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“Mélanie Matranga” article 2508
à la Villa Vassilieff - Pernod Ricard Fellowship, Paris

du 21 septembre au 22 décembre 2018



http://www.villavassilieff.net/?-Melanie-Matranga-o-o-

 

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1/ 2/ 3/  Mélanie Matranga, Villa Vassilieff, Paris, 2018, vue de l’exposition, le 20 septembre 2018. Crédit photo © Nikita Dmitriev.

 


texte de Nikita Dmitriev, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Après l’amour

Dans la continuité de ses expositions précédentes, l’artiste Mélanie Matranga présente à la Villa Vassilieff une série d’objets en papier et en tissu blancs, accompagnés de lampes à la lumière douce et de plantes en pots. Là, deux luminaires ronds représentent des seins, un T-shirt et une culotte reposent sur le sol. Une chemise blanche est drapée comme un vagin, mais aussi comme une cabane, où il serait possible de s’y réfugier. Des rubans, collés sur l’autre, font deviner une brassière. L’ambiance domestique, mélancolique et silencieuse y domine. Le silence, la peur de l’expression verbale sont essentielles pour l’œuvre de Matranga, tout comme pour l’amour charnel elle-même: dire ses intentions ouvertement signifie tout détruire, et s’immerger dans l’embarras. Pour Matranga, l’amour c’est surtout ses traces : parfois au sens littéral - les traces sales sur les sous-vêtements, qui puent, mais y redonnent une belle couleur d’ivoire. Selon Camille Chenais, commissaire de l’exposition, « le blanc » chez l’artiste « est utilisé non plus comme une couleur neutre, mais comme une matière dont la spécificité semble être de se salir, de se défaire et d’engorger traces et souvenirs des gestes et des moments ». L’ambiguïté symbolique du blanc fait écho à la dualité entre féminisme et féminité, propre à son œuvre : adhérant, de toute évidence, au féminisme sur le plan politique, l’artiste reste éloignée de son esthétique militante et intellectualiste. Matranga est une chanteuse du langoureux, un type de féminité, associé, dans l’histoire de la culture, au Paris bohème et pluvieux de l’entre-deux-guerres. Il ne s’agit pas de quelconque allusion historique ou son intérêt à cette période, mais surtout d’une étonnante similitude psychologique : ces draps et culottes, sales et ridés après l’amour, on peut facilement les imaginer, décrits en détail et avec appétit, ainsi que l'artiste elle-même, dans « L’Âge de raison » de Sartre, « L'Impossible » de Bataille ou poèmes de Cocteau. Le lieu de l’exposition - atelier d’artiste des années folles de Montparnasse, le quartier plus artistique de l’époque - est dans ce contexte tout emblématique. Nul doute, les amies de Sartre, Bataille et Cocteau le fréquentaient aussi.

Nikita Dmitriev

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissariat : Camille Chenais



Écrin temporaire de l’exposition au titre imprononçable «-», l’espace de la Villa Vassilieff-Pernod Ricard Fellowship est investi par Mélanie Matranga et se métamorphose en un environnement vivant fait d’objets, de sensations, de sons ou d’émotions. Déboutant la première impression confortable qu’un·e visiteur·euse pourrait avoir du lieu, l’artiste, lauréate en 2014 du Frieze Artist Award, modèle l’espace dont les murs et les sols ne constituent plus seulement une structure mais deviennent des éléments organiques, presque vivants. Mélanie Matranga dissémine, au sein de cet environnement, des sculptures qui questionnent nos systèmes de communication.

Avec cette exposition, au titre silencieux et imprononçable, Mélanie Matranga s’empare de la Villa Vassilieff, de son charme et de son aspect domestique pour créer une sorte de microcosme d’objets, de sensations, d’émotions et de sons. Un White Cube sentimental et intime où le blanc est utilisé non plus comme une couleur neutre, mais comme une matière dont la spécificité semble être de se salir, de se défaire et d’engorger traces et souvenirs des moments qu’elle a accueillis. Si l’environnement est blanc, il est à l’opposé des cubes blancs aseptisés présumés neutres et érigés en modèle par nos institutions et par le marché. Au contraire, l’espace se présente comme le résultat de moments passés et le réceptacle de moments à vivre. Il oscille entre un confort apparent et une inhospitalité discrète. Derrière une apparence bourgeoise, transparaît, à travers les pores de l’espace, un mal-être qui semble s’être emparé des murs et des sols. Comme la peau, les surfaces deviennent des membranes à double faces – l’une tournée vers le monde extérieur, l’autre tournée vers le monde intérieur – et jouent le rôle presque schizophrénique de séparer ces deux mondes tout en les mettant en relation. Mais, ces interfaces semblent dysfonctionnelles, elles ne filtrent plus rien et laissent affleurer des sortes de stigmates internes et psychologiques.

Ainsi, les interventions de Mélanie Matranga dans l’espace en changent la définition et la perception. Les murs et les sols n’en forment plus uniquement la structure, mais deviennent des éléments organiques amplifiant et singeant des sentiments. L’artiste crée ici un environnement vivant, qui se modifie et évolue. Dans cette atmosphère singulière prennent place des sculptures, qui découlent de formes communes que l’artiste transforme, rigidifie ou mollifie, en renversant leur matérialité. Les murs se détendent, les vêtements se raidissent.

Les formes utilisées sont familières. Ce sont, majoritairement, celles de vêtements rendus banals par leur production de masse et leur circulation. À force d’être produits, copiés, contrefaçonnés, repris, imités, ces vêtements semblent ne plus avoir de singularité formelle. Ces formes deviennent singulières à travers le traitement que leur fait subir l’artiste : elle transforme ces vêtements sans qualité en sculptures de papier blanc quelque peu fantomatiques dont la fabrication paraît instinctive, presque imprécise. Ces formes, normalement produites en série de manière industrielle, semblent ici revenir au stade de prototype mais de prototype hypertrophié et boursouflé, presque raté. Comme l’espace, ces sculptures sont blanches. Sur leurs surfaces et dans leurs plis apparaissent donc des froissements et des traces du·e·s au travail de la machine à coudre, à la manipulation des pièces, aux aléas des transports ou, tout simplement, aux marques du temps et de la poussière qui s’y sont accumulées depuis leur arrivée à la Villa Vassilieff.

En dehors des fenêtres, les seules sources de lumière sont les sculptures elles-mêmes qui abritent des ampoules dont les rayons transpercent le papier semi-opaque. Ces lumières apparaissent comme des allégories des corps qui habitent normalement ces vêtements, de la façon dont à travers ces derniers nous tentons d’exprimer notre intériorité et de la manière dont cela peut plus ou moins transparaître. Nos habits sont des codes que nous utilisons pour afficher une certaine personnalité, un rôle social, une mise en scène de soi, pour disparaître ou apparaître. Ceux transformés ici par l’artiste sont populaires et reconnaissables. S’ils forment des sortes de références liées à une période temporelle et un espace donné – aujourd’hui, Paris –, ils ont de nombreux lieux d’apparition et de diffusion entre leur création et leur dissolution. En fin de compte, nous partageons tous ces vêtements, qui deviennent les structures d’une intimité collective ainsi que les signes d’un système de communication non verbal mais très loquace qui avoue nos identités individuelles, collectives, sexuelles, sociales. Les mots, comme les vêtements, sont des outils nous permettant de nous présenter, d’échanger avec d’autres, de traduire nos personnalités et nos émotions. Mais, ces signes – mots et vêtements – sont également conçus et contrôlés par des instances qui nous dépassent – une culture, un état, un système économique, un réseau de production ou une communauté. Nos intimités se diluent donc dans ces codes qui, pour être efficients, doivent être génériques et compréhensibles. Dans l’espace d’exposition, les vêtements deviennent alors des allégories de nos mots qui ne représentent les choses ou nos sentiments que dans ce qu’elle·il·s ont de plus banal. Lorsque nous disons « JE », « AIMER », « HAÏR », toutes les caractéristiques spécifiques et les mille nuances que nos sentiments semblent revêtent dans notre conscience se dérobent à nous.

Mélanie Matranga joue avec les limites de nos systèmes de communication. Elle tente de les confondre ou de trouver, naïvement ou désespérément, une issue à travers leurs contraintes. Elle s’intéresse aux manières dont nos corps et nos personnalités essaient de déjouer ces limites, parfois naïvement, parfois fortuitement et à la tension qui en découle. Notre épiderme, comme les surfaces de l’espace, transpire, rougit, se couvre de signes de nos émotions parfois tues. Si les vêtements sont nus et vides, il s’échappe de certains une lueur presque intérieure traduisant, peut-être, une possibilité de laisser transparaître son « je ». À travers ces oeuvres, l’idée n’est pas de construire un nouveau système sémiotique logique et rationnel, mais d’exprimer dans un même mouvement la complexité et la simplicité de nos méthodologies et de nos stratégies de communication. Exprimer et non affirmer. Rien ne s’affirme dans l’espace, rien ne tient droit, rien n’est véritablement rigide, rien ne tient debout ; des choses pendent, des choses sont posées, des choses sont suspendues. Dans la construction même de l’espace, l’artiste semble refuser les certitudes, les déclarations, elle chuchote, suggère. Le titre de l’exposition se refuse à toute rigidité ou en-capsulage des corps et des discours. Simple symbole, au départ tracé par l’artiste sur un bout de papier, il signifie de manière très prosaïque deux points qui n’arrivent pas / ne sont pas / ne souhaitent pas être reliés l’un à l’autre via un trait. Ce signe est mouvant et se décline selon les supports d’écriture et leurs limites. Délibérément équivoques, ce titre, l’espace de l’exposition et les sculptures qui y prennent place, forment ainsi des structures émotionnelles qui laissent la possibilité aux visiteur·euse·s d’y projeter et d’y rechercher la trace de leur propre sensibilité.