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“Corpus Baselitz” article 2442
au Musée Unterlinden, Colmar

du 10 juin au 29 octobre 2018



www.musee-unterlinden.com

 

© Sylvain Silleran, voyage presse au Musée Unterlinden - Colmar, le 6 juin 2018.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Georg Baselitz (1938- ), Abwärts I, 2016 . Huile sur toile, H. 300 x l. 185 cm . Döpfner Collection. © Georg Baselitz 2018 – Photo Jochen Littkemann, Berlin.
2/  Georg Baselitz (1938- ), Ach rosa, ach rosa, 2015. Huile sur toile, H. 300 x l. 290 cm. Mr & Mrs Abu-Suud . © Georg Baselitz 2018 – Photo Jochen Littkemann, Berlin.
3/  Georg Baselitz (1938- ), Ankunft demnächst, 2017. Huile sur toile, H. 240 x l. 210 cm. Collection particulière. © Georg Baselitz 2018 – Photo Jochen Littkemann, Berlin.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Toile après toile, un homme descend un escalier. L'escalier esquissé d'un rapide zig zag blanc, de quelques horizontales figurant les marches, n'a ni début, ni fin. L'homme répète l'action encore et encore sans espoir d'en atteindre le but comme un héros grec maudit par les dieux. Georg Baselitz se met en scène dans cette série d'autoportraits, parfois accompagné de son épouse. Il peint un homme vieillissant prenant conscience des ténèbres qui s'approchent, le cernent, hâtant le moment où l'obscurité l'engloutira.

La mort, la voilà qui rôde. Des sculptures massives, taillées à la tronçonneuse dans d'énormes troncs d'arbres, nous la rappellent par leur noir de charbon. Le bois carbonisé jusqu'à être stérile prend la forme des hochets que tiennent les enfants dans les tableaux anciens, mais leurs extrémités sont des têtes de morts, des crânes aux orbites vides. Suspendu par un unique crochet, la masse flotte dans un équilibre parfait mais fragile. (On regrettera que ces œuvres soient réalisées en bronze patiné, bien que d'aspect absolument fidèle à la matière originelle).

La chair montre des signes de fragilité. La masse de glaise habitée d'une ardente énergie lutte de toutes ses forces contre la dislocation annoncée, pas encore prête à retourner à la terre d'ou le créateur à modelé Adam. Cette énergie de vie prends les traits rageurs de veines et de nerfs électriques ou bien s'est sédimentée en rides et cicatrices, vestiges de ce qui fut mais que l'on porte encore. Le corps hésite entre lourdeur et légèreté. Il est entrainé vers le bas, certes, mais il est aussi une force herculéenne, une puissance virile, déterminée, égale à celle féminine qui l'accompagne.

Les tableaux aux dimensions démesurées ont beau affirmer la stature dominante du peintre ayant conquis célébrité et fortune, sa peinture impudique, sans concession, ose montrer l'homme âgé dévêtu, devenu par sa nudité semblable à tous. Ainsi, cet homme devient le reflet du spectateur, une masse d'organes et de muscles luttant pour rester debout, un assemblage miraculeux, irradiant la lumière, porteur de tous les espoirs. Même lorsqu'il s'efface, préfigurant l'empreinte qu'il deviendra une fois qu'il ne sera plus, le corps demeure tout aussi vivant, mouvant, dévalant l'escalier avec la même détermination que s'il en gravissait les marches pour s'élever.

Les couches successives de matière et de peinture s'accumulent, s'additionnant et se soustrayant. Ce qui est ajouté est ensuite creusé, laissant remonter des éléments qui se trouvaient recouverts dans une inversion de strates. La peinture ressemble à un mouvement de plaques tectoniques se rencontrant, créant failles et montagnes. La surface est marquée de traces de pots de peinture posés là, de petites gouttes et coulures. Ces vestiges témoignent de l'échelle d'un chantier monumental dont le résultat est finalement, tout simplement un homme. Une petite fleur jaune est tombée quelque part sur un tableau et reste là, prise dans la peinture, comme une aile de papillon figée dans son dernier effort pour s'échapper, minuscule sur la toile de trois mètres de haut. Peut-être faut-il s'approcher suffisamment pour voir cette petite fleur afin de comprendre la fragilité de ce que nous sommes, et la grâce qui nous habite tant que la vie ne nous a pas quitté, malgré la vieillesse et la douleur.

Le corps de Baselitz, corps universel, corps partagé, prend une tournure prophétique, reflétant le Christ de Grünewald du Rétable d'Issenheim exposé dans le bâtiment d'en face. L'homme descendant l'escalier s'élève vers le ciel, confiant dans la certitude de sa résurrection.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaire de l’exposition : Frédérique Goerig-Hergott, Conservatrice en chef, Musée Unterlinden.



« L’artiste n’a de responsabilités envers personne. Son rôle social est d’être asocial. Sa seule responsabilité réside dans sa position face au travail qu’il accomplit »
G. Baitz

À l’occasion du 80e anniversaire de l’artiste allemand Georg Baselitz, le Musée Unterlinden lui consacre une importante exposition du 10 juin au 29 octobre 2018.

Intitulée Corpus Baselitz, cette exposition présente pour la première fois dans un musée en France, un ensemble inédit de 70 oeuvres – peintures, dessins, sculptures – réalisées entre 2014 et 2018, dans lesquelles l’artiste interroge son propre corps et, à travers lui, sa place dans l’histoire de l’art.

Depuis 1969 et ses premiers tableaux aux motifs renversés, Baselitz multiplie de façon plus ou moins régulière – dans la tradition du nu et de l’autoportrait – la représentation de son propre corps accompagné ou non de celui de son épouse Elke.

L’hiver 2014-2015, l’artiste entame un travail sombre et introspectif dans des autoportraits nus où il se confronte à la réalité de son âge, convoquant ses anciens tableaux et ses maîtres (Baldung Grien, Bacon, Duchamp, Dubuffet, Dix, Picasso, Titien…) dans une apparente descente aux enfers.

Le corps usé, mutilé et impuissant s’expose, sans concession ni pathos, dans des espaces abstraits : la violence du traitement du sujet sur fond d’obscurité et de néant est contrebalancé par le mouvement, la répétition du motif, la générosité de la matière, la vigueur du geste et une nouvelle technique de peinture qui transfigure les corps rendus luminescents et vibrants.

L’obsession du sujet de son corps mis à nu, décliné à l’aube de ses 80 ans et la transmutation de cette vision noire en une représentation vigoureuse et généreuse offerte au public, témoignent de la permanence de l’énergie vitale et créatrice de l’artiste.

Le thème, la forme (empruntée parfois aux polyptyques médiévaux), la monumentalité, la matière et la couleur dans les oeuvres de l’artiste allemand résonnent comme un écho contemporain aux panneaux de Grünewald dans le Retable d’Issenheim, chef-d’oeuvre du Musée Unterlinden.

Réflexion existentielle, véritable mise à nu, l’oeuvre récent de Baselitz est à la fois un recommencement, une renaissance et un retour aux origines.






Mot de la commissaire - Frédérique Goerig-Hergott, Conservatrice en chef, Musée Unterlinden


Présenter des oeuvres de Georg Baselitz au Musée Unterlinden en regard du Retable d’Issenheim était déjà une évidence en 1993. Cette année-là, l’exposition « Variations autour de la Crucifixion – Regards contemporains sur Grünewald » croisait les oeuvres de Bacon, Fontana, De Kooning, Picasso, Rothko, Saura et Sutherland avec celles des héritiers allemands du maître d’Issenheim, Barlach, Beckmann, Dix, Grosz, Nolde et les contemporains Baselitz, Kaminski, Knaupp, Lüpertz, Nitsch, Rainer et Schönebeck, autour de la plus célèbre Crucifixion de l’histoire de l’art occidental.

Consacrer une exposition à Baselitz, après celle qui fut dédiée en 2016 à Otto Dix, s’inscrit dans cette même réflexion du musée sur la réception du Retable d’Issenheim (vers 1512-1516) par l’art allemand des 20e et 21e siècles.

Par ailleurs, dans le contexte du quatre-vingtième anniversaire de Baselitz et des rétrospectives qui lui sont consacrées en Allemagne, en Suisse et aux États-Unis, le Musée Unterlinden, en France, se devait de rendre un hommage appuyé à l’une des plus grandes figures de l’art allemand qui s’inscrit dans la filiation de Grünewald, icône de la peinture germanique dont le musée détient le chef-d’oeuvre.

Georg Baselitz appartient à la tradition allemande anti-académique apparue au 19e siècle à l’initiative des romantiques Caspar David Friedrich et Philipp Otto Runge et caractérisée par le non-respect des règles et des idéaux esthétiques. Le renversement de ses motifs en 1969, par sa réaction à l’ordre traditionnel, participe de sa démarche visant à saper les conventions tout en nous contraignant à modifier notre perception par la proposition de nouveaux points de vue.

Le travail de Baselitz se réfère à l’histoire de l’art, à son époque, à sa culture et à ses racines, faisant écho à la pensée nietzschéenne selon laquelle « La vérité est laide : nous avons l’art afin que la vérité ne nous tue pas ». Il s’inscrit en effet dans la lignée des peintres de la dissonance, dont Grünewald et Dix sont les représentants incontournables dans l’histoire de l’art allemand.

Refusant toute séduction, tout divertissement, tout pathos, il fait de la dysharmonie le principe de son oeuvre, qui à terme nous bouscule, nous irrite autant qu’il nous envoûte. Le choix du Musée Unterlinden s’est volontairement porté sur le travail le plus récent de Baselitz, véritable mise à nu introspective et prolifique (une centaine de tableaux sur le sujet du nu entre 2015 et 2017), qui, s’il s’inscrit dans la continuité de son parcours, est un recommencement, une renaissance et un retour aux origines, illustrant le propos de Gaëtan Picon : « Les derniers tableaux sont quelquefois ceux où le peintre commence à parler. Ils annulent (pour lui, sinon pour nous) ce qui précède. Ils inaugurent le temps. Ils sont les tableaux d’une naissance. »

Encore inédites dans les musées en France comme en Allemagne, ces oeuvres, dont certaines ont été exposées dans les galeries White Cube à Londres, Gagosian à New York et Ropac à Paris, entrent par leur caractère expressionniste, sombre et lucide en résonance avec le maître du Retable d’Issenheim, dont Baselitz disait déjà il y a trente-cinq ans : « L’invention de Grünewald c’est évidemment son idée de peindre une veine – non sous la peau – mais au-dessus. »

Interrogeant son passé, rendant hommage aux artistes qui l’ont marqué, Baselitz nous livre dans ce travail très personnel son histoire la plus récente et nous rappelle, à travers ses oeuvres et la répétition des motifs, qu’il ne s’agit pas de continuer sa vie, mais de la recommencer sans cesse.

Le choix du titre, « Corpus Baselitz », est bien évidemment lié au sujet traité dans cette exposition, celui du corps de l’artiste lui-même. Il fait tout autant référence à l’ensemble de sa production, enraciné dans son histoire et la terre de ses origines, qu’à l’idée eucharistique du don de soi.

Cette exposition n’aurait pu avoir lieu sans l’adhésion personnelle de Baselitz au projet et sans son désir de présenter ses oeuvres au Musée Unterlinden, dans la proximité de celles des artistes de la collection colmarienne pour lesquels il a respect et admiration, les maîtres anciens Cranach, Grünewald et les modernes Dix, Dubuffet, Fautrier, Michaux, Picasso.

La présentation des oeuvres monumentales de Baselitz est magnifiée par le nouveau cadre architectural du Musée Unterlinden réalisé par Herzog & de Meuron, ceux-là mêmes qui édifièrent il y a dix ans sa maison et son atelier sur les bords du lac Ammersee en Haute-Bavière. Les volumes des espaces et la taille des cimaises, très semblables à ceux de l’atelier bavarois qui a vu naître ses oeuvres récentes, ont contribué à la présentation de ses sculptures et de ses formats monumentaux dans un environnement parfaitement adapté.