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“Mai 68” L’architecture aussi !
à la Cité de l’architecture & du patrimoine, Paris

du 16 mai au 17 septembre 2018



www.citechaillot.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, visite de l'exposition, le 14 mai 2018.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Pierre Lefèvre (dir.), À quoi sert l’architecte ? Livre d’or d’architecture et d’urbanisme n°1, La Grande Masse, juillet 1966. Collection particulière.
2/  École d’architecture de Nanterre (1971-1972, arch. : Jacques Kalisz, école accueillant l’UP 2 et l’UP 5). Cliché anonyme. Archives d’architecture du XXe siècle/Cité de l’architecture & du patrimoine.
3/  Le Figaro Littéraire - jeudi 16 février 1967. Couverture du Figaro littéraire, jeudi 16 février 1967, Archives d’architecture du XXe siècle/ Cité de l’architecture & du patrimoine.

 


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Interview de Caroline Maniaque, co-commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 14 mai 2018, durée 19'16". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissariat :
Caroline Maniaque, architecte et historienne. Professeur d’Histoire et cultures architecturales à l’école nationale supérieure d’architecture de Normandie, équipe de recherche Architecture, Territoire, Environnement / Normandie Université.
Eléonore Marantz, historienne, Maître de conférences en histoire de l’architecture contemporaine, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / chercheur à l’Équipe d’accueil Histoire culturelle et sociale de l’art.
Jean-Louis Violeau, sociologue, professeur à l’école nationale supérieure d’architecture de Nantes / chercheur au Centre de Recherche Nantais Architectures Urbanités, UMR Ambiances Architecture Urbanités, CNRS.




L’exposition « Mai 68. L’architecture aussi ! » illustre la genèse et les formes du renouvellement de l’enseignement de l’architecture, en France, au cours des années 1960 et 1970. Ce moment particulièrement opportun, par les débats qu’il suscite et les efforts théoriques qu’il convoque, il donne à voir (et à entendre) l’évolution de l’enseignement, celle de la profession et plus largement de l’architecture.

L’exposition invite à revisiter un champ des possibles, cette quinzaine d’années (1962/1977) qui vit le renouvellement de l’enseignement accompagner celui de l’architecture, de l’urbanisme et des professions qui leur sont attachées. Le refus virulent de l’héritage ou tout au moins son évolution, l’engagement de ceux qui ont fait des années 1968 un moment de basculement, la réinvention des formes et des contenus pédagogiques qui s’en est suivie et enfin les hypothèses qui furent formulées pour la société et l’architecture, sont les grandes thématiques qui permettent d’analyser l’aspiration à faire de l’architecture autrement.



Mai 68, fini les Beaux-Arts, on invente ! Quoi, vers où ?

Dans la formation des architectes, les directions prises à partir du milieu des années 1960 sont multiples et les carrefours parfois dangereux. Les premiers troubles importants éclatent à l’École des Beaux-Arts autour de 1966. Ils s’accompagnent d’une revendication d’un statut d’intellectuels reposant sur l’apport décisif des sciences humaines et sociales. L’engagement est politique – à gauche cela va de soi – mais aussi intellectuel, indissociablement tendu vers le renouveau théorique.

Conscients d’un changement inéluctable, les pouvoirs publics avaient bien tenté d’accompagner ce mouvement en élaborant dès 1962 un projet de réforme de l’enseignement que Mai 68, avec toute la force de l’événement, vient faucher. À la rentrée suivante, l’architecture et son enseignement se réinventent, hors du cénacle des Beaux-arts, dans des unités pédagogiques d’architecture (UPA) autonomes. La génération d’étudiants qui s’y forme, même si elle se fédère d’abord sur le rejet, d’un cadre pédagogique et de pratiques professionnelles jugés obsolètes crée de l’idéal et cherche à transmettre quelques références et représentations partagées.

« Années tournantes », les années 1968 s’étirent jusqu’au vote, en 1977, d’une loi – la loi sur l’architecture - qui relaie en partie l’agitation pionnière, déportant notamment l’architecture vers le pôle de la qualité alors qu’elle était depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale dominée par la quantité. Les architectes testent de nouvelles hypothèses conceptuelles et formelles entre expérimentations techniques, utopie, retour à la forme, à la ville, voire à l’histoire.






L’exposition présente plus de 300 documents originaux (dessins, plans, photographies, maquettes, publications, films, entretiens…) autour de quatre grandes thématiques.


1. Refuser l’héritage


Le feu couve sous la cendre et l’avant-68 annonce une profonde rupture dans le corps des architectes. Quelques élèves, pas les plus médiocres, commencent en effet à dénoncer une esthétique académique et un art scolastique où l’idée du beau se réduit à un système de modèles et la pratique à un système de règles. Étudier l’architecture à l’École des beaux-arts

Dénonciation de l’esthétique du fini, du rendu, de la maîtrise technique et de la reproduction, mais aussi dénonciation des formes d’existence sociale de l’École des Beaux-Arts (folklore, solidarité virile, bizutage, auto-enseignement et rapport «nouvos»-anciens...) qui se prolongeaient hors les murs, au coeur de la profession, par toute une série de liens (des «repas du patron» et des anciens de l’Atelier à la généralisation de la «place»). Cette forme d’existence sociale se trouvera condensée, en Mai, dans les dénonciations du « noeud-pap », symbole d’une façon d’être et symbole de la vanité d’un architecte devenu notable.

Enseignement : expériences alternatives
Aux Beaux-Arts, le climat de contestation de l’enseignement n’apparaît pas soudainement pas plus qu’il ne s’envole avec le printemps. S’il est vrai que Mai 68 se présente, dans de nombreux univers sociaux, comme une crise généralisée de la croyance, à l’École des Beaux-Arts, la déchirure commence bien avant Mai. Elle s’engage avec l’arrivée de Candilis en 1963, elle se confirme définitivement au Grand Palais à la fin de l’année suivante et essaime hors de Paris. Pourtant cruciales, les années 1964-1967 restent moins célèbres que celle qui leur succède, 1968.

Manifestes de nouvelles approches
La question de l’époque n’est pas « quelle architecture va-t-on faire ? », mais plutôt « comment, avec qui et pour qui la faire ? ». De nouvelles approches s’esquissent et prennent parfois valeur de manifestes. A la manière du dimanche de Bouvines de Georges Duby, qui révèle les frictions entre évènement et souvenir, Mai 68 est le nuage que soulèvent les mutations profondes survenues avant lui.


2. Tout est politique !

En 68, TOUT est politique, l’architecture aussi ! De là à passer à l’idée de faire la révolution par l’architecture, la marge est étroite et allègrement franchie en ces années. Tout est politique, slogan vaguement paralysant pour des architectes ? Le Mai 68 des architectes est en réalité le fruit d’une convergence donnant naissance à un mouvement qui fonctionne sous le triptyque généralisation / politisation / radicalisation… des revendications, des idéaux et des désirs.

Transmission
Que transmettre aux futurs architectes ? Comment le faire ? L’enseignement de l’architecture et ses méthodes sont débattus dans les congrès professionnels, dans les pages des revues généralistes et alternatives et au coeur même de l’institution. L’ouverture du champ intellectuel et social élargit l’horizon des possibles et redéfinit la relation enseignants/enseignés.

Engagements
En Mai 68, la CGT est débordée, le SAC (Service d’action civique à la botte du Général de Gaulle)… moins. La grève se généralise et les scènes locales, comme les Beaux-Arts, s’articulent avec la scène nationale. Un lac d’impatiences se répand en un torrent de mécontentements : occupation de la Fédération française de Football et de l’Office de radiodiffusion télévision française (ORTF), perturbations des Festivals de Cannes et d’Avignon. Aux Beaux-Arts, l’Atelier populaire entame le 14 mai sa brève et flamboyante existence avec le tirage en 30 exemplaires de la lithographie des « trois U », Usine-Université-Union, symbole de la synchronisation des crises et de l’extension du « mouvement ». La performance prend fin le 27 juin, lorsque les gardes mobiles occupent l’Ecole et ferment l’Atelier vers 5 heures du matin.

Partages (disciplinaires)
De l’architecture, l’attention se déplace vers l’environnement et la cadre de vie, induisant de fait des partages disciplinaires. Les frictions entre arts de l’espace, urbanisme, arts plastiques, design, communication, sciences humaines et sociales contribuent au développement de modes de pensée et de modes d’agir inédits. L’Institut d’urbanisme de l’Université de Vincennes, l’Institut de l’environnement, l’Unité d’enseignement et de recherche sur l’environnement (UERE) incarnent ainsi quelques expériences significatives de cette aspiration à inventer un nouvel environnement dont l’architecture ne serait plus que l’une des composantes.

Voyager
Pour les élèves-architectes ou les jeunes diplômés, l’ouverture au monde s’impose comme une nécessité. Découvrir l’Autre et l’Ailleurs, se confronter à la réalité des luttes et des guerres coloniales, voir et comprendre différentes traditions constructives et faire l’expérience d’autres usages sociaux de l’espace, tout cela renouvelle en profondeur les corpus de références et les modèles. Ce que les uns et les autres ramènent de l’Afrique du Nord, du Moyen-Orient, de l’Asie, du Mexique, des Etats-Unis, ou puisent dans les formes d’architectures spontanées, autorise à mobiliser le vernaculaire dans l’enseignement comme dans la fabrique de l’architecte et de la ville. Le décentrement et le dépaysement permis par le voyage croisent d’autres disciplines dont une anthropologie puissante et vectrice de sens.


3. L’école réinventée

Mai 68, fini les Beaux-Arts, Années 68, on invente ! Quoi, vers où ? On verra bien… Les directions que prennent l’architecture et son enseignement sont encore multiples et les carrefours parfois dangereux. L’engagement est politique - à gauche cela va de soi - mais aussi intellectuel, indissociablement tendu vers le renouveau théorique : c’est l’heure du structuralisme spéculatif avec son « effet-logie » qui emprunte autant à la logique mathématique qu’à la linguistique.

Les unités pédagogiques d’architecture
Dès 1969, l’architecture et son enseignement se réinventent, hors du cénacle des Beaux-Arts, dans des unités pédagogiques d’architecture (UPA) autonomes, conçues comme des manifestes tant sur le plan architectural que pédagogique. Si en province toutes les tendances et toutes les formes d’engagements cohabitent tant bien que mal au sein d’établissements de tailles d’abord modestes, à Paris les effectifs sont plus fournis et la cartographie des UP s’en trouve très segmentée.

Les chemins de traverse , pédagogies actives
Par ses choix et méthodes pédagogiques, chaque UP développe une identité. Cette dernière évolue tout au long des années 1970, au gré des mouvements des enseignants et des étudiants. En région parisienne, les enseignants proches du parti communiste, particulièrement attentifs au logement social, se rassemblent au sein de l’UP1 ; les nostalgiques de la vieille école rejoignent essentiellement l’UP4 ; une partie de l’UP3 entame des travaux sur l’architecture et la ville, dans la lignée des recherches italiennes ; l’UP6, forte de l’héritage gauchiste de Mai 68 et proche des luttes urbaines, remet en question la validité-même du travail de l’architecte ; l’UP7 s’essaie à une « synthèse plastique » entre sciences humaines et approche technique de l’architecture ; enfin, l’UP8 se construit autour de la figure charismatique de Bernard Huet. Dans les UP de Nancy, Marseille, Nantes, Toulouse et Grenoble se structure progressivement une activité de recherche qui vient nourrir l’enseignement.

Travaux d’école et diplômes, création et (ré)invention
Il s’agit un peu partout de retrouver l’authenticité perdue d’une discipline, intellectuelle, par-delà les avatars et les dérives d’une « profession ». Une inversion fondamentale se noue à partir d’une contestation radicale et d’une remise en cause des fondements de l’enseignement : construire un « architecte-intellectuel » au détriment de l’ancienne figure de l’« architecte-artiste ». Cela se traduit dans des travaux multiformes et pluriels, dans des diplômes « 21x29,7 cm » parfois plus proches du livre que du rendu « beaux-arts », dans des prototypes d’objets et des productions d’images en mouvement. Autant de manifestes que de nouvelles pensées pour l’architecture.

La recherche et ses prolongements
La mise en place de structures dédiées à la recherche au sein des écoles d’architecture se fait progressivement à partir du début des années 1970. Des équipes se constituent en laboratoires fédérant des travaux qui irriguent les nouveaux enseignements. Les jalons des futures formations post-diplôme sont ainsi posés. Du Centre d’étude documentaire pour la recherche architecturale (CERA, 1973) jusqu’à l’Institut Français d’Architecture (IFA, 1980), des lieux fédèrent les initiatives. Le premier appel d’offres lancé en 1974 par le Comité d’orientation de la recherche et du développement en architecture (CORDA) articule quatre sous-programmes qui relèvent de la didactique, des processus opérationnels, de l’environnement et de la sociologie.


4. Hypothèses pour l’architecture

Si l’École des Beaux-Arts est l’un des symboles du Mai parisien, il est bien difficile de chercher un « style » qui l’incarne. Mai 68 coïncide avec une profonde remise en question du statut de l’artiste et de l’architecte, et plus généralement de l’autonomie artistique et des frontières disciplinaires. La modernité architecturale, formelle, austère et répétitive, est rejetée. Au terme des années 68, les architectes formulent l’hypothèse d’un retour à l’histoire puis d’un retour à la ville, mais aussi d’un retour à la couleur, à l’ornement et à la composition.

De l’École à l’agence, l’exercice du concours
Au cours des années 1970, les villes sont en transformation et la généralisation des concours favorise l’émergence d’une génération d’architectes porteuse de visions alternatives. Lancés à Paris (Petite-Roquette, 1974, La Villette, 1976, Les Halles, 1975-1979), en province (Place Napoléon à La Roche-sur-Yon, 1975) et à l’international (Roma Interrotta, 1977), ces concours ouvrent la voie aux tenants du « Droit à la Ville », ce fameux retour au centre des villes théorisé par Henri Lefebvre.

De l’enseignement à l’agence, des cas d’école
Les représentants de la jeune architecture française sont pour la plupart enseignants dans les nouvelles Unités pédagogiques d’architecture. Ils invitent les étudiants à appréhender différemment les réalités sociales et culturelles par des pédagogies expérimentales cherchant à renouveler les références et les méthodes de l’architecture. Évoluant au contact les uns des autres, enseignants et étudiants répondent parfois aux mêmes concours, travaillent aux mêmes projets, avec à la clef des commandes réelles. Les « cas d’école », ces exercices conduits en commun dans les Unités pédagogiques d’architecture, fabriquent des méthodes et des approches professionnelles qui essaiment dans le réel.

L’héritage de Mai 68
L’architecture devient engagement. L’idée héritée de Wright et d’Aalto d’une architecture organique donnant toute sa place à l’homme dans son environnement, la conviction que l’usager doit participer à l’élaboration de son espace de vie et que ce dernier doit être respectueux des ressources naturelles, apparaissent comme autant de voies possibles et nécessaires pour l’architecture. Une architecture éphémère, mobile, citoyenne, frugale… l’héritage des années 1968 serait donc bien là…

Épilogue
Curieux Mouvement-de-Mai, curieux « Mouvement » du tournant des années 1960-1970 dont nous commençons finalement tout juste à entreprendre l’archéologie critique, archéologie en fait de notre propre modernité. Curieux « Mouvement » qui, après avoir incendié les références classiques, ne sut pas toujours très bien - sauf à les restaurer l’âge venant - par quoi les remplacer.