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“Inextricabilia” enchevêtrements magiques
à la maison rouge, Paris

du 23 juin au 17 septembre 2017



www.lamaisonrouge.org

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 22 juin 2017.

2190_Inextricabilia2190_Inextricabilia2190_InextricabiliaLégendes de gauche à droite :
1/  Jeanne Tripier, sans titre, entre 1935 et 1939, dentelle de coton et de lin. Courtesy Collection de l’Art Brut, Lausanne.
2/  Louise Bourgeois, Arch of Hysteria, tissu, fil, 2000. Collection privée. Courtesy Galerie Karsten Greve, Paris.
3/  Virginie Rebetez, Sans titre #9, (série de 13 photographies, « Under Cover »), 2013. Courtesy Collection de l’artiste, Lausanne.

 


2190_Inextricabilia audio
Interview de Lucienne Peiry, commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 22 juin 2017, durée 20'36". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaire : Lucienne Peiry



La maison rouge présente Inextricabilia, une exposition réunissant des productions d’Art Brut, des objets rituels africains, des oeuvres d’art sacré, populaire, moderne et contemporain autour de la symbolique de l’enchevêtrement.

Rien ne semble relier a priori une sculpture d’Art Brut de Judith Scott, une statuette de divination Nkisi du Congo, un reliquaire français du xviiie et des photographies votives captives dans un filet d’Annette Messager. Émanant de contrées, de cultures, d’expressions et d’époques différentes, ces créations entretiennent néanmoins de surprenantes parentés quant aux matériaux et aux techniques utilisées et au processus de création mis en oeuvre. Les analogies sont frappantes dans la manière de lier, de ligoter, d’enchevêtrer ficelles de chanvre, cheveux, cordons de cuir, fils d’or, brins d’herbe, raphia, cordes ou bandelettes de tissu. Qu’elles soient végétales, organiques ou métalliques, ces fibres assemblées – ingénieusement cousues ou entrelacées, nouées avec force, prises dans des enchevêtrements inextricables – composent des objets hautement symboliques. En effet, les ressemblances entre ces productions ne sont pas que formelles et stylistiques : chacune de ces pièces est dotée de valeurs réparatrices, purificatrices ou protectrices afin de conjurer le mal. Elles jouent dès lors un rôle spirituel, religieux ou magique. Leurs auteurs pensent-ils établir grâce à elles une relation entre l’ici-bas et l’au-delà ?

L’exposition Inextricabilia propose de démêler ces enchevêtrements, ces entortillements, ces entrelacs qui donnent forme au sensible, à l’indicible et à l’insaisissable. Elle invite le public à un vagabondage parmi des créations aux multiples confluences qui provoquent une réaction physique, engendrant une sympathie tissulaire, presque épidermique.

Le corpus – de plus de 50 artistes – rassemble, entre autres, des oeuvres et des objets réalisés par Arthur Bispo do Rosario, Pierrette Bloch, Cathryn Boch, Louise Bourgeois, Peter Buggenhout, Antonio Dalla Valle, Heide de Bruyne, Erik Dietman, Teresa Ottallo, Lisette H., Sheela Gowda, Jules Leclercq, Marie Lieb, Jean Loubressanes, Man Ray, Annette Messager, Marc Moret, Michel Nedjar, Virginie Rebetez, Borbála Remmer, Judith Scott, Pascal Tassini, Jeanne Tripier, Giuseppe Versino, Chen Zhen, et nombre d’auteurs anonymes, issus de collections publiques et privées de différents pays d’Europe, du Brésil et de Californie : notamment le Musée du Quai Branly (Paris), le Musée de l’Homme (Paris), la collection abcd (Paris) le MuCEM (Marseille), le LaM (Villeneuve d’Ascq), la collection Trésors de Ferveur (Chalon sur Saône), la collection Arbogast (Strasbourg), la Collection de l’Art Brut (Lausanne, Suisse), la collection Prinzhorn (Heidelberg, Allemagne), Outsider Art Museum (Bar, Montenegro), Museu Bispo do Rosário (Rio de Janeiro) ainsi que diverses collections psychiatriques de Suisse, de France, d'Italie et de Hongrie.




Le parcours de l’exposition :


Parures symboliques :
Arthur Bispo do Rosario, Giuseppe Versino, patiente du Centre hospitalier psychiatrique de Bonneval, tuniques talismaniques

Brodeuses déviantes : Cathryn Boch, Lisette H, Annette Messager, Louise Bourgeois, Jeanne Tripier, Marie Lieb, Teresa Ottallo, Jules Leclercq, Rosa Zharkikh

Talismans, amulettes et clé des champs : Jean Loubressannes, Antonio Dalla Valle, Pascal Tassini

Ferveurs nouées : Reliquaires, Sheela Gowda

Noeuds, voeux et laçages : Judith Scott, Virginie Rebetez, Man Ray, Chen Zhen, Heide de Bruyne, Pascal Tassini,Borbàla Remmer, Erik Dietman, créations populaires

Objets à charge : Michel Nedjar, Peter Buggenhout, Marc Moret, objets vaudous, objets rituels d’Afrique de l’Ouest





Extrait du texte « Inextricabilia ou les enchevêtrements magiques » par Lucienne Peiry, publié dans le catalogue de l’exposition Co-édition Flammarion et La maison rouge.


Que les fibres lient ou enferment, attachent ou tissent, que l’étoffe contienne ou cache, les productions textiles choisies ici présentent des parentés évidentes, bien que des milliers de kilomètres, des décennies ou des siècles les séparent, et malgré les cultures et les croyances différentes dont elles émanent. Les similitudes techniques et stylistiques sont nombreuses et les ressemblances formelles foisonnent. Elles sont assorties de profondes affinités spirituelles, déployant des vertus thérapeutiques, prophylactiques, talismaniques, apotropaïques : elles exorcisent, libèrent, réparent, soignent, protègent, conjurent le mal.

Certaines convergences se révèlent particulièrement troublantes. La première pièce créée par Judith Scott, en Californie, par exemple, ressemble étrangement à un faisceau de fibres végétales congolais et l’un des fétiches de la créatrice américaine s’apparente à une statuette vaudoue du Bénin et à une statuette anthropomorphe Nkisi. Les vêtements tressés par l’Écossais McPhee ressemblent singulièrement à des parures cérémonielles d’Angola. Ces effets de symétrie entre des oeuvres d’art sacré ou d’art contemporain, entre des productions populaires et des sculptures ethnographiques ou d’Art Brut semblent exister au-delà des catégories, des époques et des sociétés. Force est de constater que des principes communs se révèlent, malgré l’éloignement, sans que des contacts soient connus et avérés. Ils résultent d’une solidarité ou d’une résonance anthropologique qui échappent aux êtres humains, et à propos desquelles l’ethnologue Claude Lévi-Strauss a précisément affirmé : « les mythes se pensent dans les hommes et à leur insu. […] les mythes se pensent entre eux » 1. Ainsi, certains codes et certains éléments se propagent de culture en culture dans les créations symboliques. Par ailleurs, les résonances que l’on peut aisément repérer entre les sculptures de Marc Moret et de Peter Buggenhout, entre les personnages de Louise Bourgeois et de Katharina Detzel, entre les compositions des moniales et des chamanes pourraient aussi s’expliquer par le biais d’une considération fondamentale de Lévi-Strauss émise dans Tristes Tropiques. L’existence d’un vaste répertoire « comme celui des éléments chimiques », formé de combinaisons constitutives des cultures, « où toutes les coutumes réelles ou simplement possibles apparaîtraient groupées en familles, et où nous n’aurions plus qu’à reconnaître celles que les sociétés ont effectivement adoptées » 2. Toutefois, il serait excessif et même erroné de chercher, entre les oeuvres rassemblées ici, des principes universels qui répondraient à des paradigmes, tant les contextes spécifiques, les fonctions et les enjeux particularisent ces diverses expressions. Ce sont bien plus de multiples confluences, réunies dans une idée de continuité, qu’il importe de voir dans ces créations homologues. À ce titre, comment expliquer qu’elles aient un tel impact sur chacun de nous ? Et comment démêler et interpréter ces entrelacs, ces entortillements, ces laçages et ces noeuds ?

Le face-à-face avec ces objets et ces oeuvres provoque en nous une réaction forte et immédiate ; elles nous saisissent, résonnent in petto, nous coupent le souffle et nous donnent des frissons. D’emblée, notre impression est physique. Celle-ci ne serait-elle pas avant tout liée intrinsèquement à notre corps, précisément constitué de tissus, ainsi que le démontre l’histologie (étymologiquement la science des tissus), et dans lequel artères, veines, vaisseaux et muscles parcourent un espace circonscrit, s’entrecroisent et se décroisent, formant un réseau intérieur complexe ? Notre enveloppe corporelle elle-même nous y renvoie avec ses différentes couches, celles du derme et de l’épiderme. Sans doute l’individu ressent-il ces productions avec sa peau, l’éprouve-t-il dans sa chair et ses entrailles, et non seulement avec ses yeux. Un fétiche ficelé du Congo, une statuette vaudoue aux matières sacrificielles, l’amulette ceinte de raphia de Jean Loubressanes sont d’une telle force expressive qu’ils n’interpellent pas uniquement le regard, mais imposent une participation sensorielle plus vaste et plus ample, d’un autre ordre. Que la réaction soit celle de l’attraction, comparable à une empathie tissulaire, ou celle de la fascination, de l’effroi, voire de la répulsion, elles demeurent intenses, convoquent nos sensations et semblent même nous dépasser.

Les fibres entrelacées formant une texture, une structure, un tissu relient fondamentalement l’homme aux deux extrémités de son existence, celles de la naissance et de la mort. Le contact tactile avec le textile constitue, dans l’Antiquité déjà, l’une des premières expériences sensorielles du nouveau-né, emmailloté dès les premiers instants 3. Ce contact se reproduit presque tel quel, lorsque le corps défunt est entouré de bandelettes ou enveloppé d’un linceul, suivant les cultures. Aussi, la pièce textile accompagne-t-elle intimement – à fleur de peau – les deux événements primordiaux, la naissance et le décès, l’abscisse et l’ordonnée de la trame, celles de l’existence humaine. Ceci permettrait d’expliquer que par le noeud, le lien, l’enchevêtrement, moniales et pèlerins, chamanes et spirites cherchent à relier deux lisières, à unir vie terrestre et vie céleste, l’ici-bas et l’au-delà, conférant une dimension symbolique à la vie quotidienne.

1. Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, p.20.
2. Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques [1955], Paris, Plon, 1993, p.203.
3. Voir Véronique Dasen, « Des langes pour Artémis », in Kernos, Revue internationale et pluridisciplinaire de religion grecque antique, n°27, 2014, pp.51-73.