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“Eugène Leroy et Sarkis” Intérieurs
à la Galerie Nathalie Obadia - Cloître Saint-Merri, Paris

du 12 janvier au 17 mars 2018



www.galerie-obadia.com

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation de l'exposition par Sarkis, le 12 janvier 2018.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Eugène Leroy, Grande Figure, l’été, 1990. Huile sur toile, 130 x 195 cm. Courtesy de l’artiste, de la Galerie Nathalie Obadia Paris/Bruxelles et de la Galerie Werner.
2/  Sarkis, Film N°171 «pour Eugène Leroy», 2017. Vidéo (09’ 09”). Courtesy de l’artiste et de la Galerie Nathalie Obadia Paris / Bruxelles.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Sarkis est un conteur. L'exposition qu'il a conçue se lit comme un roman, grave et intense, mais avec des bulles aériennes, légères de cette espièglerie juvénile qui ne le quitte jamais. Le travail de Sarkis n'entre pas en confrontation avec l'œuvre de Eugène Leroy, au contraire, en la mettant en scène, il en fait résonner la musicalité en y additionnant une nouvelle partition.

De l'organique au construit, du chaos d'empâtements et de couleurs se mélangeant dans une urgence incontrôlable à l'ordre numéroté, annoté, classé et rangé, le corps meurt puis renait. Le kintsugi, suturant d'or la porcelaine brisée réintègre cette mort pour en faire la structure du vivant, l'essence de sa beauté. La ligne d'or est le prolongement alchimique de celle de plomb du vitrail, exosquelette supportant le christ agonisant. A côté de cette crucifixion, une toile évoque un accouchement divin. La spiritualité libre chez Leroy, mélangeant animisme et Vénus callipyges primitives se prolonge dans celle de Sarkis qui trouve ses racines dans la tradition byzantine.

La peinture en masses si épaisses ne sèche jamais, ses couleurs restent vivantes, libres d'un mouvement perpétuel échappant désormais à leur créateur. De même, les petites formes que Sarkis a posées sur de grandes feuilles de papier créent des auréoles d'huile qui s'agrandissent lentement avec le temps. L'artiste a beau avoir inscrit sur chaque feuille la date de son geste, la nature de la peinture, la référence du tube, les conséquences de son acte créateur se poursuivront sur une échelle de temps bien supérieure à celle de l'existence de l'artiste. Ce temps de sédimentation géologique, inscrit dans un carré de marbre de 150 millions d'années, rend l'homme à l'humilité des quelques années de vie dont il dispose, au rythme des battements du cœur de Sarkis sur un métronome fixé au mur.

Un bateau à la naïveté enfantine dessiné au rouge à lèvre sur un miroir annonce, comme le fait le message d'adieu d'une héroïne de cinéma à son amant encore endormi, le départ teinté de regrets pour un long voyage. L'odyssée d'un Ulysse remplissant ses bagages de masques africains et de statuettes de Ganesh, de vieilles photographies et d'articles de bazar, est hantée par le souvenir des défunts, ceux qu'il est impossible de laisser derrière soi, aussi loin que l'on tente de fuir.

Un piano-sarcophage noir, monolithique, muet de sa partition dont les pages ont été arrachées, impose son silence à l'espace qu'il remplit. Une boite à chaussures est posée là, une boite à souvenirs remplie de rubans colorés comme autant de vielles lettres, cartes postales ou photographies de moments de bonheur et de partage. Sur le piano, des petits costumes de fées roses, jaunes, mauves comme des bonbons, légers comme des pétales prêts à s'envoler au premier souffle de vent résonnent encore de chansons et de rires d'enfants.

Sarkis passe de la lenteur à la rapidité, de la tristesse à la joie comme dans une chanson yiddish. La musique qu'il joue nous transporte d'une église ancienne à un futur de néon, puis fait de ce néon un vestige archéologique tandis que le plan de l'église devient un diagramme futuriste. Une mélodie ancestrale qu'une grand-mère apprend à sa petite-fille, un cycle éternel de transmission de ce petit quelque chose de lumineux qui nous aide à traverser le tumulte de nos existences, c'est ce que l'on peut désirer de plus précieux comme héritage.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

Intérieurs est une exposition conçue par Sarkis



La Galerie Nathalie Obadia est très heureuse de présenter Intérieurs, la troisième exposition personnelle de Sarkis à Paris, après Il Grido en 2016 à la galerie de Bruxelles. En invitant le peintre Eugène Leroy (1910-2000) dans un accrochage qu’il a conçu et mis en scène, Sarkis confronte son travail à celui du maître dont il considère l’oeuvre comme absolument indispensable. Si l’oeuvre d’Eugène Leroy a bénéficié d’une attention croissante ces 20 dernières années auprès de la scène contemporaine internationale, Sarkis déplore que le génie du peintre ne soit pas encore reconnu sans détours comme l’une des figures artistiques les plus importantes du XXème siècle.

Déjà en 2012, dans l’exposition rétrospective Hôtel Sarkis que le MAMCO à Genève consacrait à Sarkis, l’artiste convoquait près de 70 artistes (architectes, écrivains, cinéastes, peintres, compositeurs) parmi lesquels John Cage, Andreï Tarkovski, Joseph Beuys, Edvard Munch, Sergueï Paradjanov, Arnold Schönberg ou Matthias Grünewald. Ces «collaborations» faisaient alors fi de la distance qui isolait chaque oeuvre dans un temps et un espace cloisonné, pour favoriser des mises en dialogue au présent à comprendre comme des «inspirations revendiquées et amitiés célébrées». Aussi complexe que le corps d’un tableau d’Eugène Leroy, l’exposition présente ici un ensemble d’une quarantaine d’oeuvres et a véritablement été pensée comme un intérieur - un banc, des étagères et des verres d’eau sont disposés dans chaque pièce de la galerie.

L’exposition évoque d’abord la notion d’accumulation qui se manifeste diversement chez les deux artistes. Chez Eugène Leroy elle émerge de la géologie de la matière qui s’accumule sur la toile, évoquant le corps du peintre qui sculpte la densité de la peinture à l’huile et fait surgir les figures représentées. C’est toujours cette même matière, sans corps étranger invasif, sans farces et sans manières qui se donne à voir complètement, comme agrégat signifiant. Véritables trésors, comme de grandes Ikones où toute la matière constitutive est nécéssaire, ces peintures jalonnent l’espace comme des bornes, des repères sensoriels dans l’accrochage de Sarkis. Fusionnant les héritages les plus divers, de Rembrandt à Malevitch, de Giorgione à Mondrian en passant par Jean Fautrier et Vincent Van Gogh, Eugène Leroy explore les multiples possibilités de la matière, avec le déploiement d’une science des empâtements qui confère un relief incomparable à ses peintures.

Point de digressions non plus dans l’accumulation d’oeuvres aux techniques différentes dans l’oeuvre de Sarkis. Le Film N°171 «pour Eugène Leroy» est réalisé sans montage, tandis que les huiles sur papier laissent croître sous nos yeux la tâche d’huile qui s’imprègne, modifiant progressivement l’aspect et la couleur, façonnant l’oeuvre sans notion d’une quelconque durée déterminée. Point d’artifices non plus ni de systématismes, tout est simplement à découvert avec bienveillance et une certaine quiétude, dans la multiplicité des médias que l’artiste emploie dans Intérieurs ; notamment avec des vitraux touchés, du bois doré à la feuille et des bandes magnétiques, des néons, des céramiques en Kintsugis, des impressions sur papier, une image extraite du film de Volker Schlöndorff «Les désarrois de l’élève Torless», une vidéo comme un tableau et de la musique d’Anton Webern, du cuivre, de l’aquarelle séchée, un rouleau de papier bulle et des palettes en bois, du rouge à lèvres, du goudron noir et du tulle rose, une pierre fossilisée de 150 millions d’années et un témoin des fréquences cardiaques de l’artiste, un séchoir à dessin en métal, un pupitre et deux cadres Art Nouveau avec miroirs, une tunique de la styliste japonaise Tsumori Chisato et une côte de maille, des huiles parfumées et de la porcelaine, un masque africain, du riz, des plans de monastères et églises arméniennes du VIIIème au XIIème siècle, de l’aquarelle et des petites Ikones.

Alchimistes dans l’antre de leurs ateliers, lieux de repli, de recharge, de concentration (Sarkis reproduit d’ailleurs ici celui d’Eugène Leroy), les deux artistes portent une attention décisive à la perception de la lumière, comme clé de voûte de leurs représentations. Si les contours semblent niés en peinture par Eugène Leroy pour mieux forcer l’attention de celui qui est volontaire pour regarder, pour voir ; Sarkis met en oeuvre des passerelles entre différentes temporalités, différentes cultures et différentes sensibilités, des mises en scène protéiformes qui se nourrissent de références pour construire un pont entre les oeuvres du passé et le monde contemporain. Chacune à sa manière, ces oeuvres témoignent de profonds humanismes qui se révèlent - en ces périodes troubles, remarquablement nécessaires.