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“Éblouissante Venise” Venise, les arts et l’Europe au XVIIIe siècle
au Grand Palais, Paris

du 26 septembre 2018 au 21 janvier 2019



www.grandpalais.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse le 24 septembre 2018.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Giambattista Piazzetta, Judith et Holopherne, vers 1720. Huile sur toile, 83 x 94 cm. Rome, Accademia Nazionale di San Luca. © Photo Scala, Florence.
2/  Giovanni Antonio Canal, dit Canaletto, L’Entrée du Grand Canal avec Santa Maria della depuis le Môle, 1722. Huile sur toile, 194 x 204 cm. Grenoble, Musée de Grenoble. © Ville de Grenoble /Musée de Grenoble – J.L. Lacroix.
3/  Giandomenico Tiepolo, Polichinelles et Saltimbanques, 1797. Fresque déposée, 196 x 160 cm. Venise, Fondazione Musei Civici di Venezia, Ca’Rezzonico - Museo del Settecento Veneziano. © Archivio Fotografico - Fondazione Musei Civici di Venezia.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

La basilique Santa Maria della Salute domine l'entrée du Grand Canal où débarquent des voyageurs du monde entier, le Palazzo Ducale se prolonge jusqu'à l'horizon en une ville musicale, multicolore, extraordinairement sensuelle ; la cité peinte par Canaletto semblerait être un songe paradisiaque, un décor de théâtre si celui-ci n'en avait pas aussi représenté l'envers du décor. Ouvriers et tailleurs de pierre travaillant à la réfection d'une église, vieillards et mendiants longeant le mur de l'hôpital, femmes étendant leur linge ou secouant un balai à leur fenêtre sont la fondation de cette ville, le peuple qui contribue à sa grandeur.

La grandeur de Venise est celle de ses arts. De la musique représentée par une partition de Vivaldi, un portrait de Farinelli, des caricatures témoignant d'une liberté de moquer, des marionnettes ayant joué au coin d'une place les intrigues de la commedia dell'arte nous font entrer dans ces tableaux, entendre le bruissement de la foule, les harangues des charlatans. A l'intérieur des maisons et palais, meubles, costumes, objets luxueux et animaux exotiques proposent un art de vivre tout aussi théâtral. De la fête au Ridotto où se mêlent prostituées et usuriers, joueurs et aventuriers dans une insouciance masquée au concert intime dans un salon, l'effervescence des rues et des places se poursuit derrière les murs.

Un reliquaire-bénitier, extravagance de verre polychrome et trois colonnes de buis sculpté aux personnages spiralant avec une grâce infinie dans une dentelle de feuilles, de paniers de fruits et d'animaux, nous font soudainement comprendre ce qu'est cette Venise. La maitrise de l'art et de l'artisanat transcendent la matière de l'objet, sa nature même. Un chant, une danse jaillissent de la pièce de bois ou de verre d'où ils sont nés, s'affranchissent de ses dimensions et occupent tout l'espace. La splendide Annonciation de Gaspare Diziani, le Moïse sauvé des eaux de Giambattista Crosato ou l'Allégorie de la Foi de Antonio Corradini sont des célébrations de la beauté qui arrêtent net le visiteur, le forçant à reprendre son souffle. Le Moïse nouveau-né se trouve relégué dans l'ombre, s'effaçant devant la lumière radieuse de la reine, la perfection de ses traits ; le voile diaphane sculpté dans le marbre blanc ne recouvre pas le visage de la Foi pour le dissimuler, mais, tout en transparence, en fait ressortir la pureté et la jeunesse.

La chair ronde et sensuelle chez Giambattista Tiepolo élève l'humanité vers le divin. Chaque geste est d'un élégance absolue. Les personnages sont en apesanteur, comme son ange gardien semblant s'élever dans les airs par les effets de son seul charme ou Saint Jacques chevauchant avec fougue son cheval à bataille de Clavijo. A l'opposé, Piazzetta peint un homme indissociable de la terre. Paysan, soldat, marchand, prostituée ont les traits grossiers d'un peuple ordinaire et s'adonnent à la normalité de leurs existences. Un rocher plat inondé de lumière figure la nappe d'une table de scène biblique.

Les portraits au pastel de Rosalba Carriera, les petites saynètes sobres de Pietro Longhi décrivant une conversation, une séance de pose, la lecture d'une lettre sont comme des petites pauses, des soupirs silencieux au milieu de l'effervescence de la grande cité. Car la rue peinte par Giandomenico Tiepolo est un carnaval, un spectacle de danseurs, de brigands, de colporteurs ou d'arracheurs de dents, on y chante, on s'y interpelle, on y chuchote des intrigues. Ce spectacle riche de caractères rassemble la comédie humaine dans une ivresse collective. Venise est en effet un spectacle magique dont l'image se répand dans toute l'Europe. Les tableaux de Francesco Guardi sont comme des cartes postales rivalisant avec les projections populaires du Mondo Novo. Même lorsqu'il peint l'incendie de San Marcuola, le cataclysme ressemble à une fête, à un spectacle plein de lumières.

Ces œuvres ont la rare majesté de vaincre une scénographie fatigante, imposant d'inutiles arcades, alcôves ou grilles. Il est suffisamment rare qu'une exposition réussisse à créer chez les spectateurs une admiration silencieuse pour ne pas le souligner. Dans le murmure qui se fait, on oublie le monde extérieur et retarde le moment de le retrouver. Venise, comme nous le rappelle magnifiquement Tiepolo, soumet jusqu'à Neptune. La république, accoudée sur un féroce lion, ordonne d'un doigt tendu au dieu de lui verser le tribut. Mais l'or, les perles et le corail ne sont pas grand chose face au pouvoir éternel de la grâce et de la beauté.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissariat : Catherine Loisel, conservateur général du patrimoine direction artistique : Macha Makeïeff



Héritière d’une tradition multiséculaire, la civilisation vénitienne brille de tous ses feux à l’aube du XVIIIe siècle, dans le domaine des arts plastiques autant que dans ceux des arts décoratifs, de la musique et de l’opéra. Grâce à la présence de très grands talents, parmi lesquels, pour ne citer qu’eux, les peintres Piazzetta et Giambattista Tiepolo, le vedutiste Canaletto, les sculpteurs Corradini et Brustolon, Venise cultive un luxe et une esthétique singuliers. La musique y vit intensément à travers les créations de compositeurs comme Porpora, Hasse, Vivaldi, servies par des chanteurs de renommée internationale comme le castrat Farinelli ou la soprano Faustina Bordoni. Au sein des « Ospedali » les jeunes filles orphelines ou pauvres reçoivent une éducation musicale approfondie et leur virtuosité les rend célèbres dans toute l’Europe. Dans la cité, pendant le Carnaval, le théâtre et la farce sont omniprésents, la passion du jeu se donne libre cours au « Ridotto ».

La renommée internationale des peintres et sculpteurs vénitiens est telle qu’ils sont invités par de nombreux mécènes européens. La portraitiste Rosalba Carriera, Pellegrini, Marco et Sebastiano Ricci, Canaletto, Bellotto, voyagent en Angleterre, France, dans les pays germaniques et en Espagne où ils introduisent un style dynamique et coloré qui prend la forme de la rocaille en France, du Rococo dans les pays germaniques et contribuent à former de nouvelles générations de créateurs. L’immense chef d’oeuvre de Giambattista Tiepolo, la voute de l’escalier d’honneur de la Résidence de Wurzbourg est exécuté entre 1750 et 1753.

Cependant la situation politique et économique de Venise devient de plus en plus fragile et un essoufflement se fait sentir à partir de 1760 même si la Sérénissime demeure la destination privilégiée des voyageurs du grand tour qui constitue une clientèle attitrée pour les « Vedute » de Canaletto, Marieschi et Francesco Guardi.

Tout au long du XVIIIe siècle, le mythe de Venise, cité unique par son histoire, son architecture, son mode de vie, sa vitalité festive, se développe peu à peu. De grands peintres s’expriment encore, dans la ville elle–même et sur la terre ferme. Avec Giandomenico Tiepolo et Pietro Longhi, la peinture incline progressivement vers la représentation plaisante d’un quotidien vivant, coloré, sonore, peuplé d’étranges figures masquées. Le carnaval bat son plein et Goldoni restitue par le théâtre sous forme comique, les travers et les contradictions de la société contemporaine. De plus en plus, derrière les fastes des cérémonies publiques, l’organisation oligarchique de l’Etat et l’économie se sclérosent dangereusement. L’intervention de Napoléon Bonaparte provoque la chute de la République en 1797.



L’exposition est un hommage à cette page d’histoire artistique de la Serenissima, en tout point remarquable, par le choix des peintures, sculptures, dessins et objets les plus significatifs ainsi que par la présence de comédiens et musiciens se produisant in situ.

Un pas de côté !
Macha Makeïeff a imaginé des espaces à la fois pour un récit vivant de cette Venise éclatante mais aussi pour une traversée de sensations et d’étonnements : échos de musique, de danse et de scène, rendez-vous nocturnes réguliers pour un public désireux de remonter le temps dans la lagune.

Avec la complicité du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, des théâtres Gérard Philipe à Saint-Denis et de La Criée à Marseille, et du Pavillon Bosio, école supérieure d’Arts plastiques de la Ville de Monaco, qui se prêtent au jeu des mélanges heureux.

L’exposition bénéficie en outre de la participation du laboratoire d’humanités digitales de l’École polytechnique fédérale de Lausanne.






Extrait du catalogue - I. Venise, une civilisation brillante - Venise, la Dominante toujours glorieuse par Catherine Loisel, commissaire de l’exposition

Au XVIIIe siècle, la Serenissima Republica di Venezia fascine l’Europe et attire les étrangers. Son site, ses îlots de boue et de sel gagnés sur la mer depuis l’Antiquité et transformés en cité monumentale, son régime politique qui la distingue des monarchies, ses traditions artistiques et musicales la rendent singulière et attirante. […]

Venise a épuisé ses forces, toute une génération a été sacrifiée. Afin d’économiser ses ressources, la Sérénissime décide de rester neutre dans les conflits européens, mais doit continuer à faire face à de continuelles escarmouches avec l’Empire ottoman et les pirates barbaresques en Méditerranée. […]

À l’aube du siècle, la République de Venise figure encore parmi les États qui comptent en Europe. Son territoire de terre ferme jouxte la Lombardie jusqu’à Brescia. En Méditerranée, ses possessions se sont considérablement réduites mais elle conserve des comptoirs. C’est donc encore une cité puissante économiquement, et riche de son histoire. Elle offre à sa population la garantie d’une paix durable, une monnaie stable et un équilibre social qui repose sur une organisation rigoureuse, un contrôle permanent.

L’Eccelso Consiglio dei Dieci statue sur tous les aspects de la vie et les trois inquisiteurs n’utilisent pas seulement leurs agents secrets pour surveiller la noblesse, ils luttent contre la fuite des secrets des fabriques vénitiennes3 et dans le même temps encouragent l’espionnage industriel. Une armée de fonctionnaires veille aux règles qui permettent à la ville de surmonter les épreuves de la nature : le dragage des canaux et des rios, l’urbanisme, l’élimination des détritus, le trafic, l’éclairage public. C’est pourquoi, à la différence de bien des capitales européennes, la ville est bien entretenue. Un nouveau pavement de la Piazza San Marco est mis en place entre 1722 et 1727 sur le dessin de l’architecte Andrea Tirali. En 1772, les abords de la sont pavés en marbre. La physionomie de la cité évolue grâce à de nouveaux édifices, des églises sont rénovées ou construites, notamment les Gesuati de l’architecte Massari. La reconstruction de San Simeone Piccolo, une imitation du Panthéon romain, est achevée en 1728 sur un projet de Scalfarotto, et la façade de l’église San Rocco est refaite entre 1767 et 1773. Des créations architecturales voient le jour, comme Ca’ Rezzonico, achevée au milieu du siècle par Massari, auquel les Grassi confient l’édification de leur imposant palais sur le Grand Canal. La Serenissima vit donc dans la stabilité et la paix, le respect du passé, et veille avec application à ce que rien ne perturbe la tradition, du moins en apparence, et au prix de quelques concessions : « Il n’y a pas de lieu au monde où la liberté et la licence règnent plus souverainement qu’ici. Ne vous mêlez pas du gouvernement et d’ailleurs tout ce que vous voudrez. »

Les rites séculaires et les fêtes constituent des expressions tangibles et éclatantes de la puissance de l’État et de la cohérence de la communauté. Un calendrier de fêtes rythme l’année et s’y ajoutent des divertissements supplémentaires. Les déplacements du doge, en grand apparat, sont de véritables spectacles. De multiples occasions permettent aux citoyens de se retrouver, telle la célébration de la fin du carnaval, le jeudi gras, avec ses exhibitions sur la Piazzetta, suivies d’un feu d’artifice. Dans cette cité construite sur l’eau, les régates sont particulièrement appréciées. La régate annuelle sur le Canal Grande a lieu le 2 février depuis le XIVe siècle. Lors de l’élection d’un nouveau doge, le protocole, identique depuis plusieurs siècles, règle les festivités : Francesco Guardi nous donne une vision particulièrement animée de l’intronisation du doge Alvise IV Mocenigo.