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“Clément Cogitore” Braguino ou la communauté impossible
au Bal, Paris

du 15 septembre au 23 décembre 2017



www.le-bal.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation presse, le 14 septembre 2017.

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1/ 2/ 3/  Clément Cogitore, Braguino ou la communauté impossible. © Clément Cogitore/Prix LE BAL de la Jeune Création avec l’ADAGP.

 


2229_Clement-Cogitore audio
Interview de Léa Bismuth, co-commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 14 septembre 2017, durée 13'10". © FranceFineArt.

 


texte de Mireille Besnard, rédactrice pour FranceFineArt.

 

Braguino est le nom que porte la localité fondée par Alexandre Braguine sur la Sym, un affluent du fleuve Ienisseï, qui sillonne la taïga profonde dans la région de Krasnoïarsk. Au milieu des années 1970, Sacha - diminutif d’Alexandre - et sa femme quittent le groupe des Vieux-Croyants où ils ont grandi. Ils veulent fonder une nouvelle communauté avec un idéal autre, libéré du carcan religieux et en totale proximité et symbiose avec l’environnement naturel qu’ils se refusent à exploiter. Tout en perpétuant un savoir-faire durement acquis, ils cherchent à s’affranchir d’un certain poids de l’histoire, celui qui a marqué ces croyants qui, aux XVIIe siècle, ont refusé les réformes imposées dans le rite orthodoxe par le patriarche Nikon. Figés dans des traditions archaïques qu’ils ont maintenues dans leurs efforts pour survivre face aux persécutions, les Vieux-Croyants ont souvent trouvé refuge dans l’immensité sibérienne, où ils ont vécu jusqu’à aujourd’hui dans des configurations sociales plus ou moins autarciques, parfois sans lien aucun avec leurs congénères. Sacha et ses proches ont voulu faire de cette expérience un modèle sociétal.

Plus de 30 ans après, porté par le souvenir d’une enfance passée dans les forêts vosgiennes, Clément Cogitore, mi-explorateur, mi-conteur, un peu à la Stanley, va les rejoindre à deux reprises pour une dizaine de jours. Justement le prix de la Jeune Création du Bal lui fournira les 20 000 euros nécessaires au billet d’hélicoptère pour lui et son équipe, lors du deuxième séjour. Là-bas, il s’aperçoit que le plus grand danger pour Braguino ne vient pas de l’environnement hostile, mais des hommes eux-mêmes. Une partie de la famille venue les rejoindre, choisit un autre modèle économique, plus intensif et destructeur. En opposition à l’idéal soutenu par Sacha, ils s’allient à des braconniers aux allures de paramilitaires pour retirer un maximum de bénéfices de la chasse ; un marché juteux, un nouveau safari. Une clôture vient marquer géographiquement ce désaccord en scindant le village en deux. L’hostilité se joue aussi sur l’île qui accueille indistinctement les enfants de deux branches de la famille. L’affrontement parait paradoxal dans cette étendue sibérienne.

Clément Cogitore, l’équipe curatoriale et le scénographe Cyril Delhomme, ont décidé de rejouer cette tension dans l’exigüité des salles du Bal. Des écrans géants sous forme de bloc posé à même le sol parcellisent l’espace. Braguino est surtout un moyen-métrage, dont les scènes ont été spatialisées. C’est un film-installation. Chaque bloc accueille une scène différente du film qui passe en boucle. Le récit avance au fur et à mesure que le spectateur se déplace. Il en devient presque l’acteur. Des photos, que les curatrices Diane Dufour et Léa Bismuth nomment des « images sourdes », occupent le dos des écrans. Dans ce dispositif, elle sont sans réelle présence face aux images-cinéma, montées à un rythme rapide. Contrairement à certaines affirmations, le montage nerveux et souvent très inductif laisse peu de place à un travail mental d’écriture du récit par le spectateur, d’autant plus que le parcours, plus suggéré qu’imposé, est fléché. Qu’est-ce qui distingue alors cette installation d’un film et notamment de celui qui sortira en salle le 1er novembre ? Ce rendu scénique qui se moule dans des formes plastiques en vogue suffit-il à différencier cette œuvre de la forme cinéma ?

L’élément primordial est probablement la boucle. Cette séquence répétitive offre une entrée et une appréhension différente du récit qu’offre la salle de cinéma. Le défilement d’une scène à l’infini et sa potentielle répétition, procurent, à chaque visionnage, une perception toujours plus en détail et en nuance du récit, des enjeux qui se jouent et de la dramaturgie du montage. Le spectateur choisit le moment où il change de scène. Il arrive au hasard dans une nouvelle boucle qui, elle, n’excède jamais plus de 2 ou 3 minutes. C’est peut-être là que se joue un ailleurs du cinéma, dans ce temps répétitif qu’offre le dispositif scénique avec ses boucles ouvrant sur une sorte de profondeur de champ cérébrale.

Curieusement l’association de ce montage nerveux, très écrit et la possible répétition des scènes favorisent à la fois la forme fictionnelle et les effets de réels. On entre dans la dimension du vécu. L’absence de discours, de voix-off qui viendrait se coller sur les images maintient une tension permanente, renforcée par une musique aux tonalités légèrement morriconnesque. Dans cette salle du Bal, non seulement nos souvenirs cinématographiques du Far West sont convoqués, mais aussi ceux de dizaines d’histoires que l’on a pu nous dire, que l’on a pu lire ou voir. Pourtant, même si la dramaturgie porte les éléments de la fiction, Braguino n’est pas un conte, ni une fable. C’est une actualité. Par son archaïsme, elle semble porter l’intemporalité de la condition humaine et l’impossibilité du rêve rousseauiste, comme l’affirme Clément Cogitore. Par son déroulement, elle parait induire qu’ouvrir une communauté vers l’extérieur comporte toujours le risque, en voulant la découvrir et la faire connaître, de la voir disparaître. A moins que l’artiste, en poursuivant son travail, puisse écrire une autre histoire.

Mireille Besnard

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaire de l’exposition : Diane Dufour avec Léa Bismuth.
Exposition dans le cadre du Prix le Bal de la jeune création avec l’ ADAGP 2017




Premier lauréat du Prix LE BAL de la Jeune Création avec l’ADAGP, Clément Cogitore s’est rendu à deux reprises (en 2012 et 2016) à Braguino, « chez Braguine » en Russe, du nom de la famille vivant dans quelques cabanes de bois perdues au fond de la Taïga sibérienne, à 700 km du premier village habité. Par ce geste, il souhaitait percer le mystère de la volonté d’un homme, Sacha, issu d’une communauté de « Vieux Croyants », qui décida d’installer là sa famille il y a plus de trente ans, avec l’espoir de vivre en paix, dans l’autarcie la plus complète, et de construire un modèle de vie autosuffisant. Très rapidement pourtant, ce paradis devient la scène d’un conflit ouvert entre deux familles ne parvenant pas à cohabiter, c’est-à-dire à s’accorder sur un récit commun d’existence.Cette communauté impossible compose l’axe central du travail filmique, photographique et sonore de Clément Cogitore.

Plongée dans l’obscurité, l’installation au BAL immerge le visiteur, au coeur d’un récit en actes, où chaque fragment filmique se révèle une pièce de l’intrigue, avec unité de temps, de lieu et d’action : l’arrivée à Braguino en hélicoptère, le rêve de Sacha, une chasse à l’ours, l’île mystérieuse où se réfugient des enfants livrés à eux-mêmes ; enfin, la montée en intensité d’une menace de conflit armé. Tout cela nous projette dans un monde de plus en plus crépusculaire, comme en témoignent les grandes photographies lumineuses aux tonalités sourdes qui jalonnent cette traversée.

Avec pour aiguillons les éléments d’une dramaturgie très archaïque, Clément Cogitore évoque la construction conflictuelle des grands mythes. Braguino relate l’expérience d’une double impossibilité : celle de fuir et celle de rester, c’est-à dire de composer avec l’Autre, la part maudite de soi. Au-delà d’une simple étude ethnographique, Clément Cogitore livre ici un conte cruel « révélateur d’un instant de bascule de notre civilisation ».

Si ce monde est voué à disparaître, de quoi cette disparition est-elle le signal ?

Léa Bismuth





Autour de l’exposition :



Braguino un film de Clément Cogitore, 49 min, 2017

Synopsis : Au milieu de la taïga sibérienne, à 700 km du moindre village, se sont installées deux familles, les Braguine et les Kiline. Aucune route ne mène là-bas. Seul un long voyage sur le fleuve Ienissei en bateau, puis en hélicoptère, permet de rejoindre Braguino. Elles y vivent en autarcie, selon leurs propres règles et principes. Au milieu du village : une barrière. Les deux familles refusent de se parler. Sur une île du fleuve, une autre communauté se construit : celle des enfants. Libre, imprévisible, farouche.

Entre la crainte de l’autre, des bêtes sauvages, et la joie offerte par l’immensité de la forêt, se joue ici un conte cruel dans lequel la tension et la peur dessinent la géographie d’un conflit ancestral.

La 28e édition du FID (Festival International de Cinéma- Marseille) à été l’occasion pour le jury de la Compétition Internationale, présidé par le cinéaste Sharunas Bartas, et le jury des Lycéens, de décerner deux prix au film Braguino de Clément Cogitore : Mention spéciale du Grand Prix de la Compétition Internationale et du Prix des lycéens. Braguino est également sélectionné en compétition au festival international du film de Saint-Sébastien

Sortie en salles le 1er Novembre 2017 / Diffusion le 20 novembre 2017 sur ARTE

En lien avec l’exposition au BAL, le film Braguino a été réalisé par Clément Cogitore, avec le soutien du Prix LE BAL de la Jeune Création et coproduit par Seppia Film / Making Movies / Arte GEIE La Lucarne.


À l’occasion de l’exposition, LE BAL et Filigranes Éditions publient Clément Cogitore, Braguino ou la communauté impossible.