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“Alphonse Mucha” article 2493
au Musée du Luxembourg, Paris

du 12 septembre 2018 au 27 janvier 2019



www.museeduluxembourg.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 11 septembre 2018.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Alphonse Mucha, Femme à la marguerite, 1900. Tissu, velours imprimé. 60 x 78.5. Prague, Fondation Mucha. © Mucha Trust 2018.
2/  Alphonse Mucha, Rêverie, 1897. Lithographie en couleur. 72.7 x 55.2 cm. Prague, Fondation Mucha. © Mucha Trust 2018.
3/  Alphonse Mucha, Étude pour Femme dans le désert, c.1923. Huile sur toile. 49.5 x 50 cm. Prague, Fondation Mucha. © Mucha Trust 2018.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Il y a des chansons que tout le monde fredonne et des images devenues culture populaire, ayant échappé à leur auteur pour appartenir à tous. La modernité de l'art d'Alphonse Mucha est d'être sorti des galeries pour s'afficher sur les murs et sur les emballages de biscuits ou de savon. Non seulement s'expose-t-il partout le long des avenues, mais il entre dans les foyers imprimé sur une boîte de fer-blanc que l'on garde dans la cuisine.

La fierté tragique de ses héroïnes, de ces corps longs et droits s'élançant vers un ciel constellé d'étoiles se mêle à la sensualité fragile des personnages. La pudeur de la Dame aux camélias, les délicates angoisses de Lorenzaccio, la révolte juvénile d'Hamlet sont racontées sur les affiches par un geste de la main, la direction d'un regard. Le sens de la narration de Mucha lui permet d'exprimer, à travers un unique personnage, tous les actes de la pièce de théâtre.

Les jeunes femmes immobiles dansent pourtant. Tout leur corps, des hanches se jetant nonchalamment d'un côté ou de l'autre jusqu'à la posture des doigts, sont chorégraphiés. Aux arabesques que tracent les chevelures répondent la trajectoire que parcourt un bras, la cassure subtile d'un poignet. Cette musique des courbes, ces élans à l'audace d'une jeune fille se croyant seule sont d'un érotisme lumineux, paradisiaque. Mucha peint l'Eden que Gauguin n'a jamais trouvé. Il puise dans ses racines slaves, dans le folklore et les légendes païennes pour peindre une mythologie née des ruisseaux et des forêts d'Europe centrale. Dans cet univers onirique, les symboles culturels se transforment en motifs floraux. Les déesses dans des drapés aériens resplendissent dans des auréoles de feuilles et de fleurs. Leurs cheveux s'entremêlent dans des branchages souples, s'envolent dans un vent de pétales. Couronnes de lauriers ou d'oiseaux, clochettes de muguet encadrent une femme lévitant dans un élan de grâce, s'élevant vers une voûte de coquelicots.

Sur l'affiche de l'Exposition du salon des cent, une fumée anguleuse vient draper le front de la peintre comme les plis d'un turban, la masse de ses cheveux noirs définit le profil du buste, sculpte le bras sur lequel la demoiselle rêvasse. Les chevelures s'échappent, virevoltent, indomptables, libérant le pouvoir créateur du féminin. La rondeur des tracés et les pointes stylisées en forme de flammes lorsque deux courbes se rejoignent, la fusion des éléments devenant silhouettes hyper-sexualisent le propos. Le printemps jouant d'une harpe dont les cordes sont ses cheveux ou un automne cueilleuse d'une équivoque grappe de raisin cachent derrière leur innocence une volupté émancipée. Ce pouvoir érotique est celui de la terre, de la nature, de l'acceptation joyeuse de l'ordre naturel.

Mucha illustre dramatiquement le christianisme comme un conte fantastique, puis passe au mythe fondateur d'une âme et d'une nation. C'est au fond des lacs et au cœur des montagnes que se cherchent les secrets de l'univers. L'Epopée slave présente une humanité façonnée de glaise comme Adam, baignée dans la lumière divine des cieux. Le héros de face est, cette fois-ci, bien campé sur ses jambes. Les rubans flottent au vent, lourds, mais animés par un souffle monté des profondeurs de la terre. L'homme aux bras en croix n'est plus supplicié, il triomphe de toute sa jeunesse et de sa force. La femme est une mère courbée sur son enfant. Les forces gravitationnelles collent l'homme à sa terre, les couleurs automnales annoncent la fin de l'été sur cette Europe qui fut libre. L'hiver est déjà là, le blanc de la neige épaisse commence à tout recouvrir, il nous reste le souvenir des beaux jours, ceux où nous dansions dans l'ivresse de l'insouciance.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissariat : Tomoko Sato, conservatrice de la Fondation Mucha, Prague
scénographie : Atelier Maciej Fiszer




Alphonse Mucha (1860-1939) est un artiste à la fois célèbre et méconnu. Célèbre pour avoir parfois donné son nom à l’Art nouveau, dont il fut sans doute le représentant le plus populaire. Méconnu pour son immense ambition de peintre voué à la cause nationale de son pays d’origine, qui ne s’appelait pas encore la Tchéquie, et des peuples slaves. L’exposition du Musée du Luxembourg, la première consacrée à l’artiste dans la capitale depuis la rétrospective du Grand Palais en 1980, se propose donc de redécouvrir le premier Mucha et de découvrir le second, de redonner à cet artiste prolifique toute sa complexité artistique, politique et spirituelle.

Né en 1860 en Moravie, Mucha arrive à Paris en 1887 et commence une carrière d’illustrateur. En décembre 1894, c’est sa rencontre avec la grande tragédienne, Sarah Bernhardt, qui lance sa carrière d’affichiste. Il réalise pour elle l’affiche de Gismonda, une pièce de Victorien Sardou, première d’une longue série d’affiches publicitaires, ou simplement décoratives, variant à l’infini un répertoire de figures féminines entremêlées de fleurs et de volutes graphiques, qui lui apporteront une immense notoriété et l’amitié d’artistes comme Gauguin ou Rodin. Il est parallèlement sollicité pour des travaux de décoration, par le joaillier Georges Fouquet, ou d’illustration pour des livres.

Mais dès 1900 et à l’occasion de l’Exposition universelle, il entreprend de concevoir un projet qui dépeint l’histoire et la civilisation du peuple tchèque et des peuples slaves. Cette entreprise, teintée d’une philosophie humaniste, franc-maçonne, va l’occuper les trente dernières années de sa carrière et le conduire à peindre des toiles gigantesques, pour lesquelles il produit une abondante quantité d’études préparatoires au dessin virtuose.

Cette rétrospective montre donc non seulement les affiches qui ont fait sa gloire, mais aussi ses merveilleuses planches d’illustrateur, ses peintures, ses photographies, bijoux, sculptures, pastels qui permettent aux visiteurs de découvrir toute la diversité de son art.






Extrait du catalogue de l’exposition : Alphonse Mucha : Art nouveau et utopie par Tomoko Sato

L’artiste aux multiples facettes
Artiste extraordinairement prolifique et polyvalent, Alphonse Mucha a laissé sa marque dans de multiples domaines des arts graphiques – affiches, joaillerie, décoration d’intérieur, théâtre, conditionnement de produits –, mais aussi en peinture, illustration de livres, sculpture et photographie. Tchèque de naissance, il est néanmoins souvent associé à la France et considéré comme une figure éminente de l’Art nouveau, l’un des mouvements les plus influents de l’histoire de l’art européenne. Dans son pays d’origine, on se souvient également de lui comme d’un « Grand Tchèque », qui a dessiné les premiers billets de banque et timbres-poste et, surtout, a créé L’Épopée slave, conçue comme un monument universel dédié à tous les Slaves de toutes origines. En outre, membre éminent de la franc-maçonnerie, Mucha a activement lutté en faveur du pacifisme et de l’amélioration spirituelle de l’humanité après la Première Guerre mondiale. Dans l’exposition et le catalogue qui l’accompagne, son oeuvre sera examinée sous l’angle des six facettes de sa personnalité : « bohémien », illustrateur populaire, homme cosmopolite, mystique, patriote et philosophe, mais, dans cette présentation, nous nous attacherons aux deux grands facteurs qui fondent son art et son idéologie, à savoir le mouvement Art nouveau et ses idéaux utopistes.

L’Art nouveau et « le style Mucha »
[...] Contrairement à beaucoup d’autres mouvements artistiques, l’Art nouveau ne cherche pas à promouvoir un système précis de principes artistiques inventé par un artiste ou un groupe d’artistes et de théoriciens. Le nom lui-même est celui d’une boutique à Paris, la Maison de l’Art nouveau, ouverte en 1895 par le marchand d’art allemand Siegfried Bing (1838-1905). Pour Bing, comme pour beaucoup de ses contemporains, la civilisation européenne traverse une période de grande turbulence et est confrontée à des changements politiques, sociaux et technologiques sans précédent; le monde de l’art et de la décoration doit donc répondre aux exigences de cette évolution. Les idées de Bing trouvent des échos dans de nombreux autres grands foyers culturels de toute l’Europe, et sa galerie va devenir synonyme d’un mouvement en faveur d’un « art nouveau » qui entend s’affranchir des ordres anciens – autant d’entraves à l’amélioration et à l’innovation – et explorer des idées qui prennent en compte les nouvelles conditions de la production artistique et préparent les fondements du modernisme du XXe siècle. L’Art nouveau va toucher la totalité des arts plastiques – peinture, sculpture, arts graphiques, architecture et arts décoratifs – et, en 1900, il a gagné toute l’Europe, créant une grande diversité de styles par hybridation avec les traditions populaires de chaque pays. Cependant, il donne également naissance à un ensemble d’idiomes internationaux qui caractérisent ce que l’on nomme le «style Art nouveau» : des lignes aux courbures élégantes, des fleurs, des végétaux et autres motifs naturels, des figures élancées de femmes idéalisées aux longues chevelures flottantes. Telles sont aussi les caractéristiques du « style Mucha », comme on l’appellera en France.[...]

Nationalisme et visions utopiques
En cinq ans, Mucha, arrivé parmi de nombreux autres artistes slaves à Paris, a acquis une notoriété internationale et en vient à personnifier l’Art nouveau mais, intérieurement, il ressent une fracture entre son succès artistique et social et ses aspirations spirituelles, qu’il décrira en ces termes : « Je n’avais pas trouvé de véritable satisfaction dans ce genre de travail [décoratif]. Ma voie me paraissait être ailleurs, dans quelque chose de plus élevé. Je recherchais des moyens de répandre la lumière jusque dans les coins les plus reculés. »
[…]
Toute sa vie, Mucha sera un franc-maçon actif et un ardent nationaliste. Autrement dit, sa philosophie englobe deux idéologies apparemment opposées : le libéralisme maçonnique et l’exclusivité nationaliste. À partir de cette chimie unique, il va élaborer ses propres principes philosophiques et, finalement, une vision de l’humanité qui va au-delà du nationalisme conventionnel. [...]
La première réalisation du Mucha philosophe est Le Pater qui, pour lui, constitue l’une de ses plus belles oeuvres. Publié à Paris le 20 décembre 1899 sous la forme d’un magnifique livre illustré – quatre mois avant l’Exposition universelle de Paris de 1900, qui marque la fin du siècle –, Le Pater a été conçu comme un message aux générations futures.[...]
D’une façon générale, Le Pater décrit la progression de l’humanité en sept étapes – de l’obscurité de l’ignorance vers les états supérieurs de la spiritualité et de la vérité –, guidée par la lumière vers l’idéal jusqu’à rencontrer l’Être suprême (Dieu). C’est une oeuvre d’art totale qui traduit une vision spirituelle en recourant à différents langages picturaux. [...]
L’Épopée slave, le magnum opus de Mucha, peut être considérée comme sa seconde « thèse » picturale en tant que philosophe. Du fait des thèmes abordés – vingt épisodes historiques choisis dans l’histoire des Tchèques et autres peuples slaves –, cette épopée a souvent été étudiée dans le contexte de la peinture d’histoire, genre éminent dans la peinture académique du XIXe siècle en Europe mais explicitement rejeté plus tard par les adeptes des mouvements modernistes. En conséquence, quand Mucha expose son Épopée slave à Prague, en 1919 et en 1928, les toiles suscitent une profonde controverse parmi les artistes tchèques ''progressistes'' qui estiment que ces compositions « historiques » sont anachroniques et que le sentiment ''nationaliste'' qu’elles véhiculent ont perdu de son sens après l’indépendance de la nation en 1918. [...]
Mucha se lance dans L’Épopée slave en 1911, à l’âge de cinquante ans. Il y consacrera le reste de sa vie, travaillant dans un atelier qu’il loue dans le château reculé de Zbiroh, en Bohême occidentale. Durant les dix-sept années qu’il passe à Zbiroh, les contours de la carte européenne changent radicalement avec la disparition de l’Empire russe, de l’Empire austro-hongrois, de l’Empire germanique et de l’Empire ottoman, qui, ensemble, constituaient « l’ordre mondial » avant la Première Guerre mondiale. La patrie de Mucha et les autres nations qui avaient été sous le joug de ces empires accèdent à l’indépendance, mais les problèmes territoriaux et ethniques soulevés par ces changements ne trouvent guère de solutions, ce qui conduira à la Seconde Guerre mondiale une vingtaine d’années plus tard. En 1928, quand Mucha et Crane font officiellement don de l’ensemble du cycle de L’Épopée slave à la Ville de Prague pour marquer le dixième anniversaire de la création de la Tchécoslovaquie, Mucha s’adresse à son pays en ces termes : « Je suis convaincu que le développement de chaque nation ne peut réussir que s’il se fait de façon organique et sans discontinuité depuis ses propres racines, et la connaissance du passé est indispensable pour la préservation de cette continuité. […] Je voulais m’adresser à ma façon à l’esprit de la nation. [...] Le but de mon oeuvre n’a jamais été de détruire mais de construire, de créer des liens, car nous devons tous espérer que l’humanité va se rapprocher, et cela sera d’autant plus facile si nous nous comprenons mieux. Je serai heureux d’avoir contribué avec mes modestes forces à cette compréhension, du moins au sein de notre famille slave. »
Par ces mots, Mucha exprimait une vision utopiste qui réunissait un idéal nationaliste et humaniste, dont le dessein était de réaliser la paix et l’unité de l’humanité par la compréhension mutuelle et par le respect de l’identité ethnique et des différences culturelles entre nations. Dans ce processus d’union spirituelle de l’humanité, il considérait les Slaves comme une famille qu’il souhaitait associer à son Épopée, perçue comme une étape vers le progrès – et la paix – de l’humanité.

Tomoko Sato