contact rubrique Agenda Culturel : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

“Caravage à Rome” amis et ennemis
au Musée Jacquemart-André, Paris

du 21 septembre 2018 au 28 janvier 2019



www.musee-jacquemart-andre.com

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation presse, le 20 septembre 2018.

2505_Caravage2505_Caravage2505_Caravage
Légendes de gauche à droite :
1/  Bartolomeo Cavarozzi, La Douleur d'Aminte, vers 1605-1610. Huile sur toile, 82,5 x 106,5 cm. Collection particulière, courtesy Marco Voena.
2/  Michelangelo Merisi, dit Caravage, Le Souper à Emmaüs, 1605-1606. Huile sur toile, 141 x 175 cm. Pinacoteca di Brera, Milan © Pinacoteca di Brera.
3/  Michelangelo Merisi, dit Caravage, Judith décapitant Holopherne, 1598. Huile sur toile, 145x195 cm. Gallerie Nazionali di Arte Antica di Roma. Palazzo Barberini, Rome. © Gallerie Nazionali di Arte Antica di Roma. Palazzo Barberini Foto di Mauro Coen.

 


2505_Caravage audio
Interview de Francesca Cappelletti, co-commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 20 septembre 2018, durée 12'17". © FranceFineArt.com.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Une Judith douce et veloutée soulève de la main la tête d'Holopherne qu'elle vient de trancher. La toile de Carlo Saraceni est presque tendre, l'héroïne tient la tête de son ennemi d'un geste de servante versant de l'eau d'une cruche. La lumière modèle les formes d'une caresse, ne les sortant qu'à demi de leur pénombre. La version de Caravage de cette scène est toute autre: Judith décapite le tyran d'un geste plein de détermination, tenant son glaive d'un bras aux muscles tendus. Tandis qu'Holopherne trépasse, défiguré par l'effroi, Judith demeure imperturbable, les traits à peine troublés par une petite ride d'effort sur le front et une légère moue de dégout. Plus que le jaillissement du sang, ce sont les gestes et les expressions qui confèrent à la scène toute sa violence et son horreur.

Il y a dans la peinture de Caravage une vérité naturaliste. La scène n'est pas jouée, elle est témoignage, le tableau n'est plus la scène de théâtre qu'il fut, il est désormais une nature morte rendue à la vie dont les fruits sont des hommes. Le jeune joueur de luth, délicat androgyne aux mains comme des lys, chante les lèvres entrouvertes comme un amant qui soupire. Contrairement aux toiles de ses pairs qui mettent en scène la mélancolie du musicien, la surjouent, ici c'est la troublante musique du désir qui envahit l'espace, c'est le regard amoureux qui devient le sujet véritable, qui interpelle de façon si franche et directe qu'elle provoque l'émotion.

Mettre les œuvres de Caravage en relation avec celles de ses concurrents permet de saisir ce qui en fait un artiste hors du commun. Son Jeune saint Jean-Baptiste a un érotisme juvénile de statue grecque, il jette au spectateur une invitation polissonne d'un regard par-dessus son épaule tandis qu'il étreint un bélier viril. Celui de Bartolomeo Manfredi est lourdement assis, gauche de son épaisseur rustique, le mouton féminin pose sa patte sur son bras comme un chien jouant. Rien à voir non plus entre le Christ d'Ecce Homo d'une beauté si aveuglante qu'il faut vite le couvrir d'un drap pourpre et celui figure centrale déjà mourante de Ludovico Cardi. A part une rambarde de pierre, le décor à disparu, il ne reste que les hommes et le drame. La narration se lit de gauche à droite, comme la page d'un livre. Du christ calme, lumineux, les mains attachées mais dominant la situation de sa séduisante assurance, un mouvement en arc de cercle nous conduit au soldat, puis à Pilate. Les traits se font de plus en plus durs, sombres, contrastés, partant de la pureté absolue du rédempteur pour sombrer dans la noirceur de Pilate faisant face au spectateur avec une familiarité frustre de maquignon Lombard.

Les derniers éléments de décor qui subsistent dans le Souper à Emmaüs sont d'un minimalisme touchant à l'abstraction. La nappe blanche surexposée n'a plus de relief, l'assiette, les deux pains et la cruche sont déjà prêts à disparaitre, ne laissant émerger de l'obscurité qu'une main, le drapé sur un bras, un demi visage. Avec la Madeleine en extase la toile est coupée en deux par une exacte diagonale. La moitié supérieure de la toile est un vide de fond sombre dans lequel s'élève le souffle de la méditante. La tension de ses doigts croisés, de son épaule, du cou renversé en arrière se résout en s'échappant entre les lèvres. L'âme invisible remplit l'espace et devient de fait visible, colorée, chuchotante.

Caravage peint dans ses tableaux le désir, l'énergie de vie comme une audace transgressive. On la retrouve qui galbe les bras d'un vieillard écrivant d'une insolente vigueur, dans les plis d'une chemise évoquant un sexe féminin, elle se cache, se révèle, s'échappe pour revenir se planter droit devant le spectateur, le défiant de sa jeunesse, le désarmant de sa grâce et de sa beauté.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissariat :
Francesca Cappelletti, Professeur d’histoire de l’art moderne à l’Université de Ferrare et spécialiste du Caravage
Pierre Curie, Conservateur du Musée Jacquemart-André




À l’automne 2018, l’Institut de France et Culturespaces organisent au Musée Jacquemart-André une exposition consacrée à Caravage (1571–1610), figure emblématique de la peinture européenne du XVIIe siècle. Dix chefs-d’oeuvre de l’artiste, dont sept qui n'ont encore jamais été présentés en France, seront exposés à titre exceptionnel.

Pour cet événement unique, les visiteurs pourront découvrir les deux oeuvres de la Madeleine pénitente, issues de collections particulières, réunies pour la première fois dans une même exposition.

Ces prêts exceptionnels dialogueront avec les oeuvres d’illustres contemporains, comme le Cavalier d’Arpin, Annibal Carrache, Orazio Gentileschi, Giovanni Baglione ou Jusepe de Ribera, afin de rendre compte de l’effervescence artistique qui régnait alors dans la ville éternelle autour de la révolution artistique initiée par Caravage.


Un artiste hors du commun au coeur de la scène artistique romaine

Né en 1571, Michelangelo Merisi, dit Caravage, va révolutionner la peinture italienne du XVIIe siècle par son usage novateur du clair-obscur. L’exposition sera consacrée à la carrière romaine de Caravage et au milieu artistique dans lequel il a évolué : comme les études les plus récentes l’ont montré, le peintre entretenait des relations étroites avec les cercles intellectuels romains de l’époque. L’exposition s’intéressera ainsi aux rapports de Caravage avec les collectionneurs et les artistes, mais aussi avec les poètes et les érudits de son temps. Il s’agira tout d’abord d’évoquer la vie à Rome au début du XVIIe siècle en montrant l’activité des grands ateliers dans lesquels Caravage fait ses premières armes.

C’est aussi durant cette période qu’il fait des rencontres déterminantes pour sa carrière, celles du marquis Giustiniani (1564–1637) et du cardinal Francesco Maria Del Monte (1549–1627) qui deviennent deux de ses mécènes et lui adressent de nombreuses commandes. Outre les amis et les soutiens de Caravage, l’exposition s’attachera à présenter ses ennemis et rivaux. Caravage, qui ne voulait pas être imité et qui le fut pourtant malgré lui, s’est souvent opposé à ses contemporains, à l’occasion de discussions, de procès et même de rixes. Sa carrière romaine s’achève en 1606, quand, au cours d’un duel, Caravage tue Ranuccio Tomassoni. Condamné à mort suite à cette rixe fatale, Caravage est contraint à l’exil mais ses plus fidèles protecteurs continuent à s’intéresser de son destin.


Une exposition événement

L'exposition présentera des oeuvres provenant des plus grands musées italiens, tels que la Galleria Nazionale d’Arte Antica di Roma - Palazzo Barberini, la Galleria Borghese et les Musei Capitolini de Rome, ainsi que de la Pinacoteca di Brera de Milan, les Musei di Strada Nuova de Gênes, le Museo Civico Ala Ponzone de Crémone, sans oublier le prestigieux prêt du Joueur de Luth (1595-1596) du Musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg.

Sur les dix originaux de Caravage réunis, sept n'ont jamais été exposées en France auparavant. Seuls Le Souper à Emmaüs (1605-1606) de Milan, le Ecce Homo de Gênes et le Saint François en méditation (vers 1606) de Crémone ont été présentés en France. Pour la première fois dans une exposition, les deux versions de la Madeleine pénitente de collection particulière, très rarement montrées au public, et peintes pendant la fuite de Caravage, seront toutes deux mises en regard au musée Jacquemart-André.

Le dialogue entre ces chefs-d’oeuvre de Caravage et celles de ses contemporains permettra de retracer la carrière romaine de l’artiste, de 1592 jusqu’à sa fuite en 1606.






Parcours de l’exposition :


Section 1 - Le théâtre des têtes coupées


Le thème de Judith décapitant Holopherne eut un grand succès dans la Rome de la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe, au point de devenir quasiment un test pour la pittura dal naturale (d’après nature), imitée par tant de contemporains de Caravage. À l’origine de cette vogue, le tableau peint par le peintre lombard pour le banquier génois Ottavio Costa, l’un de ses commanditaires plus importants.

Chef-d'oeuvre incontestable de la peinture, il révèle le talent de Caravage sur la scène romaine de la fin du Cinquecento. Reprenant un sujet biblique abordé par le théâtre, le peintre met en scène un drame observé de près, en gros plan. Holopherne, penché vers l’avant, saisit les draps dans un dernier geste désespéré alors qu’il succombe. La jeune et courageuse veuve qui lui coupe la tête semble à peine perturbée par le spectacle du sang et de son trépas. À ses côtés, une vieille servante pose un regard impitoyable sur la scène. Caravage oppose la jeune et la vielle femme, la beauté de la jeunesse et les signes du temps, dans un contraste destiné à perdurer dans des contextes différents.

Orazio Gentileschi propose différentes interprétations du sujet, en privilégiant parfois, plutôt que le moment de la décapitation, celui de la fuite de Judith en compagnie de la servante, dans une atmosphère correspondant à la suspension de l’action après le drame.

Carlo Saraceni, le peintre vénitien présent aux côtes de Caravage et d’Orazio Gentileschi dès les premières années du XVIIe siècle, invente quant à lui une iconographie qui rencontrera un vif succès. La belle Judith, le visage caressé par le clair-obscur et le regard tourné vers le spectateur, met la tête d’Holopherne dans le sac pendant que la servante en tient le bord.

La représentation raffinée de David et Goliath du Cavalier d’Arpin, protagoniste de la peinture romaine de la fin du Cinquecento et artiste dont Caravage fut l’apprenti et le collaborateur pendant quelques mois, adopte un langage lyrique et raffiné. Elle appartenait à la collection de Pietro Aldobrandini, cardinal et neveu de Clément VIII, le pape sous le règne duquel (1592-1605) se déroula quasiment tout le séjour romain de Caravage.

On doit à Orazio Borgianni, absent de Rome entre la fin du XVIe siècle et le début du suivant, attiré tant par le nouveau naturalisme caravagesque que par la grande tradition de la Renaissance, quelques représentations de la Sainte Famille caractérisées par un ténébrisme qui emplit les visages d’ombres noires et qui effiloche les contours des figures. Son David et Goliath remonte sans doute à l’époque des grands retables réalisés par le peintre entre 1608 et 1610-1612.

Les rapports entre Caravage et Borgianni n’étaient pas sereins et ce dernier ne s’adressait pas aux mêmes commanditaires. Comme lui, d’autres peintres ont dû voir les oeuvres publiques de Caravage ou ont eu l’occasion d’approcher certaines de ses oeuvres conservées dans des collections privées au cours de leurs séjours à Rome, notamment durant la première décennie du siècle.


Section 2 - Musique et nature morte

Le Joueur de Luth de Caravage était accroché dans la grande salle des tableaux anciens dans le palais du marquis Vincenzo Giustiniani, le commanditaire le plus important de Caravage et l’une des grandes personnalités intellectuelles du XVIIe siècle européen.

Dans l’inventaire réalisé à sa mort en 1638, le tableau est décrit comme « la demi-figure d’un jeune homme jouant du luth, avec plusieurs fruits, fleurs et livres de musique ».

Malgré la sophistication des effets associés à la représentation des éléments naturels, la musique est le thème principal de l'oeuvre : le jeune homme, avec son regard languide et sa chemise entrouverte, joue du luth et entonne un madrigal amoureux. C’est un hommage aussi à la musique du luth, un instrument plus raffiné que le théorbe, mais abandonné, justement à cause de « la grande difficulté rencontrée pour savoir bien jouer du luth ».

Ce tableau est à l’origine d’une tradition de peintures représentant de jeunes chanteurs à l’attitude plus ou moins mélancolique, occupés à chanter leurs peines de coeur, comme les bergers de la poésie antique.

C’est justement dans ce contexte que s’insère La douleur d’Aminte, chef-d'oeuvre de Bartolomeo Cavarozzi, peintre de l'entourage de Crescenzi, un noble passionné de peinture qui possédait même dans son palais une académie dans laquelle on étudiait dal naturale. Il est également l’auteur d’une autre superbe peinture de cette section, La Nature morte à la corbeille de fruits, redécouverte depuis peu et certainement inspirée par la célèbre Corbeille de fruits de Caravage. La représentation isolée de la corbeille en fait une pièce inestimable dans le domaine de la nature morte, encore appelée, à l’époque, quadro da fermo, c’est-à-dire « tableau immobile », un talent de Caravage reconnu dès son séjour dans l’atelier du Cavalier d’Arpin. En raison de sa beauté, le tableau fut apprécié et exposé dans la Pinacoteca Ambrosiana de Milan au cours du XVIIe siècle.

La section est complétée par une oeuvre qui traite différemment la musique dans la pittura dal naturale, en transposant l’exécution d’instruments musicaux et de partitions dans le domaine de la musique sacrée. La présence du tableau d’Antiveduto Gramatica est d’autant plus significative qu’il s’agit d’un autre contemporain de Caravage qui, comme Carlo Saraceni et Orazio Gentileschi, avait déjà construit sa propre personnalité et sa carrière quand il rencontra le peintre plus jeune et qui inséra dans son style des éléments caravagesques qui ont assurément rendu son langage plus actuel.


Section 3 - Peindre d'après un modèle vivant

Le Jeune Saint Jean-Baptiste au bélier des Musei Capitolini constitue un témoignage essentiel pour définir le concept de la peinture des saints d’après nature.

Son iconographie est inhabituelle : il est représenté jeune et souriant, dans la même pose que l’un des nus peints par Michel-Ange dans la chapelle Sixtine, entourant un bélier de son bras. Dès le début du XVIIe siècle, la nouveauté d’une telle image a entraîné des identifications avec des sujets anciens et des interprétations allégoriques. Le tableau eut beaucoup de succès et fut imité à maintes reprises car l’image de saint Jean dans le désert offrait aux peintres de l’époque l’opportunité d’appliquer l’étude du nu masculin à un sujet sacré.

Le Saint Jean-Baptiste du Louvre, récemment attribué à Bartolomeo Manfredi, est un excellent exemple de cet exercice. L’artiste montre ici l’étude du modèle d’après nature, un jeune homme au corps bien fait.

Pour son tableau Amour sacré et Amour profane, signé et daté de 1602, Giovanni Baglione reçut comme récompense de la part du cardinal Benedetto Giustiniani une chaîne en or. Amour, vêtu d’une armure élaborée, montre une épaule et une jambe nues. Dans les traits du diable démasqué et puni aux pieds de la majestueuse figure triomphante, le peintre a esquissé une figure familière aux spectateurs modernes, un probable portrait de Caravage.

Ces affaires personnelles brûlantes ont sans doute contribué à étoffer certains récits du Baglione biographe, y compris quand il n’était pas concerné personnellement. Elles montrent bien à quel point les haines, les rivalités et les commentaires des confrères pouvaient compter et combien les peintres en craignaient les conséquences pour leur réputation.


Section 4 - Les contemporains

Durant le procès intenté par Giovanni Baglione contre Caravage en 1603, on demande à ce dernier de citer les peintres contemporains qu’il apprécie et qu’il considère comme des « hommes de valeur ». Cette liste précieuse est l’un des rares témoignages directs de ce qu’un peintre aussi controversé, qualifié de « naturaliste » à la moitié du siècle, pense de la peinture de son époque, même si Caravage ici mélange sans aucun doute ses idées sur l’art à une exigence plus pressante : se défendre contre les accusations. Il ne s’agit pas d’un extrait d’un traité artistique, mais d’une déposition devant le juge.

Caravage cite les peintres les plus influents de la scène romaine, avec lesquels il pouvait tout à fait avoir été en contact. Il avait probablement rompu avec le Cavalier d’Arpin depuis longtemps, mais ce peintre faisait vraiment autorité dans la Rome de Clément VIII. Federico Zuccari représentait la culture artistique de la fin du Cinquecento et était un peintre intellectuel et académique ; Roncalli réalisait des fresques appréciées et allait avoir, d’ici peu, de violentes altercations avec le Cavalier d’Arpin. Pour ce qui est d’Annibal Carrache, le problème des rapports avec Caravage se pose dès 1595 environ ; la confrontation directe se produit au début du siècle dans la chapelle Cerasi. Pendant quasiment tout le siècle, les peintres se prononcent sur cette cohabitation, qui ne sera considérée comme un affrontement que par certains et surtout plus tard.

Si les oeuvres des peintres cités par Caravage sont présentes tout au long du parcours de l’exposition, on peut voir ici deux exemples significatifs de ce débat. L’Adoration des Bergers d’Annibal Carrache appartient à sa période romaine et montre sa relation avec la tradition de la Renaissance, que le grand peintre de Bologne a maintenue tout au long de sa vie ; la Résurrection du Christ de Baglione est une esquisse de l’oeuvre de l’église du Gesù de Rome, qui lui aura valu les libelles sarcastiques de Caravage et de ses amis pour lesquels il leur intente le célèbre procès.


Section 5 - Images de la méditation

Les disciples de Caravage étaient Bartolomeo Manfredi, Jusepe de Ribera, Francesco (dit Cecco) del Caravaggio, et en moindre mesure le Spadarino et Saraceni, auxquels on peut ajouter Orazio Borgianni, Orazio Gentileschi, Antiveduto Gramatica et Giovanni Baglione.

Tous ces peintres sont présents dans l’exposition et certains dans cette section, avec des oeuvres significatives ; ils témoignent d’une expérimentation commune sur le thème de la figure isolée, la capacité de bien représenter un personnage unique, l’une des spécialités de Caravage et des peintres qui l’admiraient. La figure de saint Jérôme permet à Caravage d’associer le thème de la méditation à une réflexion sur la vieillesse. Le chef-d'oeuvre conservé aujourd’hui à la Galleria Borghese est généralement daté de 1605, mais on ignore encore les circonstances de sa commande. Il fait partie des tableaux essentiels pour comprendre le style de la maturité de Caravage, dont l’influence a été déterminante pour le caravagisme, notamment dans les premières oeuvres de Ribera.

La lumière souligne minutieusement les rides et les plis que le temps a imprimés dans les chairs. Et grâce à la synthèse extrême de la composition, elle confère une aura majestueuse à l’intense travail d’écriture du saint dont la figure est équilibrée par la présence du crâne à l’autre extrémité du tableau. Doté d’une longue barbe blanche, le saint apparaît également dans l'oeuvre d’Orazio Gentileschi, pièce maîtresse de la pittura dal naturale où la vieillesse est étudiée à partir d’un modèle vivant, un pèlerin septuagénaire qui avait posé pour l’artiste autour de 1611.

Le Saint François en méditation est représenté à genoux, un crâne posé à ses pieds. Cette vision de la méditation eut beaucoup de succès et fut beaucoup diffusée dans la deuxième moitié du Cinquecento.

Des lettres, des sceaux et la grille du martyre entourent le saint Laurent de Cecco del Caravaggio. Le saint est représenté avec l’habit pourpre des diacres. Assis, il se consacre à la prière et s’appuie sur une grille et un tas de bois, les instruments de son martyre. Par sa demi-figure placée derrière une balustrade sur laquelle sont présentés différents objets, la composition a été rapprochée du style adopté par Caravage dans ses peintures de jeunesse. La définition du visage et des mains par les contrastes nets du clair-obscur est, quant à elle, issue de la période de maturité de Caravage, adoptée par le peintre après la chapelle Contarelli. La fidélité à la nature révèle son origine lombarde, surtout dans la représentation de la nature morte au premier plan : la branche de palmier, le coin du livre et le médaillon dépassent presque le cadre du tableau, délimité par la balustrade.


Section 6 - Quelques visages à Rome au début du siècle

L’Accademia di San Luca a été fondée officiellement à Rome en 1593. Son premier directeur – appelé principe, le « prince » – est Federico Zuccari, peintre maniériste et auteur d’un traité sur l’art de la peinture. La gestation de l’Académie avait été fort complexe et avait duré pendant toute la deuxième moitié du Cinquecento.

Les premiers statuts n’avaient été approuvés qu’en 1607 et les architectes admis aux côtés des peintres et des sculpteurs seulement en 1634. Caravage ne mit sans doute jamais les pieds à l’Académie, mais celle-ci dut prendre l’habitude, dès ses premières décennies d’existence, de réunir les autoportraits ou les portraits des membres et des peintres qui avaient joué un rôle important dans la vie artistique de la ville. En 1624, les images d’artistes réunies auprès de l’Académie étaient déjà au nombre de 53. Une liste de portraits d’« académiciens décédés » dressée en 1617 compte, en plus des portraits de Carlo Saraceni et d’Orazio Borgianni, celui de Caravage.

Son portrait, que nous présentons ici, reprend les traits du peintre tel que nous les connaissons d’après les descriptions littéraires, les autoportraits présents dans ses peintures (du Martyre de saint Matthieu de la chapelle Contarelli à l’Arrestation du Christ réalisée pour Ciriaco Mattei et aujourd’hui conservée à Dublin) et, surtout, le dessin d’Ottavio Leoni. Au cours de sa longue carrière de portraitiste, ce dernier a immortalisé les visages de Rome au XVIIe siècle, des artistes aux amis en passant par les grands protagonistes de la vie de la cité.


Section 7 - La passion du Christ, un thème caravagesque

L’évocation de la période romaine de Caravage serait incomplète sans le thème des rivalités artistiques, récemment abordées par des études approfondies et documentées. L’un des événements les plus importants est sans nul doute ce « concours » qui, vers 1605, aurait opposé Caravage aux peintres Cigoli et Passignano dans la réalisation d’un Ecce Homo pour « monseigneur Massimi », qui aurait été gagné par Cigoli. Le thème du « concours » illustre le contexte artistique romain des toutes premières années du XVIIe siècle, tout en proposant une observation attentive des deux oeuvres qui en étaient au coeur.

Ces tableaux sont complétés par la superbe toile de Bartolomeo Manfredi provenant de la Galleria degli Uffizi de Florence, qui appartenait déjà aux Médicis au XVIIe siècle. Seule Rome l’emporte sur Florence pour ce qui est du nombre d’oeuvres caravagesques collectionnées pendant les premières années du siècle, témoignage de la diffusion du goût de la peinture naturaliste au sein de la cour. Bartolomeo Manfredi, l’un des tout premiers protagonistes, a su interpréter des sujets dramatiques comme celui de la Passion du Christ avec le nouveau langage ténébriste inventé à Rome par Caravage.

Deux autres chefs-d’oeuvre complètent cette section. Le Pensionante del Saraceni, peintre peut-être français et encore anonyme, a dû voir personnellement l’un des tableaux de Caravage, Marthe et Marie-Madeleine, car il reprend le profil de Marthe la bouche entrouverte, et son geste péremptoire envers sa soeur, pour la servante du Reniement de saint Pierre (Rome, Pinacoteca Vaticana). Jusepe de Ribera, un artiste que les sources désignent comme une des plus importantes personnalités de l’époque après le départ de Caravage, traite le même épisode de manière complètement différente. Il situe l’action à l’intérieur d’une taverne, avec des personnages que nous retrouverons par la suite dans le répertoire des peintres caravagesques, comme le soldat barbu portant une armure étincelante dans l’ombre.


Section 8 - Le temps de la fuite

De nombreux documents d’archives mis au jour récemment ont contribué à reconstituer le meurtre sanglant de Ranuccio Tomassoni, que Caravage connaissait depuis plusieurs années. Les deux hommes partageaient des amitiés, des fréquentations et une certaine tendance à répondre violemment en cas d’outrage. Ranuccio et ses frères se déplaçaient armés en ville et étaient souvent impliqués dans des désordres avec les gardes du pape. Les principaux éléments décrivant le meurtre se rejoignent. Le 28 mai 1606, on célèbre le premier anniversaire de l’élection de Paul V. Le soir, près de la basilique San Lorenzo in Lucina, Caravage et Ranuccio Tomassoni en viennent aux mains, Ranuccio tombe au sol, est blessé à la cuisse par un coup d’épée et meurt « à peine confessé ». Le peintre ensanglanté s’enfuit et ne donne plus aucune nouvelle. Seulement plus tard on découvrira qu’il a fui vers le sud accompagné de ses amis de toujours, immédiatement protégé par le cardinal Del Monte et la famille Colonna.

Un tableau nous parle de ces mois de fuite et d’isolement. C’est Le Souper à Emmaüs, aujourd’hui conservé à la Pinacoteca di Brera. Selon Giulio Mancini, l’oeuvre est envoyée à Rome pour y être vendue et est achetée par Ottavio Costa, déjà propriétaire de la Judith décapitant Holopherne. L’oeuvre passe ensuite dans la collection du marquis Costanzo Patrizi où elle est vue par Giovan Pietro Bellori, qui la décrit en 1672.

Cette oeuvre marque une étape fondamentale dans l’évolution du style de Caravage ; les personnages sont de plus en plus isolés et sont entourés de ténèbres, dont ils ne ressortent que par quelques rares touches de lumière.

Le Souper à Emmaüs a probablement été réalisé en même temps qu’une Madeleine en extase dite Madeleine dite « Klain », tableau qui a sans doute rencontré un succès immédiat, mais dont le parcours reste difficile à établir. On connaissait l'histoire de cette oeuvre par le biais d’une réplique fidèle datée des alentours de 1612 et signée par Louis Finson.

L’iconographie de cette Madeleine est absolument innovante : tout en préfigurant les extases des saintes du Bernin, sa pose renvoie à celles des statues antiques de ménades et de satyres ivres, ainsi qu’à Ariane endormie et à Méléagre mourant. Le visage consumé et hagard de la sainte trahit l’extase d’une pécheresse convertie et plongée dans une lumière contrastée qui révèle ses courbes abandonnées.