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“Camille Henrot” days are dogs - carte blanche
au Palais de Tokyo, Paris

du 18 octobre 2017 au 7 janvier 2018



www.palaisdetokyo.com

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation presse, le 16 octobre 2017.

2267_Camille-Henrot2267_Camille-Henrot2267_Camille-HenrotLégendes de gauche à droite :
1/  Camille Henrot, Single Parent (série Bad Dad). Aquarelle sur papier monté sur Dibond, 150.8 x 237.2 cm, courtesy de l’artiste et de Metro Pictures (New York) ; kamel mennour (Paris/Londres) ; König Galerie (Berlin). © ADAGP, Paris 2017.
2/  Camille Henrot, Jewels from the Personal Collection of Princess Salimah Aga Khan, fleurs et plantes séchées et pressées. 135 planches, 27,5 x 43 cm (chacune), courtesy de l’artiste et de kamel mennour (Paris/Londres) ; König Galerie (Berlin) ; Metro Pictures (New York). © ADAGP, Paris 2017.
3/  Camille Henrot, A Long Face (détail), 2016. Fresque, 423 x 400 cm, photo : Daniele Molajoli, courtesy de l’artiste, de la Fondazione Memmo (Rome) et de kamel mennour (Paris/Londres) ; König Galerie (Berlin) ; Metro Pictures (New York). © ADAGP, Paris 2017.

 


2267_Camille-Henrot audio
Interview de Daria de Beauvais, commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 16 octobre 2017, durée 5'57". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaire : Daria de Beauvais



À l’automne 2017, le Palais de Tokyo confie à Camille Henrot (née à Paris en 1978, vit à New York) la totalité de ses espaces d’exposition à l’occasion de la troisième édition d’une série de cartes blanches, initiée avec Philippe Parreno en 2013 et poursuivie avec Tino Sehgal en 2016. Cette carte blanche à l’artiste française – lauréate du Lion d’Argent de la 55e Biennale de Venise (2013) mais aussi des prix Nam June Paik (2014) et Edward Munch (2015) – permettra de rendre compte de la multiplicité de sa pratique, ainsi que de l’ampleur des intérêts qu’elle met en jeu.

L’exposition explore comment la « semaine » et les jours qui la composent structurent notre rapport au temps. Elle révèle la manière dont cette invention nous rassure – en nous offrant un cadre commun et des routines – autant qu’elle nous aliène – en instaurant un ensemble de contraintes et de dépendances.

Intitulée « Days are Dogs » en référence, notamment, à l’expression anglaise « Dog Days » qui désigne les jours de canicule, l’exposition se déroule en sept grandes parties thématiques. Chacune est consacrée à un jour de la semaine, allégorie d’un ensemble d’émotions et d’actions dont les oeuvres se font l’écho. La structure des jours de la semaine, qui nous apparaît comme une évidence, révèle son origine, celle d’une construction narrative issue de la mythologie : la Lune pour lundi, Mars pour mardi, Mercure pour mercredi, Jupiter pour jeudi…

À travers le choix de cette structure, l’une des plus banales de notre vie quotidienne, c’est notre rapport aux dépendances, les frustrations et les désirs qui rythment la vie qui sont parcourus. L’exposition explore ainsi des notions telles que la soumission ou la révolte, tant à une échelle intime, au sein des relations affectives ou sexuelles par exemple, qu’à une échelle collective dans un contexte d’hyperconnectivité où les rapports de force sociaux, économiques, culturels et idéologiques sont exacerbés. Cette hyperconnectivité s’applique aussi au langage, lors des échanges sur les réseaux sociaux par exemple, dans lesquels les intensités des vies privée et publique se trouvent mêlées.

Pour cette carte blanche, Camille Henrot a choisi de présenter un vaste ensemble d’oeuvres, auxquelles s’ajoutent des productions d’artistes internationaux avec lesquels elle entretient un dialogue fécond : David Horvitz, Maria Loboda, Nancy Lupo, Samara Scott et Avery Singer. Elle invite également le poète Jacob Bromberg – avec lequel elle a collaboré sur plusieurs de ses oeuvres – pour l’écriture des textes accompagnant l’exposition ainsi qu’un projet original.

Convoquant une large palette de médiums – sculptures, dessins, vidéos, installations – et se référant pour son exposition au Palais de Tokyo tant à l’origine du bâtiment qu’à sa qualité de « palais baroque » (en présentant mosaïques, fresques et bronzes), l’exposition mettra en scène de nombreuses oeuvres inédites, notamment Saturday, son film le plus conséquent depuis Grosse Fatigue (2013, primé à la Biennale de Venise). Elle inclura également un ensemble de travaux récents conçus en prévision de cette carte blanche, présentés dans le cadre de ses expositions personnelles à la Fondazione Memmo (Rome, 2016), et à la Kunsthalle Wien (Vienne, 2017), ou encore à l’occasion de la 9e Biennale de Berlin (2016). Le travail de l’artiste, qui bénéficie aujourd’hui d’une reconnaissance internationale, a été exposé dès 2007 au Palais de Tokyo, et ce à plusieurs reprises.



« Avec « Days are dogs », j’explore le concept de semaine en tant qu’invention humaine (à la différence des jours et des années solaires, ou des mois lunaires) qui a colonisé la conception du temps à l’échelle de la planète entière, et a établi une norme mobilisée dans l’intérêt de la productivité capitaliste. Il s’agit d’une construction qui nous renforce autant qu’elle nous aliène, en structurant de multiples dépendances. En tant qu’unité de temps répétitive, la semaine nous rassure en ce qu’elle a de prévisible et nous inquiète en ce qu’elle crée un certain nombre d’obligations auxquelles nous finissons par passivement nous plier. La semaine est tout à la fois complètement arbitraire et parfaitement valable. Elle est une histoire que nous nous racontons, comme les histoires que nous racontons aux enfants ; et en tant qu’êtres humains, nous adorons nous plonger dans cet état d’enfance et nous abandonner librement à un système que nous chérissons parce qu’il est familier. Cette soumission engendre cependant la perversité de la dépendance – un désir de contrainte.

Un système ne peut être remplacé que par un autre système. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont on peut se libérer des règles qui régissent un système en les suivant à l’excès, pour ainsi permettre à des logiques subjectives et personnelles de prospérer. Toute construction du temps étant une construction d’obligations, de besoins et de désirs, je me sers de la construction banale et à demi consciente de la semaine pour créer des liens entre des logiques intimes et des problèmes de société plus larges : un bouquet de fleurs devient une réflexion sur la compensation, le genre et les inégalités de classe ; les problèmes de relation au père deviennent des problèmes politiques ; une chaussette manquante exprime un sentiment permanent d’impuissance. Pour citer Roland Barthes, « quand “cela va de soi”, c’est alors qu’il faut aller voir – et on s’aperçoit alors que le “cela va de soi” est fait de beaucoup de questions qui sont sans réponses. »
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En utilisant la structure temporelle de la semaine pour partager l’espace du Palais de Tokyo, cette exposition cherche à nous rendre étrangers à toutes les obligations auxquelles nous nous sommes tant habitués qu’elles sont devenues naturelles. Tandis que les sens multiples mais arbitraires de chaque jour nous offrent une structure extérieure à nous-mêmes, un champ partagé de significations issu de la mythologie, et nous permettent ainsi de ne pas avoir à décider ce que nous devons faire de nos journées et de nos vies, le rythme de la semaine nous impose des obligations : sortir boire des verres, consommer de la culture, dormir, etc. En tant qu’amis, parents, propriétaires de chiens, coureurs, fumeurs, citoyens, êtres doués d’empathie et amants, nous sommes constamment assaillis d’injonctions contradictoires à nous conformer à nos désirs et à nos obligations, sans compter l’accumulation de désirs dissonants que l’environnement numérique nous envoie. Ma carte blanche constitue ainsi une méditation sur la dépendance et la liberté, sur la façon dont nous pouvons vivre en acceptant de faire des compromis et de transiger avec nos idéaux tout en préservant un désir d’idéal et un espoir de changement radical.
»

Camille Henrot

1- R. Barthes, Comment vivre ensemble : simulations romanesques de quelques espaces quotidiens, Seuil/IMEC, « Traces écrites », 2002, p. 125



Lundi

« Pourtant, c’est dans le désoeuvrement, dans les rêves, que la vérité engloutie fait parfois surface. » Virginia Woolf, Une chambre à soi.

Encore lundi. Le jour de la lune, influencé par la nuit, est d’humeur changeante, et le lit est l’objet qui l’incarne le mieux : c’est une sorte d’organe supplétif éternellement au repos qui tire l’esprit hors du corps pour le laisser s’étendre sans limites dans la sphère des fantasmes, comme dans la fresque Monday Morning Miracle (‘Miracle du lundi matin’). En s’inspirant d’artistes et d’écrivains qui travaillaient au lit, tels que James Joyce, Henri Matisse et Marcel Proust, Camille Henrot imagine l’espace dédié à la journée du lundi comme un studio d’artiste maniaco-dépressif rempli de chevalets inclinés, de sculptures qui jonchent le sol et d’ouvertures en trompe-l’oeil, dans lesquelles on peut sombrer comme on sombre dans le spleen du lundi. Ces trompe-l’oeil expriment aussi bien l’effort artistique, dont la valeur repose traditionnellement sur les heures de travail et la maîtrise, que l’angoisse existentielle d’un monde n’existant qu’en tant qu’artifice. L’espace de la chambre conçue par Camille Henrot est une zone crépusculaire entre le rêve et l’éveil, qui brouille les différences entre le désoeuvrement et la productivité, le superficiel et le significatif, le trivial et le monumental. Les mêmes thèmes reviennent dans les fresques et les bronzes qui composent le Lundi, à travers des représentations tantôt figuratives, tantôt abstraites et allégoriques d’une mélancolie indolente exigeant une intervention miraculeuse, de grands projets qui échouent devant l’incapacité à agir ou même à sortir de son lit, de messages jamais reçus qui brisent les coeurs, et de contorsions pour garder une maîtrise de soi qui nous rendent méconnaissables à nous-mêmes. Les excès et la frénésie de l’âge numérique et du baroque – qui est né de la réaction inquiète de l’Eglise catholique à la Réforme protestante –, sont ici évoqués et reflétés par une abondance d’images. Cependant, la figure de l’inépuisable Drinking Bird (‘L’oiseau qui boit’), inspirée en partie du poème de Yuan Zhen, Drunk Too Soon (‘Ivre trop tôt’), se penche au-dessus d’une soucoupe en forme de pleine lune pour siroter du whisky, rappelant ainsi que nos actions et notre productivité sont subordonnés et vulnérables aux changements constants de notre monde intérieur.


Mardi

« On a parfois signalé toute la dérision qu’il y avait dans la soumission masochiste, et la provocation, la puissance critique, dans cette apparente docilité. Simplement le masochiste attaque la loi par l’autre côté. » Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel.

Sous le règne d’Arès, le mardi est résolument hostile, compétitif et belliqueux. La grille uniforme du tapis de jiu-jitsu qui couvre le sol nous avertit que nous sommes dans une arène où l’espace est lui-même strictement contrôlé. Ici, Tug of War (‘Tir à la corde’), une sculpture spectaculaire de chaines tressées, représente et critique l’impératif guerrier de Mars. La structure de la pièce évoque l’image d’une jeune fille se faisant faire une tresse (souvent appelée « tresse française» par les anglophones ou « tresse africaine » par les français, bien que son histoire soit plus complexe) par sa mère, ainsi que la douleur de se faire tirer les cheveux et le plaisir d’être l’objet de tels soins. Le masochisme – et les notions d’oppression, de fantasme et d’inversion qu’il charrie – expriment pleinement ce mélange de douleur et de plaisir, que l’extrême tension des nœuds de la tresse ne fait que renforcer. Le film Tuesday (‘Mardi’), où les soins apportés à des pur-sang suggèrent autant la pulsion sexuelle que la préparation à la guerre dans le cadre strict de la compétition et de l’exploitation, explore davantage encore cet ensemble d’idées. Malgré la tension qu’ils dissimulent, ces gestes affectueux n’en sont pas moins véritablement emplis de tendresse ; et la même ambiguïté ressort des plans qui montrent des lutteurs s’exercer aux arts martiaux, et se neutraliser dans différentes étreintes comme s’ils faisaient l’amour et acceptaient de dépendre les uns des autres. Les positions de domination et de faiblesse forment une structure dynamique dans le jiu-jitsu brésilien, l’art martial qui est filmé dans Tuesday (‘Mardi’) et qui a servi de modèle pour les autres sculptures de cet espace. Les sculptures Wait, What (‘Attends, Quoi’) et I say (Je dis) font référence au rôle de l’articulation du langage dans l’ordre du désir masochiste, en particulier à l’abus dans le cadre d’un accord contractuel et à l’inversion de la punition. Le film et les sculptures déploient la stratégie masochiste de la suspension des rapports de pouvoir dans un espace indéterminé, ralentissant ou figeant une démonstration de force jusqu’au point où elle devient un acte esthétique et donc un objet de contemplation sensuel.


Mercredi

« Quand nous inventons une nouvelle technologie, nous devenons cannibales. Nous nous mangeons vivants puisque ces technologies sont simplement des extensions de nous-mêmes. La technologie électrique définit à présent un environnement qui est cannibale et qui dévore les gens. Pour survivre, nous devons étudier les habitudes des cannibales. » Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l’homme, chapitre « Les médias, chauds et froids »

Le mercredi, jour de Mercure et jour du vent, est fait de bruits et de signaux : le monde entier vous parle à travers les horoscopes, les emails, les téléphones, les journaux, les réseaux sociaux, et plus encore. Nos messageries pleines à craquer sont incarnées dans l’oeuvre Office of Unreplied Emails (‘Bureau des emails sans réponse’), où un déluge d’appels « personnels » formatés, intimant de réagir aux problèmes macroscopiques du monde est détourné par des messages placides centrés sur les problèmes ordinaires de leur expéditeur. Contre ces sollicitations frénétiques, cet Office tente de nous donner une protection sans doute nécessaire mais discutable sur le plan éthique. Ailleurs, des téléphones nous permettent d’accéder à des ‘hotlines’ offrant leur aide pour régler les petites et grandes inquiétudes qui nous assaillent, mais notre confiance enfantine en l’autorité impersonnelle de la technologie se trouve rapidement frustrée. Comme avec ces hotlines, la série d’aquarelles Bad Dad (‘Méchant Papa’) met en avant la figure du père tyrannique, en montrant qu’elle est à la fois un élément constitutif et une émanation de toute forme d’autorité.


Jeudi

« Océan, toi qui retournes comme tu le veux bateaux et hommes, donne-moi les navires somptueux des naufrages et leurs richesses, or et trésors. Fais venir dans ma ville de beaux marins que je pourrai regarder. Ne sois pas jaloux, je te les rendrai l’un après l’autre. Océan, bel Océan bleu, roule-moi sur le sable, je suis ta fiancée, Océan, bel Océan bleu. » Les fiançailles de Dahut avec l’Océan, La Légende de la Ville d’Ys.

Le tonnerre et la foudre, le pouvoir du patriarcat et les identités nationales qu’il façonne, définissent le jeudi (« Thursday » en anglais), le jour partagé par Thor et Jupiter. Pour aborder cet ensemble de thèmes, Camille Henrot fait allusion à des récits minant les structures de pouvoir établies représentées par ce jour. Dans l’installation Cities of Ys (‘Les villes d’Ys’), l’artiste construit un parallèle entre la ville mythique d’Ys en Bretagne – avalée par l’océan, ce qui, d’après la légende, symbolise son invasion par les chrétiens ou plus tard le châtiment qu’elle aurait reçu pour avoir cédé au paganisme –, et l’histoire du peuple amérindien des Houmas – occupant des terres menacées par l’érosion en Louisiane et dont le statut tribal n’est pas reconnu par le gouvernement fédéral. En effet, de tradition matriarcale et exogame, dispersés dans la région afin de ne pas être déportés dans des réserves ou d’échapper aux inondations, les Houmas ne remplissent pas les critères habituels, tels que le fait d’habiter une zone délimitée, de vivre de façon isolée ou d’avoir préservé une langue distincte. La culture Houma s’est transformée en dissimulant son altérité, tout comme la légende d’Ys a évolué au gré de ses transmissions. Dans les deux cas, on a attribué l’altération culturelle à la sensualité féminine tandis que les inondations étaient associées au dérèglement du désir, selon un point de vue populiste, réactionnaire et historiquement conservateur. Cities of Ys remet en question notre tendance à valoriser la préservation et la stabilité patriarcale de l’identité d’un groupe social et à déprécier l’exogamie matriarcale. Un chemin de pièces de monnaie traverse l’installation, passant par une salle où est diffusé le film de Camille Henrot Grosse Fatigue, jusqu’à un espace où est exposée Maria Loboda, et au-delà. Les sinuosités de ce courant évoquent tant la fluidité monétaire que le mythe de Danaé. Cependant, la solidité du métal nous renvoie à la circulation concrète de l’argent à l’échelle mondiale, ainsi qu’aux relations et obligations qu’elle instaure. L’utilisation de ces pièces de monnaie convoque l’idée de hasard, que l’on retrouve aussi dans Grosse Fatigue, un film sur les systèmes de connaissances et de discours, dans lequel la grammaire renouvelée d’une généalogie de formes et d’idées articule l’obsession occidentale pour l’accumulation. En donnant forme à la tension entre la culture du musée et la culture orale, ce film montre la façon dont une culture peut devenir prédatrice d’une autre en collectionnant ses biens. Camille Henrot met les critères qui déterminent la répartition de la valeur à l’épreuve du jeudi, le jour de Jupiter – dieu le plus puissant de son panthéon et maître parmi les dieux –, interrogeant ainsi l’origine même de l’autorité du système patriarcal et jouant aussi avec l’ambivalence qui caractérise le dieu des transformations.


Vendredi

“Monday you can fall apart
Tuesday, Wednesday break my heart
Thursday doesn’t even start
It’s Friday, I’m in love”
[Lundi tu peux t’écrouler
Mardi, mercredi tu peux me briser le coeur
Jeudi n’aura même pas commencé
C’est vendredi, je suis amoureux]

The Cure, « Friday I’m in Love »

Vénus et Frigg (épouse d’Odin dans la mythologie nordique) dominent le vendredi (« Friday » en anglais) en l’enveloppant de multiples significations liées à l’amour, au sexe, à la complémentarité et au narcissisme. Pour Jewels from the Personal Collection of Princess Salimah Aga Khan (‘Bijoux de la collection personnelle de la Princesse Salimah Aga Khan’), Camille Henrot a volé les plantes et les fleurs qui décorent et délimitent les entrées d’immeubles dans le riche Upper East Side new-yorkais. Elle les a ensuite assorties à des pages du catalogue des bijoux de la princesse, vendus aux enchères à l’occasion de son divorce. Dans cette oeuvre, les fleurs et les bijoux symbolisent l’excuse ou la réparation et apparaissent donc à la fois comme des licences pour infliger des peines et les signes d’une injustice passée ou à venir. Ils nous invitent à réfléchir au sens de la propriété au sein d’une relation amoureuse et de la société en général. Mais que serait le vendredi sans la nuit ? Dans son premier film, Deep Inside (2005), fortement inspiré par un de ses premiers amours – le cinéma expérimental – , Camille Henrot superpose une effusion brute d’émotions à la pornographie la plus crue, créant un jeu qui sublime le sexuel et donne corps au sentimental. Le mariage de ces langages nous montre que l’excitation sexuelle et le chagrin d’amour sont tous les deux fondés sur l’alternance entre le vide et le plein, la présence et l’absence, le caché et le visible. Ce dernier contraste est souligné par la couleur singulière du film – lui-même surexposé au soleil – celle d’une peau brûlée par le soleil. L’oscillation simple du film mène avec finesse à la dernière oeuvre de l’exposition, Gemini (‘Gémeaux’), une sculpture évoquant L’origine du monde de Courbet. Avec ses deux jambes qui se transforment en oiseaux, la sculpture représente un amalgame de l’ambiguïté fondamentale du genre et de la fragilité de la conscience de soi, et elle suggère que le couple est une structure permettant la construction de soi.


Samedi

« En l’homme et dans le monde, l’authentique est potentiel, il attend, il vit dans la peur d’être frustré, il vit dans l’espoir de réussir. » Ernst Bloch, Le principe espérance.

Le samedi, tout est possible, ou du moins l’espérons-nous : c’est une fin et un début. Sous le signe de Saturne/Chronos, le dieu du temps, de la génération et de la dissolution, nous entrevoyons l’espoir universel d’un monde meilleur et nous nous rappelons de quelles façons cela nourrit et contredit nos besoins et nos désirs individuels. Dans son tout dernier film, Saturday, Camille Henrot sonde ce que le philosophe Ernst Bloch a appelé « le principe espérance », qui structure à la fois nos désirs d’utopies immédiates et privées et nos désirs d’utopies révolutionnaires plus élevées, visant à mettre un terme à la souffrance humaine. Le film utilise des séquences de surf extrême pour montrer le flot extatique d’une récréation intense et l’imagerie religieuse du déluge apocalyptique, puisque le samedi est aussi bien un jour de repos sacré qu’un jour réservé aux activités « personnelles ». Si la fin des jours est une perspective effrayante pour beaucoup, l’Eglise adventiste du septième jour, qui joue un rôle central dans Saturday, regarde l’avenir avec une grande confiance. Une attention particulière est portée dans le film à l’intérêt de cette communauté millénariste pour un régime alimentaire strict, et par extension pour la digestion et le vieil âge, puisqu’il est le signe que la foi de ses membres est littéralement transposée dans leur vie quotidienne, jusqu’au niveau le plus personnel et le plus organique. Essentiellement tourné en 3D, Saturday se présente comme un mélange de scènes de la vie quotidienne et de projections imaginaires, suscitant et satisfaisant un désir d’immersion qui nous ravit, alors même que le texte d’informations qui défile en bas de l’image nous rappelle ce qui motive notre désir de fuite.


Dimanche

« Ceux qui nous gouvernent aujourd’hui, avec leurs machines et leurs prédicateurs, s’acharnent à nous fourrer dans la tête cette idée grotesque que l’objectif de la vie, c’est l’activité plutôt que la contemplation. » John Cowper Powys, Apologie des sens.

Le dimanche est le jour de la grasse matinée, du ménage, de la communion spirituelle et des rêveries solitaires. Nous nettoyons notre foyer pour en faire un espace vide à la manière zen, nous nous y prélassons : nous tenons ainsi le profane à distance et nous nous plaçons au-delà de ce que la société exige de nous. Les ikebanas de Camille Henrot rappellent qu’en restant chez nous et en nous adonnant à des rituels courants de la vie quotidienne – arroser ses fleurs, balayer, ou prendre le temps de récupérer de ses efforts – nous recherchons une forme de consolation. En effet, c’est le désir de consolation de l’âme qui serait à l’origine de l’art de l’ikebana. Cependant, ces compositions florales, expressément créées sans maîtrise de la tradition ikebana, constituent une révolte contre les hiérarchies sociales, l’idée de maîtrise et la perception fondamentalement négative des malentendus. Elles renvoient, comme Michel Leiris, au désir d’« appliquer à la vie dite ‘intérieure’ la notion de ‘révolution permanente’ » (Le sacré dans la vie quotidienne). Contre la productivité et l’idéologie, la fleur affirme le principe du plaisir. Associées à des oeuvres littéraires, ces pièces créent des ponts entre des langages naturels et culturels, et à travers cette union, elles signalent une résistance plus grande à l’ordre social (« L’amant de Lady Chatterley », D.H. Lawrence), jusqu’à une fuite hors de la réalité (« Le Seigneur des Anneaux », J.R.R. Tolkien) ou vers une intériorité révolutionnaire (« Portrait de l’artiste en jeune homme », James Joyce). Dans son installation The Pale Fox (‘Le Renard Pâle’), Henrot met en scène le thème de la mise en ordre de l’espace privé, où l’accumulation excessive de principes superposés les uns aux autres conduit au désordre. Henrot montre que l’équilibre induit – et engendre même – le chaos, en associant chaque mur de cet espace à un élément de la nature, à un point cardinal, à un âge de la vie, et à un des principes philosophiques de Leibniz. Comme le thème de l’absence de maîtrise dans l’ikebana, la curiosité et ses effets sont un des sujets majeurs de The Pale Fox – dont le titre fait référence à Ogo, un dieu malicieux de la mythologie des Dogons qui perturbe ce qui apparaissait comme un univers parfaitement harmonieux en y introduisant du désordre et de la créativité. « Le renard est un antidote au système, il l’use de l’intérieur », comme le dit l’artiste. A travers le prisme kaléidoscopique de l’esprit de Camille Henrot, nous voyons les aspects sacrés, domestiques et exhaustifs de la journée dominicale se mêler et émerger les uns des autres.