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“Art Brut Japonais II” article 2490
à la Halle Saint Pierre, Paris

du 8 septembre 2018 au 10 mars 2019



www.hallesaintpierre.org

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 7 septembre 2018.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Takeru Aoki, Petite Ulala, 1997-2004. Crayon de couleur, pastel, stylos et correcteur sur papier, 55,2 x 40,3 cm. Collection de l’artiste.
2/  Masaru Inoue, Déesse, 2015. Crayon noir et de couleur sur papier, 152 x 199 cm, Social welfare. corporation YAMANAMI, Atelier YAMANAMI.
3/  Makoto Fukui, Monde Parallèle, 2012. Crayon de couleur, stylo à bille sur papier, 26 x 36 cm. Collection de l’artiste.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Les visages grimaçants alignés, déclinés en couleurs nerveuses et hachées sur des pages arrachées à des cahiers sont effrayants comme des masques de théâtre. Cette collection de guerriers et de lutteuses de Takeru Aoki peint une comédie humaine, tout comme les camions de Takumi Matsuhashi qui, plus loin, ressemblent à une galerie de portraits.

Dans cet univers d'obsessions, tout est accumulation anthologique, des petits poissons de céramique alignés en une longue spirale formant un vase, des petits animaux, des cercles rouges sur des feuilles de papier machine, des icônes de fruits sortis du jeu vidéo d'une borne d'arcade, ou encore une absurdité de maquettes de frigos et de lave linges en papier et carton. Cette répétition compulsive voit son échelle se réduire, le geste se faisant de plus en plus minutieux, le motif se miniaturisant jusqu'à devenir un minuscule détail abstrait, une trame de traits ou de points. Le dessin redevient alors figuratif, évoquant alors un paysage, une cité, des gratte-ciels.

De ces manies millimétrées naissent des mondes. L'extraordinaire ménagerie d'origami de Yoshihiro Watanabe, dont les fines rayures révèlent discrètement la nature, est réalisée en feuilles d'arbres, les éléphants et buffles sont parcheminées comme du vieux cuir. La métropole géante de 8 mètres de long de Norimitsu Kokubo est à juste titre nommée "Panorama du Monde". Au milieu d'une jungle de maisons et de tours, de stations spatiales, de grandes roues de fêtes foraines, d'un labyrinthe de rails, un immense embouteillage fait figure de peuple, réunissant dans un grouillement immobile des voitures comme des vaisseaux, des avions et des hélicoptères.

Le monstre géant de tissu de Ichiro Yoshida est un patchwork de chutes de tissus assemblées. Le Kaiju brodé de multiples yeux, des bouches dont les dents deviennent à leur tour des têtes riantes mélange un kawaii multicolore de bouts de foulards et de poches de jean avec l'effroi que provoque une créature dévoreuse. Sur des affiches de publicité repeintes, des couvertures de vieux journaux de mode ou des enseignes de restaurants viennent faire irruption des soldats et des robots tueurs. Des abeilles, des chenilles souriantes et des chats peints sur des morceaux de carton ou de bois avec la naïveté de dessins d'enfants provoquent un étrange malaise ; comme ces bonhommes simplement stylisés le sont d'un crayon écrasé avec tant de force sur le papier qu'il devient d'une lourdeur de charbon, tranchant le papier entre son blanc et un noir d'encre et de néant.

Les couleurs vives, riches, éclatantes peignent une épopée psychédélique et sexuelle s'étalant sur de longs rouleaux. L'œuvre "Manga" de Makoto Toya fait penser à celle d’Henri Darger par son mélange d'innocence et de violence, par sa dimension érotique et épique. Les jeunes femmes alanguies voient leurs traits onduler puis se déformer, rejoignant les démons qui les assaillent. Les sourires se muent en rictus, les langues s'allongent en lames fines comme des armes, les étreintes des couples copulant se vident de leur joie.

Dessiné au stylo bille, au feutre, aux crayons de couleurs, le peuple qui nous regarde nous fait face, frontalement, nous regardant droit dans les yeux. C'est en cela qu'il passe du rêve au cauchemar, par ce regard auquel nous ne pouvons échapper, ces paires d'yeux qui se succèdent sans fin, qui déshabillent et révèlent les profondeurs des âmes.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissariat : Martine Lusardy, Directrice de la Halle Saint Pierre.



A l’occasion du Tandem PARIS-TOKYO, la Halle Saint Pierre présente Art Brut Japonais II, huit ans après le grand succès du premier volet. À l’heure où l’art brut trouve une place importante sur la scène de l’art contemporain, le Japon contribue à porter ce phénomène artistique au-delà de son ancrage originel occidental.

Une cinquantaine de créateurs témoignent qu’au sein de toutes les cultures, des personnalités singulières inventent leur propre mythologie et leur propre langage figuratif. Issus d’ateliers ou oeuvrant de façon autonome et indépendante, ces créateurs, souvent confrontés à un isolement mental ou social, utilisent toutes les techniques, tous les matériaux, détournant même les codes les plus traditionnels de la céramique ou de l’origami. Les oeuvres présentées dans l’exposition sont le fruit de nouvelles prospections, apportant la démonstration que les ouvrages d’art brut sont, comme le notait Jean Dubuffet « l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions ».



Art Brut Japonais II par Martine Lusardy

En 2010, la Halle Saint Pierre présentait l’exposition Art Brut Japonais et permettait au grand public de découvrir 63 artistes et plus de mille oeuvres. La plupart d’entre eux étaient totalement inconnus, une douzaine seulement avait auparavant bénéficié d’un intérêt qui, cependant, n’avait pas dépassé les milieux avertis de l’art brut. Les noms de Mitsuteru Ishino, Satoshi Nishikawa, Hidenori Motooka, Masao Obata, Yuji Tsuji, Takashi Shuji, Eijiro Miyama, Moriya Kishaba, associés à l’avènement de l’art brut au Japon, restaient encore confidentiels. Seul Shinichi Sawada, se réappropriant de façon toute singulière la tradition de la céramique est devenu, avec ses créatures mi-féériques et mi-monstrueuses, le parangon de l’art brut japonais, consacré par sa présentation à la Biennale de Venise en 2013. L’exposition de 2010 donnait à découvrir d’autres créateurs, la plupart pensionnaires ou fréquentant des institutions pour handicapés mentaux. La règle fondamentale de l’art brut n’y était pas contrariée : ils avaient éprouvé l’expérience originelle et extrême de la création, tirant leurs thèmes et leurs moyens d’expression de leur propre fond, sans souci de style à affirmer, de personnalité à imposer ou de gloire à conquérir. La soixantaine d’artistes parmi lesquels Yoko Kokuba, Marie Suzuki, Yoshio Hatano, Kenishi Yamazaki, Tsukasa Iwasaki, Hisashi Okubo, Koichi Yashima, Akihiro Karimata, Haruki Ishii, Toyo Hagino, Koji Kon formaient une mosaïque d’univers riches et singularisés, dotés de significations propres qui gardaient souvent leur mystère.

Depuis, les expositions abondent au Japon, en Europe et aux Etats-Unis et les auteurs japonais sont très recherchés des collections privées ou publiques et des galeries. Pour autant ils résistent encore au marché et, par conséquent, à la médiatisation et la spectacularisation. Au Japon, en effet, l’émergence de l’art brut a été subordonnée à la volonté politique de donner une plus grande reconnaissance sociale aux handicapés. Les auteurs souffrent, pour la plupart, d’incapacités ou de dysfonctionnements intellectuels et de difficultés d’adaptation aux exigences culturelles de la société. Il était donc nécessaire pour les Japonais que la reconnaissance et la diffusion de l’art brut soit accompagnée d’une réflexion et de pratiques visant à protéger le plus longtemps possible les créateurs et leur famille ainsi que les ateliers et les institutions les accueillant. Cette spécificité de l’art brut japonais a renouvelé le questionnement de l’art brut sur ses sources, ses frontières et ses créateurs.

L’art brut a été sans aucun doute une des formes les plus radicales et peut-être les plus problématiques de l’art du XXe siècle. Le trait de génie de Dubuffet fut d’allier pensée théorique et recherches intensives qui lui permettaient de définir un territoire destiné à accueillir des oeuvres présentant « un caractère spontané et fortement inventif, aussi peu que possible débitrices de l’art coutumier ou des poncifs culturels ». Il trouva dans l’isolement mental ou physique des malades mentaux, des médiumniques, des originaux obsessionnels ou des visionnaires mystiques, l’incarnation du créateur réinventant « l’opération artistique toute pure, brute, dans l’entier de toutes ses phases, à partir seulement de ses propres impulsions... ». Dubuffet concevait l’art brut contre la pensée occidentale dont il dénonçait le caractère analytique et logique, peu pertinent pour penser l’art. Si cet antagonisme sans relâche contre « l’asphyxiante culture » est toujours opérant, c’est que l’art brut est une pensée mouvante en perpétuelle évolution. Toute son histoire sera, comme le note Michel Thévoz, celle « ... des péripéties figuratives et des irrégularités formelles soumises à des regards en quête d’un contre-champ, interférences génératrices d’innovations ». De ce fait les impératifs de clandestinité, d’isolement ou d’insurrection ne seront plus exclusives car « ... nous sommes devenus attentifs à ce que le dérèglement mental, fût-il organique ou lésionnel, peut nous apporter en tant qu’épreuve de variation du fonctionnement régulier... Il en résulte des difficultés d’adaptation – c’est cela le handicap, qui est fonction de l’accueil social de l’anomalie ; avec parfois, très exceptionnellement, une sorte de ristourne : le dysfonctionnement de l’expression peut présenter de l’intérêt en tant qu’il perturbe les codes culturels – un ratage réussi, en quelque sorte, distinct de la folie créatrice et de la contre violence symbolique des internés de jadis 2 » . Josef Hofer en Autriche, Judith Scott aux Etats-Unis, Franco Bellucci en Italie ou Shinichi Sawada au Japon, s’ils sont existentiellement dépendants d’une institution ou de leur famille, ne souffrent d’aucun handicap du point de vue de la création.

L’art brut connaît une autre extension, géographique celle-là qui rend compte de la réalité d’un champ artistique existant partout dans le monde. A l’époque où Dubuffet commença ses prospections, l’art brut et l’idée selon laquelle les auteurs d’art brut seraient indemnes de culture étaient encore limités à notre aire culturelle occidentale. Dubuffet lui-même écrivait en 1976 « Le terme d’Art brut avec le rapport d’antagonisme qu’il comporte à l’égard culturel, n’a de significations que dans le cadre de notre propre culture occidentale actuelle 3 ». Ce n’est tout récemment que cet eurocentrisme est remis en question. Que ce soit dans les pays développés ou dans des régions du monde encore attachées à des savoirs vernaculaires, des créateurs en rupture des normes sociales auront toujours un accès privilégié à des réalités non ordinaires, à des ressources mentales, culturelles, éthiques, thérapeutiques inexploitées ou dévalorisées par leur culture. Une restitution patrimoniale en quelque sorte, à travers laquelle Ils se saisiront de certains éléments de l’histoire et de la culture qui les entourent pour reconstruire, dans un bricolage alternatif surprenant, un nouveau monde. L’art brut ne connaît pas de limites qu’elles soient historiques, culturelles, formelles ou géographiques. Les créateurs japonais présentés dans l’exposition viennent nous en apporter la démonstration.

On chercherait cependant vainement, dans cette harmonie dissonante de singularités que forme cet art brut japonais, une école nipponne. Ce n’est donc pas la culture en elle-même qui y est agissante, mais plutôt la façon dont l’artiste la reçoit, l’interprète et réagit à son égard. Au-delà du contexte culturel, c’est la singularité du message qui est en jeu. Parmi les oeuvres exposées, nombreux sont les motifs empruntés à diverses réalités culturelles : paysages et maisons traditionnelles japonaises, vues urbaines, personnages de publicités ou de mangas, véhicules en tous genres, images de magazines, objets quotidiens détournés. Très présentes aussi des formes géométriques simples qui jouent un rôle majeur dans le quotidien des Japonais — comme le cercle, défini comme le symbole de la perfection.

Mêmes s’ils évoquent l’environnement immédiat ou passé des artistes, l’influence de la culture japonaise a très peu d’impact sur ces créateurs et les emprunts fait à la culture, loin de se vouloir explicites, fonctionnent comme des réminiscences exploitées et métamorphosées à la façon des restes diurnes dans un rêve. Leur étrangeté s’origine dans la tentative d’affronter le grand désordre du monde avec leur propre monde. Cette nouvelle logique, génératrice d’anomalies surprenantes, est propice à nous faciliter l’accès à cet inexprimable, cet inquiétant familier qui aurait dû rester caché dans l’intime, secret, refoulé ou réprimé , cet entremonde où se jouent les multiples passages de l’originaire à la culture, de l’intime à l’universel. Comme le notait Jean-Louis Lanoux dans le catalogue de la première exposition : « Une dé-raison fondatrice domine ici et cette exposition est pour nous la chance d’en expérimenter quelques unes des infinies ressources... A l’instar de Luigi Pirandello, les créateurs japonais présentés ici sont « fils du chaos ». Non d’une manière allégorique mais parce que le chaos d’où ils émettent, ce n’est pas leur pays lui-même mais ce qu’ils portent en eux de différences suffisamment contradictoires pour engendrer cette « étoile qui danse » dont parle Zarathoustra ».

Nous reconnaissons dans ces oeuvres venues du Japon le grand vent de l’art brut. Elles nous semblent familières et nous voyons en elles un troublant cousinage avec les créateurs occidentaux de même type. D’autres nous sont totalement étrangères comme les pages d’idéogrammes ou les céramiques condensant le geste traditionnel et sa négation. Dans toutes ces oeuvres, la force inhérente à l’art brut y est affirmée, qui ne résume pas cet art à un style, même si chaque création qui en relève fonctionne selon le principe d’un auto-ressourcement permanent. Cette force doit être cherchée ailleurs, dans la révélation en chacun de nous de cet inconnu, ce qu’André Breton appelait l’« infracassable noyau de nuit », qui dit à l’homme l’infini de son propre mystère. Un mystère qui nourrit la révolte contre les outils de la raison, contrôle théorique, objectif, rationnel, qui formatent l’imaginaire et la sensibilité - les refuges inaliénables de notre humanité.

L’exposition présente également les dessins et peintures réalisés par Masaki Hironaka et Yukio Karaki, deux hibakusha, terme qui désigne au Japon les survivants des bombardements nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki. Comment les nommer, art, art brut, documents, témoignages ? La puissance graphique et l’expressivité de ces dessins nous touchent immédiatement, sans doute parce qu’ils ne proviennent pas d’artistes professionnels mais aussi parce qu’ils nous donnent accès, avec sobriété, à l’effroi et aux sentiments intimes des survivants. L’enfer, le terrifiant cheminement qui passe par l’incendie, la pluie noire, la douleur, la soif, la perte des proches, le sentiment d’abandon, la difficulté des soins médicaux et les blessures effrayantes liées à l’arme nucléaire, et enfin l’interrogation pourquoi ?

Martine Lusardy, Directrice de la Halle Saint Pierre - Commissaire de l’exposition


1. Michel Thévoz, L’Art Brut, La Différence, 2016.
2. Ibid.
3. Jean Dubuffet, « Lettre à Herbert Eckert », Paris, le 15/11/1976, Lausanne, archives de la Collection de l’Art Brut, cité par Lucienne Peiry, L’Art brut, Paris, Gallimard, 1997.