muséale organisée en France. Par son attention aux détails du quotidien et de la banalité urbaine, il a largement contribué à définir la visibilité de la culture américaine du 20e siècle. Certaines de ses photographies en sont devenues les icônes ; ses photographies de l’Amérique en crise dans les années 1930, ses projets publiés dans le magazine Fortune dans les années 1940 et 1950 et sa définition du « style documentaire » ont influencé des générations de photographes et d’artistes.

Conçue comme une rétrospective de l’oeuvre d’Evans dans toute sa complétude, l’exposition a pour ambition de mettre en évidence la fascination du photographe pour la culture vernaculaire. Aux États-Unis, le vernaculaire définit des formes d’expression populaires ou communes employées par des gens ordinaires à des fins utilitaires. C’est tout ce qui se créé en dehors de l’art et des circuits de production principaux et finit par former une culture spécifiquement américaine.

La première partie de l’exposition réunit les principaux sujets du vernaculaire qu’Evans n’a cessé de traquer : la typographie d’une enseigne, l’agencement d’un étalage, la devanture d’un petit commerce, etc. La seconde montre comment il a lui même adopté le mode opératoire ou les formes visuelles de la photographie vernaculaire en devenant occasionnellement, le temps d’un projet, photographe d’architecture, de cartes postales, ou portraitiste de rue. Et ceci tout en revendiquant explicitement une démarche d’artiste.

La rétrospective du Centre Pompidou retrace, des premières photographies de la fin des années 1920 jusqu’aux Polaroids des années 1970, la totalité de la carrière de l’artiste à travers plus de 300 tirages d'époque provenant des plus grandes collections internationales. à travers une centaine de documents et d’objets, elle accorde également une large place aux collections de cartes postales, de plaques émaillées, d’images découpées, et d’éphéméra graphiques réunis par Walker Evans tout au long de sa vie.


L’exposition est accompagnée d’un catalogue aux éditions du Centre Pompidou, réalisé sous la direction de Clément Chéroux.



“Une bonne exposition est une leçon pour le regard”

Pour ceux qui le veulent, ou en ont besoin, une bonne exposition est une leçon pour le regard. Et pour ceux qui n’ont besoin de rien, ceux qui sont déjà riches en eux-mêmes, c’est un moment d’excitation et de plaisir visuel. Il devrait être possible d’entendre des grognements, des soupirs, des cris, des rires et des jurons dans la salle d’un musée, précisément là où ils sont habituellement refoulés. Ainsi, dans les expositions classiques, certaines qualités des images peuvent également être refoulées, voire totalement perdues.

J’aimerais m’adresser aux yeux de ceux qui sont capables d’apprécier pleinement la valeur des choses, sans être sujets aux inhibitions liées à la bienséance publique. Je veux dire ici, qu’avec un peu de chance, le vrai sentiment religieux peut parfois être éprouvé même dans une église et qu’il est possible de percevoir l’art ou de le sentir sur la cimaise d’un musée.

Ceux d’entre nous qui vivent grâce à leurs yeux – les peintres, les designers, les photographes, ceux qui regardent les filles – seront tout aussi amusés que consternés par cette demi-vérité : « Nous sommes ce que nous voyons » ; et par son corollaire : nos oeuvres complètes sont, pour une bonne part, des confessions autobiographiques, impudiques et joviales, mais dissimulées par l’embarras de ce qui ne peut être dit. Pour ceux qui comprennent ce langage, il s’agit bien de cela. Nous ne savons simplement jamais qui se trouve dans notre public. Quand celui-qui-voit surgit pour examiner notre oeuvre et qu’il saisit nos métaphores, nous sommes tout simplement pris en flagrant délit. Devrions-nous nous excuser ?


Walker Evans, Boston Sunday Globe, 1er août 1971, p. A-61.




L’exposition, le parcours


Introduction


Walker Evans (1903-1975) est l’un des photographes américains les plus marquants du 20e siècle. Ses photographies de l’Amérique en crise dans les années 1930, ses projets publiés dans le magazine Fortune dans les décennies suivantes et son « style documentaire » ont influencé des générations de photographes et d’artistes. Cette première grande rétrospective dans une institution muséale française met en évidence la fascination du photographe pour certains sujets typiquement américains comme les baraques des bords de routes, les devantures de magasins, ou les visages de passants anonymes. Cette approche de l’oeuvre d’Evans permet de mieux comprendre ce qui en constitue le noyau dur : la recherche passionnée des caractéristiques fondamentales de la culture vernaculaire des États-Unis. Réunissant les meilleurs tirages des plus grandes collections publiques et privées, l’exposition accorde également une large place aux collections réunies par Walker Evans pendant toute sa vie. À travers plus de 400 oeuvres et documents, elle offre une approche renouvelée de cette oeuvre majeure de l’histoire de la photographie.

Le voyage à Paris
En avril 1926 Walker Evans arrive à Paris, où il restera un peu plus d’un an, voyageant occasionnellement en province et en Italie. Il apprend le Français, suit des cours de « civilisation française » à la Sorbonne ou au Collège de France, traduit Cendrars, Gide et Baudelaire. Le jeune homme de 23 ans n’est pas encore photographe, mais réalise une série d’autoportraits et prend quelques clichés en amateur de ses excursions ou de la cour de sa pension parisienne au 5, rue de la Santé. Ce voyage, dans ce qu’il considère comme le « centre incandescent » des arts, aura une grande importance dans sa formation intellectuelle. Au cours d’un entretien réalisé à la fin de sa vie, il déclarait volontiers que « l’esprit » de Baudelaire et « la méthode » de Flaubert l’avaient « influencé, à tous les égards ».

Un modernisme classique
En mai 1927, Walker Evans est de retour à New York. À l’instar des surréalistes à Paris, il réalise des autoportraits turbulents dans un Photomaton. C’est à cette époque également qu’il décide de devenir photographe. Par ses fréquentations et sa lecture des plus récentes publications d’avant-garde, il connaît parfaitement les derniers développements de la photographie moderniste européenne. Très marqué par la plongée, la contre-plongée, le gros plan, le décadrage, la surimpression ou les jeux graphiques, son style, durant ces deux ou trois premières années de pratique, correspond parfaitement à celui de la Nouvelle Vision. Il relève de ce qu’il faut bien qualifier, malgré l’apparente contradiction, d’un modernisme photographique des plus classiques.

Deux rencontres
Comment le Walker Evans des débuts, si moderniste dans son style, a-t-il pu devenir celui que l’on connaît aujourd’hui ? C’est notamment à travers deux rencontres décisives : Lincoln Kirstein et Berenice Abbott. Brillant étudiant de Harvard, éditeur de la revue Hound & Horn, bientôt conseiller du MoMA et plus tard fondateur du New York City Ballet, le premier lui propose début 1931 de l’accompagner pour photographier l’architecture victorienne du nord-est des États-Unis. Elle-même photographe de grand talent, la seconde lui montre fin 1929 les clichés du vieux Paris d’Eugène Atget. Grâce à ces rencontres, Evans découvre un domaine qu’il ne cessera plus jamais d’explorer : celui de la culture populaire, domestique et utilitaire, c’est-à-dire vernaculaire.

Collectionner/photographier
Qu’est-ce que le vernaculaire ? Les objets qui fascinent Walker Evans permettent de le comprendre bien mieux qu’une longue définition. Son père travaillant dans la publicité, il a très tôt développé une relation particulière avec cette culture. Dès l’enfance et jusqu’à la fin de sa vie, il collectionne les cartes postales et les petits papiers imprimés. Lorsqu’il photographie, il ne manque jamais une occasion d’introduire dans son cadre une publicité, une enseigne, ou une affiche de cinéma. Plusieurs de ses proches ont raconté qu’après avoir photographié une plaque publicitaire in situ, il n’était pas rare qu’Evans la dérobe. Les murs de sa dernière habitation en étaient d’ailleurs couverts. Comme si la photographie était une manière de prolonger la collection, ou l’inverse.




Le vernaculaire comme sujet

À partir du début des années 1930, la plupart des photographies de Walker Evans ont le vernaculaire pour sujet. Les lieux qu’il arpente sont des espaces de circulation sans qualité particulière : les grandes routes américaines, les artères principales des petites agglomérations, les trottoirs des villes avec leurs enseignes et leurs vitrines caractéristiques. Ceux qui habitent ses photographies ne sont jamais des personnes connues, mais des anonymes, sans nom et sans-grade. Les objets qui le fascinent ressortent de l’utilitaire le plus ordinaire, ils ont été fabriqués en série et sont destinés à la consommation courante. Evans se passionne pour tous ces infimes détails du quotidien, cette culture invisible et non répertoriée, qui, à ses yeux, révèle une forme d’américanité.

Baraques des bords de routes
L’Amérique s’est construite autour du tracé de ses routes. Ceux qui ont décidé de s’arrêter et de s’installer au bord de la chaussée déploient des trésors d’ingéniosité pour attirer l’attention des automobilistes qui continuent d’avancer en regardant droit devant eux. Le garagiste de Géorgie désireux de faire comprendre à sa potentielle clientèle qu’il vend des pièces détachées accroche ainsi celles-ci sur sa façade en un arrangement hétéroclite, mais néanmoins harmonieux. Snacks, stations-service, marchands de fruits et de légumes… pour Walker Evans, le bas-côté est un inépuisable réservoir de trouvailles visuelles, une sorte de cabinet de curiosités, un musée en plein air. Il s’y manifeste quelque chose qui explique en quoi l’Amérique est américaine.

Devantures et vitrines
Comme Eugène Atget, le grand documentariste du vernaculaire parisien, Walker Evans a beaucoup photographié les vitrines des petits commerces américains. Dans toute sa production, c’est incontestablement le sujet le plus représenté. Il est séduit par la typographie d’une enseigne, l’allure d’un mannequin, ou la façon dont le commerçant affiche ses prix. Il aime la manière dont le boutiquier peint sa devanture pour la rendre plus attrayante, le soin qu’il prend à organiser sa marchandise par forme ou par couleur. Il affectionne particulièrement la poésie des bric-à-brac d’objets désassortis qui débordent jusqu’au trottoir. Dans ces manières de faire rudimentaires, et qui changent selon l’État ou le quartier, s’exprime selon lui tout le génie fonctionnel des États-Unis.

Paysage d’affiches
À la différence de beaucoup d’autres photographes de sa génération qui se sont évertués à photographier le paysage en évitant les affiches, Walker Evans les a systématiquement recherchées. En digne fils d’un père publicitaire, il aime les images géantes sur les murs des villes, les couleurs criardes et les slogans populaires. Qu’elles soient fraîchement collées, abîmées par la pluie ou déchirées, il les photographie en contexte, parfois frontalement et en gros plan, comme s’il s’agissait simplement d’en conserver la reproduction. Dans Moravagine, Cendrars vante la beauté des « affiches multicolores » et des « placards typographiques ». Evans, qui en a traduit quelques extraits, partage pleinement cet engouement. Pour lui aussi, la publicité est une forme de poésie moderne.

Enseignes et signes
Dans l’inventaire du paysage urbain typiquement américain que Walker Evans a entrepris de dresser, il y a encore les enseignes. À l’instar des affiches, il les documente en contexte, mais aussi parfois en plan serré. Blanchisseur, cartomancienne, cireur de chaussures..., les enseignes qui l’intéressent prioritairement sont celles des petits métiers, peintes à la main, de manière rudimentaire. Dans les années 1960 et 1970, il cherchera même les fautes d’orthographe sur les panneaux des bords de routes. Evans est fasciné par la typographie, les pictogrammes et les logos. Il s’intéresse à la façon dont la lettre se transforme en image et le dessin en signe. Selon son dernier assistant, Jerry Thompson, c’est pour lui une « obsession artistique ».

Le peuple des humbles
Ouvriers, métayers, dockers, vagabonds, mendiants... Walker Evans a photographié les humbles. Jamais misérabiliste ni grandiloquent dans ses images, il ne cherche surtout pas à faire de l’art, mais plutôt à documenter la résilience ou la dignité humaine face à l’adversité. À de rares exceptions près, qui révèlent les limites d’Evans face à la souffrance, ses photographies ne sont pas volées. Les personnes qu’il photographie participent à la construction de leur image en regardant le photographe, son objectif, et par-delà ceux qui bientôt les dévisageront. Comme Evans l’écrit lui-même en 1961 dans un article intitulé « People and Places in Trouble », ces gens-là « parlent avec leurs yeux ».

Trois familles en Alabama
De 1935 à 1937 Walker Evans travaille pour la Farm Security Administration (FSA), un programme gouvernemental du New Deal destiné à venir en aide aux cultivateurs les plus touchés par la crise économique consécutive au krach boursier de 1929. Durant l’été 1936, il s’interrompt pour aller photographier, en compagnie de l’écrivain James Agee, trois familles de métayers en Alabama. Pendant plusieurs semaines, ils vivent avec eux, partagent leurs repas et leurs inquiétudes. Let Us Now Praise Famous Men, le livre qu’ils cosignent en 1941, deviendra un classique de la littérature américaine. Evans réalise là quelques-unes de ses images les plus poignantes. Ses portraits des Burroughs, des Tengle ou des Fields incarnent à tout jamais les visages de la Grande Dépression.

La grande crue de 1937
Début 1937 Walker Evans est envoyé par la Farm Security Administration à Forrest City dans l’Arkansas pour photographier l’une des pires crues du Mississippi au 20e siècle. Des kilomètres de zones inondées, plusieurs centaines de morts, des milliers de personnes déplacées et relogées temporairement dans des camps de fortune, c’est un désastre de plus pour cette région déjà très durement touchée par la crise économique et les tempêtes de poussière. Evans est sur place le 2 février. Pendant cinq jours, il photographie sans relâche les campements où noirs et blancs sont séparés, les files d’attente pour obtenir de la nourriture et le désespoir de ceux qui ont tout perdu. Il est très éprouvé par ce qu’il voit. Ce sera sa dernière série pour la FSA.

L’envers du progrès
Aux États-Unis, le modernisme est le plus souvent associé à une époque flamboyante, celle de la vitesse, des gratte-ciels, des chaînes de montage, des roulements à billes et des chromes rutilants. Walker Evans a compris que ce modernisme-là possède un envers : la recherche perpétuelle de la nouveauté accélère le sentiment de vieillissement ; la consommation à outrance entraîne une augmentation inéluctable des déchets ; le progrès ne peut se vivre sans une forme de regrès, c’est-à-dire de régression. Pendant près de 40 ans, le photographe traque inlassablement les signes de cette autre face du modernisme. Splendeurs déchues, maisons en ruine, intérieurs décatis, tôles froissées, ou surfaces décrépies… l’obsolescence et le déclin des choses le fascinent.

Beauté des déchets
Fierté de l’industrie automobile américaine, la Ford T est représentée rutilante et à pleine allure. Walker Evans choisit de la photographier immobilisée, à l’état d’épave, dans un cimetière de voitures. Il offre ainsi une image de la modernité à l’arrêt. Dès les années 1930, il avait photographié la face obscure du progrès. Dans les années 1960 et 1970, il pousse cette logique à son paroxysme, allant même jusqu’à photographier les détritus dans les caniveaux ou les poubelles. Fasciné par ce que la société industrielle rejette après l’avoir consommé, Evans s’identifie à la figure du chiffonnier, cet alter ego du poète, tant célébré par Baudelaire. « Une boîte à ordures, déclare le photographe, peut parfois être belle, du moins pour moi ».

Photographier/collectionner
Walker Evans conservait dans ses archives quelques exemples de photographies de presse et de police, des pages de catalogues d’outils et des portraits d’anonymes réalisés en studio. Les catégories de sa collection de cartes postales correspondent souvent à des sujets qu’il a lui-même abondamment photographiés : vitrines, monuments, portes d’entrée, églises en bois, artères principales des petites villes américaines, etc. Il n’est cependant pas possible de savoir s’il a collectionné ces cartes avant de photographier ces sujets, ou vice-versa. S’ajoutent ici d’autres exemples de photographies vernaculaires qui n’ont pas fait partie de la collection d’Evans, mais qui ont, à l’évidence, constitué des modèles ou des sources d’inspiration pour ses projets.



Le vernaculaire comme méthode

Pour Walker Evans, le vernaculaire ne constitue pas seulement un sujet, c’est aussi une méthode. Il a beaucoup regardé la photographie vernaculaire et s’en est largement inspiré pour ses propres projets. Pour réaliser ses images d’églises en bois, il se convertit, le temps du projet, en photographe d’architecture. Pour fixer l’allure des passants, il opère comme ces photographes de rue qui surgissent soudainement devant les promeneurs et prennent leur portrait. Et pour concevoir ses séries d’outils, de chaises en métal ou de masques africains, il se fait photographe de catalogues, spécialisé dans le packshot d’objets. Le paradoxe d’Evans est qu’il adopte les formes ou les procédures de la photographie non artistique tout en revendiquant une démarche créative.

La ville en séries
Il y a dans l’oeuvre de Walker Evans une forme de systématisme sériel qui vient de la photographie appliquée. Lorsqu’il photographie des bâtiments, des rues, des portes, des églises ou des monuments, il le fait à la manière d’un professionnel. La répétitivité, l’impersonnalité, l’absence d’emphase de ses images sont caractéristiques des photographies produites à la commande. En travaillant comme un photographe d’architecture ou de cartes postales, Evans se positionne à l’exact opposé de la posture de l’artiste-photographe revendiquée à l’époque par Alfred Stieglitz. Avec quelques décennies d’avance sur les artistes conceptuels des années 1960, il s’approprie les codes de la photographie vernaculaire pour créer tout en donnant l’impression de ne pas le faire.

Le charme des rues principales
À la différence des villes européennes organisées autour des lieux du pouvoir, les villes d’Amérique du Nord se sont construites à partir d’un axe de circulation central, Main Street, littéralement la rue principale. Cette particularité de l’urbanisme américain passionne Walker Evans. Une grande part de sa collection de cartes postales est constituée de vues des artères principales des petites villes américaines éditées dans les premières décennies du 20e siècle par la Detroit Publishing Company. Evans a publié plusieurs articles sur ces rues centrales dans la revue Fortune et les a abondamment photographiées. Il aime le rythme des devantures, des poteaux télégraphiques, des automobiles garées en épi. Ces lieux possèdent à ses yeux une véritable poésie.

Le monde en passant
Les moyens de locomotion, le chemin de fer au 19e siècle et l’automobile au 20e, ont joué un rôle crucial dans le développement des États-Unis. Walker Evans l’a très bien compris, mais il envisage moins cette question du point de vue économique que sous l’angle de la vision. En voiture ou en train, il n’aime rien de plus que « s’abandonner à ce fastueux passe-temps consistant à regarder par la fenêtre ». Il a ainsi beaucoup photographié depuis la fenêtre d’un véhicule en mouvement. Ce n’est cependant pas l’abstraction de la vitesse qui l’intéresse, mais plutôt sa capacité à assouvir son oeil insatiable en lui offrant plus vite et en plus grande quantité ses sujets préférés : vitrines, usines, enseignes, architectures et tout le vernaculaire américain.

Passants anonymes
À Bridgeport en 1941, à Detroit en 1946, puis encore un peu plus tard à Chicago, Walker Evans photographie les passants. Des hommes, des femmes, de classes moyenne et populaire, flânant ou rentrant du travail. Leur seul point commun est d’être américains et anonymes. Evans se poste à un carrefour ou devant une palissade ; il prépare un cadre approximatif et attend que les passants viennent d’eux-mêmes occuper celui-ci. Il opère à la manière de ces photographes de rue (appelés filmeurs ou surpriseurs selon les pays) qui opéraient sur les trottoirs des grandes villes, surgissaient devant les promeneurs et prenaient leur portrait. L’enjeu est pour lui de les extraire de la foule tout en conservant leur anonymat urbain à travers une forme d’automatisme photographique.

En transit
Durant l’hiver 1938, puis épisodiquement jusqu’en 1941, Walker Evans photographie des passagers du métro new-yorkais. Il opère avec un petit appareil dissimulé dans l’échancrure de son manteau. La série sera partiellement publiée en 1955 et 1962 dans des revues, exposée au MoMA en 1966 et éditée sous la forme d’un livre la même année. À la différence d’un portraitiste classique, Evans ne choisit pas ses sujets en fonction d’une particularité, ce sont les passagers eux-mêmes qui viennent « inconsciemment s’asseoir devant une machine fixe et impersonnelle ». Par le dispositif mis en place, puis par le recadrage des images serrées sur le visage, il transforme ainsi le wagon du métro en une cabine de Photomaton, le processus photographique le plus neutre et automatique qui soit.

Portraits souvenirs
L’inventaire du vernaculaire ne serait pas complet si Walker Evans ne s’était pas également intéressé à la photographie de famille. Dès ses débuts, il réalise des portraits de ses amis, ou de sa future épouse, Jeanne Ninas. À la manière d’un amateur, il opère instantanément, sans apprêt et en centrant son sujet. En Alabama, en 1936, il érige un véritable monument à cette manière de photographier en reproduisant simplement deux petits snapshots épinglés au mur. Quarante ans plus tard, la firme Polaroid lui offre un appareil SX-70 et un stock illimité de films. Pendant les trois dernières années de sa vie, sa principale occupation photographique consiste à s’adonner à cette forme de photographie populaire en prenant des milliers de portraits souvenirs de ses proches.

L’élégance de l’utile
Walker Evans a beaucoup regardé les catalogues d’outils ou d’objets manufacturés, les planches illustrées des encyclopédies et des ouvrages scientifiques. Il aime l’efficacité visuelle de ces pages recouvertes d’ustensiles se détachant sur un fond neutre mettant en évidence l’élégance de leur silhouette. C’est exactement cette forme d’immédiateté qu’il cherche à retrouver dans ses propres images. Au milieu des années 1930, il photographie en série, comme un professionnel le ferait pour un catalogue, des chaises en métal ouvragé. En 1955, il réalise pour le magazine Fortune un portfolio sur la beauté des outils ordinaires dans lequel il affirme que la moindre quincaillerie est pour lui comme un musée : il y découvre des merveilles d’élégances.

La caravane du cirque
Walker Evans était passionné par tout ce qui a trait à la locomotion : les automobiles, la route elle-même, ses bas-côtés ou son architecture spécifique, les trains, leurs passagers, ce que l’on voit depuis la fenêtre du wagon, etc. En 1941, à Sarasota, en Floride, il découvre le lieu où l’un des plus célèbres cirques américains, le Ringling Brothers Circus, entrepose ses anciennes voitures de parade. À la manière d’un légiste chargé d’effectuer le relevé minutieux d’une scène de crime, il les photographie sous tous les angles : de face, de profil et de trois quart, en détail ou en contexte. L’aspect populaire, utilitaire et désuet, de ces véhicules le fascine. Ils condensent en un seul objet deux de ses thèmes de prédilection : le vernaculaire et le véhiculaire.

Objets d’Afrique
En 1935, à la demande du MoMA de New York, Walker Evans photographie les deux tiers des 600 sculptures présentées dans l’exposition « African Negro Art ». Une exposition de 75 de ces images voyage aux Etats-Unis et un portfolio de 477 tirages est édité à 17 exemplaires. À la différence de la plupart des autres photographes de l’époque, Man Ray et Charles Sheeler notamment, qui ont photographié la sculpture africaine en jouant avec les ombres pour renforcer son caractère expressionniste, Evans cherche la neutralité. Il cadre serré, sur un fond neutre et en faisant tourner la lumière tout autour de l’objet pendant un long temps de pose afin de faire disparaître les ombres. Ici encore, il opte pour l’immédiateté et l’efficacité, à la manière des photographes de catalogues.



La photographie, même (conclusion)
La culture vernaculaire américaine est au coeur de l’oeuvre de Walker Evans. Il l’a documentée en s’inspirant des formes ou des procédures de la photographie vernaculaire. Pour lui, le vernaculaire est donc bien à la fois un sujet et une méthode. Il choisit cependant parfois des sujets qui ne relèvent pas simplement de la culture vernaculaire en général, mais plus spécifiquement de la photographie vernaculaire elle-même : la devanture d’un studio de quartier, un présentoir à cartes postales, des portraits de famille accrochés au mur, et quelques photographes de rue, ambulants ou saisonniers. Il replie ainsi la méthode sur le sujet et produit des photographies qui sont autant de professions de foi exprimant sa conception de la photographie – des images - manifestes, en somme.