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“Jérôme Zonder” Des Homo Sapiens
à la Galerie Nathalie Obadia - Cloître Saint-Merri, Paris

du 6 avril au 27 mai 2018



www.galerie-obadia.com

 

© Anne-Frédérique Fer, visite de l'exposition avec Jerôme Zonder, le 6 avril 2018.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Jérôme Zonder, Portrait de Garance #53, 2018. Poudre de graphite et poudre de fusain sur papier. 77 x 57 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.
2/  Jérôme Zonder, Les fruits de Baptiste #2, 2018. Mine de plomb sur papier. 24 x 32 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.
3/  Jérôme Zonder, Baptiste #5, 2017-2018. Mine de plomb sur papier calque. 82 x 54 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Ce ne sont pas les dessins immenses qui captent toute notre attention en entrant qu'il faut regarder en premier. En s'aventurant plus à l'intérieur de la galerie, on reste en arrêt devant une petite œuvre à peine plus grande qu'un format A4, un détail de la paroi d'une caverne préhistorique, le contour d'une main peint sur la roche avec des pigments. Cette carte postale nous a été envoyée par nos ancêtres, elle montre ce qui est sans doute le premier dessin de l'histoire de l'humanité. Le travail de mine de plomb et de fusain de Jérôme Zonder est abouti au point que l'on ne voit plus la feuille de papier plane mais une surface de roche ridée de fissures et de crevasses.

Le temps, depuis l'aube de l'humanité, se prolonge jusqu'à un futur de science-fiction avec l'œil de Hal, l'ordinateur de 2001 L'Odyssée de l'Espace. Dépassant l'hyperréalisme du dessin, Jérôme Zonder y ajoute des milliers d'empreintes de doigts poudreuses, éléments picturaux archaïques devenus ici pixels d'une représentation futuriste. Homme du fond des temps osant imaginer un avenir lointain ou astronaute n'arrivant pas à évoluer au-delà de la matrice d'homme des cavernes d'où il est né, nous ne pouvons que rêver d'élévation, nos pieds bien ancrés dans la terre. Des Temps Modernes de Chaplin au robot anthropomorphe de Terminator 2, une narration issue du cinéma populaire décrit un monde où l'homme tente de s'améliorer en fusionnant avec la machine. Un portrait de Christopher Reeves, l'acteur ayant incarné Superman devenu tétraplégique, vient sonner le glas de ces illusions. Comme un cyborg impuissant, désormais indissociable de son fauteuil roulant électrique, Superman représente la chute d'Icare, la punition de celui qui a eu l'audace de s'élever trop haut.

La superposition de couches par des motifs déchirés, des trames, des jeux de miroirs et de reflets intègre dans l'espace la notion d'un temps simultané, mélangeant passé, présent et avenir. Un personnage s'efface, laissant apparaitre des fragments de tableaux anciens, des personnages de légende. Des pieds ici, une silhouette au grand manteau là, une ombres fantomatique, d'autres bras ou têtes présentent les différentes potentialités que contient chaque instant, chaque destin. L'histoire, la vraie, celle qui fait et défait les nations, se mêle à la fiction. Les foules défilant dans les avenues le bras tendu sont identiques aux hordes de zombies des séries télévisées, leur geste menaçant comme un salut nazi.

Ce sont les grands portraits au cadrage serré qui impressionnent le plus. Le dessin précis au crayon, de lent et posé, s'enrage, la poudre de graphite et de fusain s'accélère en larges trainées comme des mouvements de peinture. Le pointillisme des traces de doigts ajoute encore une épaisseur au tableau, lui donne un rythme, une musicalité que ne peut offrir la seule maitrise du dessin, aussi absolue soit-elle. La simple feuille de papier s'épaissit, s'alourdit, prend la texture de l'écorce d'un bouleau ou d'une plaque de métal, finit par peser une tonne comme l'œuvre noire, dense, qui trône tout au fond, dans la dernière pièce de la galerie. Un rectangle d'obscurité nous contemple plus qu'on le regarde, il contient quelque chose mais on ne le distingue pas. Impossible de ne pas y voir le mystérieux monolithe de granit qui ouvre le film de Kubrick. Et nous, comme de grands singes, nous tournons autour en essayant de comprendre la clé de notre évolution.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

La Galerie Nathalie Obadia présente Des Homo Sapiens, la première exposition personnelle de Jérôme Zonder dans sa galerie parisienne.

Après une collaboration fructueuse avec la Galerie de Bruxelles en 2016, Des Homo Sapiens signe l’arrivée de Jérôme Zonder dans le programme de la Galerie Nathalie Obadia à travers une exposition immersive dans la continuité de ses projets remarqués au Musée Tinguely de Bâle (The Dancing Room, 2017), à la Maison Rouge (Fatum, 2015) et au Lieu Unique (Au Village, 2014).

Né en 1974 à Paris, Jérôme Zonder développe depuis près de vingt ans une oeuvre virtuose centrée sur la pratique constamment réinventée du dessin. La maîtrise unique que l’artiste a de son medium dont il mobilise toutes les ressources dans la mise en place d’une véritable polygraphie ainsi que la singularité de son approche narrative, historique et sociologique font de Jérôme Zonder l’un des artistes français les plus intéressants de sa génération.

Vaste fresque spatio-temporelle, Des Homo Sapiens transforme les salles de la rue du Cloître Saint-Merri en une Galerie de l’Évolution graphique et symbolique amenant le visiteur à l’aube d’une ère nouvelle dont la destination finale demeure insondable. Allant du noir au blanc, de la concentration la plus dense au vide le plus radical, le spectateur évolue dans un espace de représentations le menant du photoréalisme mimétique à l’abstraction informelle, parcours initiatique qui pourrait annoncer la fin d’une l’anthropocène minée par les excès du capitalisme industriel et l’avènement d’une nouvelle branche du genre « Homo » débarrassée des limites anatomiques et temporelles de l’homme moderne.

Comme toujours chez l’artiste, les interrogations sur la condition humaine deviennent enjeux de représentation. « Dessiner revient pour moi à créer un espace symbolique qui fonctionne ; construire un système dans lequel on peut faire rentrer le monde et ses questions » explique Jérôme Zonder.

De Lascaux à 2001 L’Odyssée de l’espace, d’Alice au Pays des Merveilles à Virginie Despentes, de Terminator à Walking Dead, d’un mutilé de la Guerre d’Algérie aux victimes de l’attentat de Nice, les sources d’inspiration multiples de l’artiste, témoins de son rapport compulsif mais néanmoins salutaire aux images de notre temps, sont ainsi soumises à différents régimes d’écriture qui tantôt s’additionnent, tantôt cohabitent et se heurtent sur le mode du montage.

Matrice de ce tissu complexe d’images, les « Fruits », dessins de petit format standardisé, constituent la nourriture première de l’artiste et renvoient à une étape liminaire du travail de dessin permettant de « se laver de la fascination des images ». Ces « Fruits », glanés dans des répertoires iconographiques variés, ponctuent les premières salles de l’exposition, permettant au spectateur - à travers le traitement mimétique de la source - de se repérer dans le continuum qui s’instaure. D’une échelle différente, le portrait de Christopher Reeve qui ouvre l’exposition relève de la même facture académique. Le superhéros déchu est rivé à son fauteuil roulant, figé dans une posture dont le tragique mêlé de grotesque n’est pas sans rappeler l’Electric Chair de Warhol, allégorie ambigüe de la mort. Réalisée sur un papier calque à l’aspect glacé, cette vision inaugurale d’un être fantomatique réduit à la réification questionne d’emblée le devenir de l’espèce tout en respectant paradoxalement les codes de représentation hérités de la Renaissance.

Correspondant à un second état de représentation, les dessins à l’empreinte ainsi que les portraits réalisés sur des toiles découpées et rapiécées renvoient à l’affirmation d’une physicalité du dessin – à rebours de la dématérialisation proposée par les écrans et convoquée ici en contrepoint par l’avalanche d’images qui s’accumulent jusqu’à saturation sous les arcades de la Galerie.

Dans les premiers, par un procédé d’empreintes digitales à la poudre de graphite, l’artiste s’introduit comme par effraction dans l’image-source avec laquelle il entreprend un véritable corps-à-corps. Réalisé à partir d’une photographie basse résolution trouvée sur Internet d’une victime des attentats de Nice, le portait du « Blessé » est emblématique à cet égard. On y reconnaît difficilement un enfant au visage tuméfié. Cette « défiguration » liée à la pulsion destructrice qui est aussi volonté de « faire image » des terroristes de l’Etat islamique est doublée d’une forme d’altération opérée par le dessin à l’empreinte qui brouille les visages, les dénonçant dans leur caractère périssable. En retravaillant sur une image documentaire qu’il a monumentalisée par l’agrandissement, l’artiste a substitué à l’imprécision numérique du pixel, le flou incarné du doigt humain parvenant à rétablir un contact charnel avec le corps mutilé - à l’instar des proches qui cherchent à ranimer les victimes, à les ramener à la vie, par un contact physique proche de l’étreinte. C’est également à une étreinte impossible que nous convie le grand portrait élégiaque de « L’Idole » Virginie Despentes, qui s’offre au regardeur avec frontalité tout en demeurant irrémédiablement insaisissable, comme enfouie dans la pulsation graphique qui la donne à voir tout en la dissimulant. Dans les portraits d’adolescents devant des écrans, c’est le support même de l’oeuvre - une toile suturée - qui se fait chair, comme une peau qui aurait mal cicatrisée. L’ordinateur demeure hors cadre : n’en subsiste à l’image que le reflet de lumière bleutée sur un visage absent à lui-même, aliéné. À cette passivité de surface s’oppose l’agitation souterraine des lignes découpées qui reprennent les contours de deux tableaux de l’histoire de l’art chers à l’artiste : Le Massacre des innocents de Poussin et Le Viol de l’esclave noire de Christiaen van Couwenbergh, signes que les stigmates d’une violence collective sans cesse réactualisée continuent à nous habiter à notre insu. Ces différents portraits surgissent dans l’exposition comme autant d’individualités émergeant accidentellement par coagulation du flux permanent d’événements égrenés ça et là par les « Fruits ».

Excédant cette physicalité émotionnelle et mémorielle du dessin, la dernière salle de la galerie, nous fait rentrer dans un troisième régime d’écriture régi par l’informel. A l’issue de son parcours de l’obscurité à la lumière, le visiteur quitte un espace de représentations pour accéder à un espace de perceptions. Il s’y trouve plongé dans la contemplation d’un dessin monumental et sans objet constellé d’empreintes noircies, dont chacune renferme paradoxalement la quintessence de ce qui constitue l’identité génétique de son auteur. Un dessin cellulaire (« L’Autre #8 ») côtoie ce monochrome de matière noire donnant à voir une ligne qui se déploie organiquement « hors de l’artiste » celui-ci se contentant d’appliquer méticuleusement un protocole de prolifération moléculaire dont l’infini des possibles confine au vertige.

Conçu comme un voyage dans un univers en expansion, Des Homo Sapiens offre au visiteur assailli par les images, deux points principaux de focalisation, l’oeil et la main qui viennent, en filigrane, informer ce magma visuel. L’exposition est ainsi rythmée par des représentations de regards - qu’il s’agisse de l’oeil numérique de HAL, ordinateur intelligent de 2001 l’Odyssée de l’Espace ; du regard fixe d’un reptile incarnant l’aspect le plus archaïque de l’acte de regarder ou de l’objectif d’une caméra de papier, sorte d’autoportrait de l’artiste, réalisée en fac similé en point d’orgue du parcours.

Pendant de cette pulsion scopique omniprésente, le motif de la main – celle de l’Homo Faber – est mis en en scène avec récurrence par l’artiste à travers des représentations d’actes politiques (Mitterrand et Kohl main dans la main à Verdun), de gestes forts (un athlète noir levant le poing dans le sillage de Tommie Smith et John Carlos), de caresses, de réunions. Au coeur de l’exposition, une multitude de silhouettes anonymes modelées d’un geste de la main au fusain et à la mine de plomb semblent faire corps dans une longue ondulation d’ombres et de lumières, évoquant cette citation d’Elias Canetti sur la foule : « L’homme, par peur de l’inconnu, se réfugie au sein de la masse, seule apte à le préserver de la phobie du contact »1. Se pose en creux la question du rapport à soi et à l’autre dans une société où le « nous » ne va pas de soi et où le moi échappe.

Rassemblant l’ensemble des univers narratifs et des recherches formelles de l’artiste au cours des dix dernières années, Des Homo Sapiens nous offre une plongée dans la pratique de Jérôme Zonder telle qu’il ne l’avait pas déployée depuis son exposition à la Maison Rouge en 2015. Le spectateur familier de son oeuvre y retrouvera outre les « Fruits », les « Chairs Grises », fantômes de l’histoire et symptômes de notre (mauvaise) conscience collective, ainsi que les trois personnages qui formaient dès ses débuts la série « Jeux d’enfants » ; Garance, Baptiste et Pierre-François ne cessant à nouveau de se métamorphoser sous nos yeux.

Les deux grands « Portraits de Garance » qui accueillent le visiteur et le raccompagnent à la sortie de l’exposition constituent peut-être le point nodal de cette oeuvre polygraphique. Comme dans une partition musicale, de répétitions en variations, les différents éléments que sont la grille, le trait, l’empreinte s’alliant aux pleins et aux vides y jouent tantôt de façon chorale, tantôt en solistes, faisant émerger la reine de ce jeu perpétuel avec la limite qu’est la toute-puissante ligne, autorité qui fait et défait – point subtil d’harmonie sur lequel l’artiste, tel un équilibriste, avance périlleusement.

1. Elias Canetti, « Masse et Puissance », Collection Tel (n°96), Gallimard. Parution 1986 (Première parution en 1966).