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“Photographie, arme de classe” La photographie sociale et documentaire en France 1928-1936
au Centre Pompidou, galerie de photographies, Paris

du 7 novembre 2018 au 4 février 2019



www.centrepompidou.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, visite de l'exposition en cours de montage avec Damarice Amao, le 2 novembre 2018.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Willy Ronis, Prise de parole aux usines Citroën – Javel, 1938. Epreuve gélatino-argentique. Centre Pompidou, Paris. © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Bertrand. Prévost/Dist. RMN-GP. © RMN - Gestion droit d’auteur Willy Ronis.
2/  André Kertész, Sur les quais, près de Saint-Michel,1926. Epreuve gélatino-argentique. Centre Pompidou, Paris. © Centre Pompidou, MNAM-CCI/ Service de la documentation photographique du MNAM/Dist. RMN-GP. © RMN-Grand Palais.
3/  Pierre Jamet, Dormeurs au soleil à Barcelone, 1935. Epreuve gélatino-argentique, Achat grâce au mécénat de Yves Rocher en 2011. Ancienne collection Christian Bouqueret. Centre Pompidou, Paris. © Centre Pompidou, MNAM-CCI/ Philippe Migeat/Dist. RMN-GP © Pierre Jamet.

 


2565_arme-de-classe audio
Interview de Damarice Amao, assistante de conservation
au Cabinet de la photographie du Musée national d’art moderne et co-commissaire de l’exposition,

par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 2 novembre 2018, durée 34'58". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissariat :
Damarice Amao, Assistante de conservation, Cabinet de la photographie, Musée national d’art moderne, Paris
Florian Ebner, Chef du cabinet de la photographie, Musée national d’art moderne, Paris
Christian Joschke, maître de conférences, université de Paris-Nanterre
Assistés de l’équipe de jeunes chercheurs du Labex Arts H2H : Max Bonhomme, Gabrielle de la Selle, Eva Verkest, Lise Tournet Lambert, Mathilde Esnault.




Organisée à partir des collections de photographies du Centre Pompidou, cette exposition propose un nouvel éclairage sur la photographie sociale et documentaire émergeant en France au début des années 1930. Le Front populaire et les icônes de la Guerre d’Espagne résument encore aujourd’hui largement l’idée d’engagement pendant l’entre-deux-guerres au détriment de cette période essentielle dont le répertoire iconographique constitue un véritable laboratoire du regard social et engagé.

À travers une sélection de près de 100 oeuvres et une quarantaine de documents, l’exposition s’articule autour d’axes thématiques (l’antimilitarisme, la lutte contre les colonies) et de séries formelles, où se côtoient les plus grands noms de la photographie moderne (Willy Ronis, Eli Lotar, Nora Dumas, Henri Cartier-Bresson, Germaine Krull, Gisèle Freund, Lisette Model etc.) « Photographie, arme de classe » interroge le passage d’une iconographie pittoresque de la pauvreté, incarnée par le Paris d’Eugène Atget (1857-1927) vers une prise de conscience sociale du tableau de misère qu’offre la capitale au début des années 1930. Les pratiques spécifiques, tel le photomontage, font l’objet d’une étude particulière avec l’architecte et militante Charlotte Perriand (1903-1999) qui a su saisir à l’époque le potentiel de « déflagration » du montage photographique. Enfin, les thématiques iconographiques récurrentes de l’image de l’ouvrier, à la représentation du collectif en lutte, sans oublier les stratégies de la presse illustrée de gauche (Regards, Vu) permettent de compléter une image encore lacunaire de la photographie documentaire et sociale de l’entre-deux-guerres grâce à des découvertes récentes.

« Photographie, arme de classe », c’est ainsi que le journaliste Henri Tracol (1909-1997) ouvre son texte manifeste destiné à fédérer la section photographique de l’association des écrivains et artistes révolutionnaires (A.E.A.R.) fondée en 1932 à Paris, dans un contexte de montées des crispations politiques, économiques et sociales. Cette association rassemble les photographes parmi les plus engagés de l’avant-garde parisienne : Jacques-André Boiffard, Henri Cartier-Bresson, Chim, André Kertész, Germaine Krull, Eli Lotar, Willy Ronis, René Zuber, et bien d’autres encore. Aux côtés d’amateurs ou d’ouvriers qu’ils accompagnent dans leur pratique de la photographie, ces derniers vont développer un langage à la croisée du discours critique, du geste militant et de l’esthétique du documentaire en s’appuyant sur les exemples soviétique et allemand tout en poursuivant une voie propre au contexte social et politique français.


Liste indicative des artistes exposés :
Eli Lotar, Germaine Krull, Henri Cartier-Bresson, René Zuber, Jacques-André Boiffard, André Kertész, Willy Ronis, Pierre Jamet, Nora Dumas, Gisèle Freund, Marianne Breslauer, Chim, Emeric Feher, Roger Parry, Charlotte Perriand.

Cette exposition est le fruit d’une intense collaboration scientifique de près de trois ans associant de jeunes chercheurs du Labex Arts-H2H et le Cabinet de la photographie du Centre Pompidou. Les recherches visant à identifier et à contextualiser les photographies sociales de la collection Christian Bouqueret acquises par le Centre Pompidou en 2011 (7 000 tirages environ), viennent combler un manque dans l’histoire de la photographie de l’entre-deux-guerres en France.






Le parcours de l’exposition


Introduction
« Photographie, arme de classe », c’est ainsi que le journaliste Henri Tracol (1909-1997) ouvre son texte manifeste destiné à fédérer la section photographique de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR). L’organisation est fondée en 1932 à Paris, dans un contexte de montées des crispations politiques, économiques et sociales. À côté d’autres branches du front artistique et culturel (théâtre, chants, cinéma, littérature, peinture etc.), – des photographes y prennent part, parmi les plus engagés à gauche de l’avant-garde parisienne : Jacques-André Boiffard, Henri Cartier-Bresson, Chim, André Kertész, Germaine Krull, Eli Lotar, René Zuber, Nora Dumas… Tout en accompagnant les Amateurs photographes ouvriers (APO) dans leur pratique et la production d’images, les photographes de l’AEAR expérimentent un langage à la croisée du discours critique, du geste militant et de l’esthétique du documentaire. L’exposition est le fruit d’une intense collaboration scientifique de près de trois ans associant de jeunes chercheurs du Labex Arts-H2H et le Cabinet de la photographie. Elle est issue en particulier de recherches visant à identifier et à contextualiser les photographies sociales de la collection Christian Bouqueret entrées dans les collections du Centre Pompidou en 2011 (7000 tirages environ). Offrant un nouveau regard sur la photographie engagée de l’époque, trop souvent réduite aux événements du Front Populaire et à la Guerre d’Espagne, ce projet a conduit à la sélection présentée dans cette exposition. Les clichés choisis révèlent qu’avant ces célèbres événements de 1936, un véritable laboratoire du regard social et engagé se crée, contribuant à l’émergence du photoreportage moderne et à la photographie humaniste de l’Après-guerre.


Exposer la vie sociale
En mars 1932, lorsque Paul Vaillant-Couturier appelle à l’organisation d’un front culturel, artistique et littéraire au sein de l’AEAR [Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires], des photographes répondent immédiatement présents comme Eli Lotar et Jacques-André Boiffard. D'autres jeunes photographes leur emboîtent le pas, eux-mêmes frappés par la crise économique et pour beaucoup issus de la vague d’immigration venue de l’Europe de l’Est, à l’instar de Chim, Nora Dumas ou André Kertész. Les Français Roger Parry et Henri Cartier-Bresson se mobilisent également, notamment contre la menace fasciste. En mai 1935, l’exposition Documents de la vie sociale, partiellement reconstituée ici est une manifestation de force de l’association. Elle témoigne de la profondeur de son réseau, capable de rassembler des militants convaincus comme des compagnons de route dont l’engagement politique est moins visible, tel que Brassaï. En revendiquant la primauté du regard documentaire et le reportage social comme nouveau régime éthique et esthétique, le groupe de l’AEAR pose les bases d’une photographie délivrée du formalisme de la décennie précédente. Elle se veut désormais une « arme » brute et sincère au service de la cause prolétarienne et de la lutte antifasciste.


Réinventer l’illustré
L’effervescence médiatique dans le monde de la gauche radicale débute à la fin des années 1920 et donne aux illustrateurs, graphistes et photographes un rôle toujours plus important. Les maisons d’édition du Parti communiste dominent le secteur avec, en plus de son organe officiel L’Humanité, l’Almanach Ouvrier Paysan ou Mon Camarade. Les journaux illustrés marquent en 1928 un tournant décisif sur le plan graphique avec l’exemple du magazine VU qui publie régulièrement des reportages sociaux de Germaine Krull et Eli Lotar. Fondé la même année, Nos regards : illustré mondial du travail, qui deviendra plus tard Regards, s’associe régulièrement à L’Humanité. Proche de la revue allemande AIZ [Arbeiter-illustrierte-Zeitung] quant à son graphisme, le magazine français s’en inspire aussi sur le plan de l’organisation et de ses différentes rubriques. Il met à contribution les Amateurs photographes ouvriers grâce à de réguliers appels et des concours. Cet ambitieux programme consistant à faire participer les lecteurs à la production de l’information visuelle se poursuit jusqu’à ce que, au milieu des années 1930, les photographes professionnels de l’AEAR prennent le pas sur les amateurs.


Du pittoresque au social
Chiffonniers, prostituées, zoniers, trimardeurs, chômeurs, clochards des quais de Seine qui se ruent à la nuit tombée devant les portes des soupes populaires, composent le corpus visuel d’un Paris noir et pittoresque tel qu’ont pu le représenter Germaine Krull et Brassaï. Cet univers puise autant ses sources dans un réalisme littéraire hérité du 19e siècle que dans le souvenir des images du photographe Eugène Atget, décédé en 1927. À la fin des années 1920, le regard posé sur les plus « humbles », les petits métiers, les zones oubliées de la ville quitte progressivement le registre du romantisme et de la scène de genre. Si l’esthétique varie peu, le contexte de publication des photographies témoignent désormais d’une empathie sociale. Terrain propice au merveilleux surréaliste, la rue est aussi le miroir des réalités et des injustices qu'il faut désormais dénoncer. L’ « homme à terre », le « vagabond », le « clochard » ou le « chômeur affamé » sont bien plus que de simples dormeurs indifférents aux contraintes de la vie moderne. Leurs corps fatigués incarnent désormais la défaite quotidienne de classes laborieuses prêtes à se révolter, suite aux violences morales et physiques infligées par le système capitaliste


La fabrique de l’eden ouvrier
La lutte contre la paupérisation des classes populaires fait partie des engagements de la gauche. Dans sa stratégie de conquête politique et idéologique, le Parti communiste via ses médias publie des reportages d’amateurs ou de professionnels – comme Willy Ronis – dénonçant la persistance intolérable des taudis. « La Zone », bande de terrains vagues où s’entasseront jusqu’à 30 000 personnes dans des taudis aux conditions précaires a perdu son aura pittoresque. Le délaissement des territoires et des populations qu’elle représente devient le symbole de l’incurie de politiques municipales situées alors à droite de l’échiquier politique. Si les photographes sont essentiels pour leur témoignage, la section architecture de l’AEAR, à laquelle adhère Charlotte Perriand, cherche des propositions concrètes pour faire face à l’insalubrité des logements. À partir de 1935, la dialectique en oeuvre dans ses photomontages permet d’illustrer les différentes formes d’une vie idéale pour les classes populaires, entre amélioration de l’habitat et des conditions de travail, éducation moderne et loisirs. Ces images du futur côtoient, dans le contexte français, le cliché plus commun d’un bonheur ouvrier prenant pour cadre les bords de Marne et leurs guinguettes, lieu emblématique des loisirs populaires où l’on vient se ressourcer après une dure semaine de labeur.


La photographie qui accuse
« La Photographie qui accuse », le titre de la conférence de René Crevel, prononcée le 11 juin 1935 à la Galerie de la Pléiade, résume bien le rôle accordé à ce médium dans la stratégie militante. Le reportage est un outil au service des classes populaires pour documenter notamment les grèves, les meetings et les violences policières. L’efficacité des images est multipliée par le recours à la « légende », au commentaire critique qui permet à la photographie d’atteindre sa pleine portée politique et révolutionnaire. Le photomontage constitue une autre forme de langage visuel au service d’un message militant. L’amélioration des techniques d’impression à la fin des années 1920 avec notamment le développement de l’héliogravure autorise une meilleure qualité de reproduction à très grand tirage et davantage de possibilités en termes de montage graphique. L’impérialisme colonial, les inégalités économiques et sociales, la montée du fascisme, la peur de la guerre sont autant de sujets que les rédactions ne cessent de dénoncer au travers de montages parfois simples dans leur juxtaposition texte/images, parfois plus sophistiqués comme les photomontages nés de mains plus expertes publiés dans VU, Regards ou les numéros spéciaux de L’Humanité.


Mobilisations
À côté de l’héroïsation de la figure du travailleur et du symbole d’espoir incarné par l’image de « l’enfant au drapeau », la foule est un motif récurrent dans la propagande des médias de gauche des années 1930. Sa représentation s’intensifie lors des grèves massives de 1936 et au moment de la victoire du Front populaire la même année. Cependant, les photographies montrant un peuple en action, spontané et libre de toute autorité apparaissent progressivement dès 1930 dans les pages des imprimés. En février 1934, les manifestations en réaction aux émeutes de l’extrême-droite constituent un moment décisif dans la prise de conscience identitaire du peuple de gauche. La combativité du peuple et son héroïsation face à la menace fasciste trouvent leur symbole dans le poing levé, qui apparaît en France à partir de 1934 en solidarité au Parti communiste d’Allemagne vaincu par le nazisme. Loin de l’orchestration esthétique des défilés des régimes soviétique et nazi, le théâtre d’agitprop qui se développe à la même époque puise son inventivité dans l’énergie spontanée de ces masses en lutte, tout en les galvanisant par des chants, des choeurs et une nouvelle gestuelle révolutionnaire.


Théâtres extérieurs du conflit social
En 1931, le magazine allemand Arbeiter Fotograf [Le photographe travailleur] publie le message d’un groupe d’amateurs japonais : « Nous, “Groupe de photo de l’Union du cinéma prolétaire japonais” […] Malgré toutes les persécutions dont nous faisons l’objet et les difficultés matérielles que nous rencontrons, nous combattons au sein d’un front uni avec d’autres organisations culturelles révolutionnaires japonaises et nous efforçons de livrer des photographies ouvrières pour notre magazine et pour vous, en soutien à la lutte des classes internationale. » En France, la solidarité manifestée à l’égard des peuples en lutte à l’étranger se traduit par la diffusion dans la presse ou dans des expositions, de photographies anonymes de révoltes menées à Cuba, à Vienne, au Mexique, en Espagne ou en Chine. Nombre de photographes de l’AEAR ont l’occasion de poser par eux-mêmes un regard critique sur la situation sociale des pays qu’ils visitent – comme le font Gisèle Freund au Royaume-Uni ou Yves Allégret dans le Borinage en Belgique. L’itinéraire d’Henri Cartier-Bresson, au cours duquel il rencontre diverses associations d’artistes engagées à gauche (l’AEAR espagnole, la LEAR mexicaine, le groupe américain Nykino), est significatif de cette Internationale de la photographie sociale.