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“Black Dolls” La collection Deborah Neff
à la maison rouge, Paris

du 23 février au 20 mai 2018



www.lamaisonrouge.org

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 22 février 2018.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Auteure inconnue, Poupée à la robe vichy et foulard, États-Unis, début du XXe siècle, coton. Photo : Ellen McDermott, New York City.
2/  Auteure inconnue, Poupée aux bottines rouges, États-Unis, fin du XIXe siècle. Textiles divers, verre. Photo : Ellen McDermott, New York City.
3/  Photographe anonyme, photographie format carte de visite, Burnham Studio, Norway, Maine, Ètats-Unis, circa 1870-85. Photo : Ellen McDermott, New York City.

 


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Interview de Nora Philippe, commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 22 février 2018, durée 12'31". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaire : Nora Philippe
Conseillère scientifique : Deborah Willis




« Black Dolls » montre pour la première fois hors des Etats-Unis la collection Deborah Neff, un ensemble exceptionnel de 200 poupées noires créées par des Afro-Américain.e.s anonymes dans les années 1840-1940. Cette collection non seulement révèle des poupées en tissu, bois ou cuir dont la beauté et la diversité sont extraordinaires, mais elle raconte aussi une histoire culturelle, politique et intime inédite des Noir.e.s Américain.e.s, de la maternité et de l’enfance.

Pendant près d’un siècle, entre 1840 et 1940, des Afro-Américain.e.s, majoritairement des femmes, ont conçu et fabriqué des poupées pour leurs propres enfants, ou les enfants que celles-ci gardaient. Deborah Neff, une avocate de la Côte Est, a bâti en vingt-cinq ans la collection de ces poupées la plus ample et la plus rigoureuse qui ait jamais existé : elle a patiemment mis au jour ces 200 objets considérés jusque-là comme des artefacts domestiques indignes de mémoire, pour en constituer un ensemble dont la beauté, la richesse formelle, l’originalité – en un mot, la valeur artistique – s’imposent puissamment. S’y ajoute un fonds de 80 photographies d’époque, représentant des enfants américain.e.s posant avec leurs poupées entre la période de l’avant-Guerre de Sécession jusqu’au milieu du XXe siècle.

La collection a été montrée pour la première fois au Mingei International Museum de San Diego en 2015, et franchit pour la première fois les frontières américaines lors de l’exposition de La maison rouge. De ces poupées, on sait peu de choses : elles commencent tout juste à être des objets de regard et de recherche. On connaît, aux États-Unis et en Europe, la poupée noire comme jouet raciste, façonnée selon les stéréotypes de costumes, de métiers et de traits, ou encore les poupons réalisés sur le modèle européen mais teintés en noir. Dans ce contexte où la poupée dominante reste blanche, rose, blonde, les communautés africainesaméricaines eurent à coeur de créer des poupées à leur image, jouets affirmant leur beauté, leur valeur et leur pluralité. La capacité d’identification des enfants noir.e.s américain.e.s aux poupées de la même couleur qu’eux est aussi devenue une grille de lecture chez les psychologues pour mesurer l’estime de soi et l’intériorisation des schémas racistes. L’enjeu politique porté par les poupées noires, formulé dès le milieu du XIXe siècle, est évidemment toujours d’actualité. La collection Neff ne comporte, elle, que des poupées uniques, réalisées artisanalement et parfois transmises de génération en génération, puisqu’on les retrouve du Sud au Nord du pays. Puis, à partir des années 1910, des sociétés Noires Américaines manufacturent des poupées de couleurs dans un souci manifeste de représentation, tandis que la tradition de fabriquer des poupées à la maison s’étiole. Cette collection reflète donc un moment très singulier et circonscrit dans l’histoire, où la conception de ces poupées noires prend la forme d’un geste de résistance, formulé ou non, à l’encontre de l’esclavage, de la ségrégation, du racisme au quotidien.

Ces poupées invitent aussi à refonder les frontières des arts et leurs hiérarchies. Elles appartiennent à l’histoire des arts aux côtés des portraits du Fayoum, des statues funéraires du Congo, des marionnettes de Paul Klee, de par l’infinie variété des formes inventées, des techniques mises en oeuvre et des matériaux utilisés. Certaines poupées ont été conçues dans un souci de réalisme aigu, jusqu’à évoquer parfois des portraits ; du gilet à boutons dorés au jupon en dentelle à la mode, elles représentent tous les âges et toutes les classes sociales, de l’élégante à la travailleuse, du vieillard au nourrisson. D’autres affichent un geste d’abstraction radical : un fil rouge, deux boutons, un corps comme une ligne. Certaines ont la taille et le poids d’une sculpture, tirant le jouet du côté du rituel et/ou du funéraire, et pouvant illustrer la circulation de certaines pratiques religieuses venues du continent africain. D’autres encore tiennent dans la main et portent les marques évidentes de câlins et de jeux, rejoignant ainsi les millénaires d’histoire universelle de la poupée. Toutes affirment que le noir a mille nuances.

Face à ce corpus tout à fait nouveau, l’exposition et les évènements associés (colloque, projections, publications) convoquent à la fois l’histoire des arts, les études postcoloniales, l’anthropologie de l’enfance, l’histoire des États-Unis et des diasporas africaines et afro-descendantes.

S’il restera sans doute à jamais impossible d’attribuer précisément les poupées à des auteur.e.s, les rares daguerréotypes, ferrotypes et tirages d’époque de la collection éclairent les contextes au sein desquels elles sont nées et ont été utilisées. Essentiellement des portraits d’enfants, noir.e.s comme blanc.he.s, ces images sont aussi des mises en scène de séquences de jeu impliquant des poupées, voire de troublants portraits de poupées seules. Elles laissent deviner les rôles que ces poupées endossaient entre les mains de leurs petit.e.s propriétaires : doubles réalistes ou rêvés, bébés adoptifs sur lesquels les fillettes s’entraînent à une maternité future et normée. Mais ce sont aussi des miroirs d'une société violente qui cantonnait les Noir.e.s à la servitude : les scénarios de jeux montrent souvent des enfants blanc.he.s offrant des rôles de servante à leur poupée noire. Pour autant on les retrouve souvent dans leurs bras en doudou protecteur lorsqu’il s’agit de poser dans le studio du photographe, peut-être parce qu’elles représentaient le soin prodigué par leurs nounous noires, plus présentes que les mères blanches… Ces femmes, potentielles auteures des poupées, élevèrent, séparées des leurs, des millions d’enfants blancs; elles posent parfois sur ces images, rendant éclatant, en creux, l’effacement des Afro-Américaines de l’histoire. Complexes objets de remplacement, les poupées qu’elles fabriquèrent s’imposent alors comme leurs doubles survivantes.

Mais ne pensons pas trop vite que les jeux à l’œuvre étaient toujours asservis aux modèles sociaux et raciaux en vigueur. Des documents et textes d’archive décrypteront ponctuellement au sein de l’exposition les récits alternatifs, car fabriquer des poupées originales, uniques, précieuses, incitait à créer de nouveaux paradigmes. Les « Black dolls », chevaux de Troie dans les couffins des enfants blanc.he.s ? Certaines des poupées le laissent penser, comme le sont les « topsy turvy », (poupées féminines, deux têtes opposées, dont l’une est noire, l’autre blanche), objets dérangeants qui mettent en scène un monde binaire et qui pourraient dénoncer les violences dont étaient victimes les esclaves et employées de maison. De quels jeux d’enfant, alors, ces poupées étaient-elles les actrices ?

Les poupées noires rassemblées dans cette exposition sont des oeuvres d’art et de résistance. Un peuple qui manque et qui revient, dont les yeux brodés rayonnent d’une émotion et d’un héroïsme persistants.


Un catalogué coédité par les éditions Fage et La maison rouge accompagne l’exposition. Avec les contributions de Robin Bernstein, Hélène Joubert, Nellie Mae Rowe, Madelyn Shaw, Deborah Willis, Patricia Williams et entretien entre Deborah Neff et Nora Philippe.