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“Lisa Sartorio” Faire surface
à la galerie binome, Paris

du 25 mai au 21 juillet 2018



www.galeriebinome.com

 

© Anne-Frédérique Fer, visite de l'exposition avec Lisa Sartorio, le 25 mai 2018.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Lisa Sartorio, sans titre 6 (guerre du Vietnam), série Ici ou ailleurs, 2018. courtesy Galerie Binome. pièce unique - 43,5x43,5 cm, image 30x30 cm, tirage jet d’encre pigmentaire dégradé sur papier Awagami Murakumo kozo, encadrement métal sous passe-partout, verre antireflet.
2/  Lisa Sartorio, Verdun, série Archéologie du paysage, 2017. courtesy Galerie Binome. pièce unique dans une édition de 2 (+1EA) - 38x38x38 cm - sculpture 20x22x25 cm, 20 tirages jet d’encre pigmentaire sur mouchoirs en coton, socle chêne, socle chêne, encadrement capot plexiglas.
3/  Lisa Sartorio, sans titre 2, série La fleur au fusil, 2018, courtesy Galerie Binome. pièce unique dans une édition de 3 (+1EA) - 74 x 54 cm, tirages jet d’encre pigmentaire et découpes sur papier Harman by Hahnemühle, découpes, encadrement bois anthracite, verre antireflet.

 


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Interview de Lisa Sartorio,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 25 mai 2018, durée 18'47". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

Face à la surabondance des images, Lisa Sartorio se retient de photographier. Depuis 2012, elle recycle celles déjà existantes. Son travail interroge dès lors le paradoxe de leur hyper reproductibilité, qui conduit à l’oubli des contenus et à la perte du sens de ce que l’on voit. Dans ses précédentes séries, “X puissance X” et “L’écrit de l’Histoire”, la reconfiguration d’images médiatiques en motif abstrait ou paysagé marque un tournant dans sa pratique avec, pour enjeu, l’éveil d’une conscience du regard.

Dans la continuité de cette démarche d’artiste appropriationniste, Lisa Sartorio s’empare d’images au contenu historique et explore les formes d’effacements, ruines et défigurations, générées par les guerres et les conflits. L’exposition « Faire surface » présente l’aboutissement des recherches menées ces trois dernières années sur la photographie comme lieu et objet de mémoire, et dont la force plastique se traduit dans la matière même des photographies. Déchirures, décollements et modelages de la surface des tirages, découpages et empilements sont autant de gestes développés au sein de quatre nouvelles séries : un travail sur l’épaisseur de l’image, allant jusqu’à dresser de véritables sculptures photographiques.






[texte] « La peau de l’image et l’Ange de l’Histoire », François Lozet, mai 2018

“Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus” écrit Walter Benjamin dans Le concept d’Histoire. “Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui le pousse irrésistiblement vers l’avenir tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel.”

Cet Ange de l’Histoire, Lisa Sartorio l’a convoqué au sein de sa nouvelle exposition pour nous parler de ces lieux ou plutôt de ces “lieux-là”, ceux de la répétition de l’apocalypse et du gouffre qui travaillent l’imaginaire humain, ceux de la disparition du langage, ces espaces où se sont perdus les récits des témoins, ces “lieux-là” qui n’appartiennent à personne, et qu’en général on préfère évoquer pour ne pas les montrer. Comme ces visages, qu’on appela les Gueules cassées, qui traversèrent comme des fantômes les années qui suivirent la première guerre mondiale et au passage desquels on détournait pudiquement les yeux. Pudeur, ou hypocrisie collective. À la même époque, Paul Klee lui même marqué dans sa chair par la guerre, se refusait à peindre “réaliste” : dans ce monde contemporain horrible que l’expérience des massacres avait révélé, l’art devait se faire abstrait, à proprement parler : défiguratif.

Le propos des portraits photographiques de Lisa Sartorio en est l’écho original cent ans plus tard. À vrai dire, ils sont la beauté défigurative de ces figures défigurées, qu’on chercha à englober dans un ensemble archétypal pour mieux en oublier la destinée ou le regard individuel. Car voilà ce à quoi porte les images de Lisa, à la pensée défigurative de l’image photographique; à la dimension pensive des images : leur capacité de présence est une pensivité. La peau de l’image devient alors ce lieu de réflexion profonde sur le monde qui ouvre sur des milliers de représentations qui reprennent la densité, la complexité du monde qui nous entoure. Un espace mémoriel, un lieu mental, qui questionne immédiatement la re-présentation des choses, qui questionne immédiatement l’Histoire.

Repenser visuellement une catastrophe, redonner à voir les visages et les lieux de l’oubli, contempler l’impassibilité du monde d’après, c’est charger l’apparence de la résonance d’un récit à l’endroit même où le récit s’efface. C’est tout à la fois libérer l’image de sa fonction de témoin, la vider de sa substance d’information tout en questionnant un oubli dont tous les survivants seraient responsables. Seul le savoir atteste. Les images de Lisa font entendre, sourdement, qu’il y a toujours un seuil de savoir dans le voir, mais aussi qu’il y a toujours un voir dans le connaître. Car tout est toujours l’affaire d’une actualité de perception et de sa co-présence à un savoir, c’est-à-dire, de son voisinage à de la mémoire irracontée.

“Tous les matins nous sommes informés des nouvelles du globe. Et pourtant nous sommes pauvres en histoires curieuses. La raison en est que nul événement ne nous atteint que tout imprégné déjà d’explications. En d’autres termes : dans les événements presque rien ne profite à la narration, presque tout profite à l’information” écrit encore Walter Benjamin dans Le Narrateur. Or, dans les portraits de lieux de Lisa, l’information n’a de valeur qu’au moment précis où elle est nulle : quand elle n’est plus une information, mais devenue une expérience. L’information et, jusqu’aux catastrophes les plus actuelles, n’est qu’un décor sur le fond duquel nos vies se déploient, un ornement sans autre sens que celui d’être une actualité de passage.

En s’emparant de la question décorative des cataclysmes, les images de Lisa Sartorio font légendes muettes, histoires qu’on ne se raconte plus – informations à somme nulle, où ce qui reste d’apparence peut se faire fleurs ou lambeaux. Cette inquiétante étrangeté du visible redonne corps au passé : car la peau des images a toujours eu cette ambition là, de sauver les êtres par leur apparence, et, dans la saisie photographique de l’instant, de découvrir le scintillement d’une éternité.

L’éternité, un gros mot depuis longtemps dépassé, qui assimile l’activité artistique à la religiosité de laquelle historiquement elle ressort. Lisa Sartorio n’est pas dupe de ces métamorphoses. Il y a ce noir et blanc d’exvoto profane qui fait trembler les regards au fond de ses portraits cassés. Il y a ces déflagrations de grisailles devenues comme solides dans des architectures en ruine que l’on pressent plus fragiles désormais que le reste de lumière qui les baigne. La peau de l’image, c’est aussi la pelure de ce qui reste après que tout ce soit passé. L’image se fait résidu, reste et résultat des processus qu’elle représente et qui ont procédé à son émergence : grattée, pelée, pliée, déchirée, comme percée par l’hésitation originelle d’une apparition ou d’une disparition. Lisa sait que le temps fuit, quels que soient les barrages qu’on lui oppose. Elle sait que les histoires, tout comme l’Histoire s’oublient. En elle, se tient le sens du Baroque : celui du temps des métamorphoses perpétuelles, de l’instabilité des mondes et de leurs interprétations, celui de la cocasserie où tout se mêle constamment, le grand et le petit, le tragique et le ridicule. Les images de Lisa pensent – et leur pensivité est une lenteur. À la minutie des pliages et des découpes, à une certaine densité d’abandon répond en nous une rêverie germinative, comme si chaque image demandait son apprentissage, exigeant de nous une forme d’écho. À une époque plus que jamais dominée par l’algorithme des machines et la masse des informations, les images de Lisa Sartorio, sur papiers ou sur tissus, ce sont des instants entiers qu’il s’agit de regarder pour faire l’expérience des mondes et des oublis qu’ils contiennent.

François Lozet