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“Fendre l’air”Art du bambou au Japon
au musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris

du 27 novembre 2018 au 7 avril 2019



www.quaibranly.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation presse, le 26 novembre 2018.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Panier à ikebana, fin du 19e siècle, vannerie de bambou teinté à la fumée, vase en bambou laqué, boite en bois avec ruban en fibres cellulosiques, 58,5 × 31,5 × 16,5 cm. N° inventaire : 70.2015.40.9.1-3. Panier à ikebana de style "chinois" (karamono). Anses en trois sections amovibles. Base carrée sur pieds, corps sphérique, col évasé et ajouré. Mingei Arts Gallery. © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Claude Germain.
2/  Tanabe Chikuunsai IV (né 1973), Panier pour l'ikebana. N° inventaire : Z433784. © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Tadayuki Minamoto.
3/  Morigami Jin (né en 1955), Okimono nommé « Muso ». Collection privée. © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Tadayuki Minamoto.

 


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Interview de Julien Rousseau, responsable de l’Unité patrimoniale Asie
au musée du quai Branly – Jacques Chirac,

par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 19 décembre 2018, durée 19'13". © FranceFineArt.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Le petit panier tressé de l'époque Jômon que l'on a pu voir à la Maison de la culture du Japon à Paris peut contempler avec fierté sa descendance. Cet artisanat venu de la nuit des temps s'est élevé, au Japon, jusqu'au monde céleste des arts. Qui eut crû qu'un panier puisse apporter une telle émotion? La nasse traditionnelle du pêcheur est devenue une petite maison carrée, un écrin pour belles choses, recyclant les flèches des samouraïs en barreaux verticaux. Le panier du paysan désormais immobile est un vase précieux à ikebana. Car tout s'enracine dans les champs et les forêts, au bord des rivières. Comme le montre le documentaire présentant Yonezawa Jiro allant chercher les bambous dans la forêt, en estimant la qualité, mesurant le diamètre des troncs de ses mains ainsi que la longue préparation des lanières de bois, le travail de cette matière vivante est une collaboration avec elle, un dialogue avec les esprits qui l'habitent.

Une tige aplatie aux nœuds apparents s'enroule paresseusement, presque un froissement si il n'y avait pas dans ce pli déterminé la puissance de la nature, du vent couchant les roseaux. Une hutte renversée devenue panier, a l'air inachevé. Ses extrémités simplement repliées sur les bords, prêtes à se défaire, sont pourtant d'une robustesse confiante. Le style informel de Iizuka Rōkansai s'inspire de l'assurance libre de la nature, sa recherche minimaliste du geste est une calligraphie. Un tronçon de bambou se fend, se sépare en brins qui s'éloignent et se recourbent. Une seule tige de bambou forme un panier d'un une mouvement rappelant celui du pinceau chargé d'encre peignant un caractère. Des faisceaux de fibres, tressées en larges bandes s'élèvent, s'aérant, croisement après croisement en un maillage de plus en plus fin, jusqu'à être une fine dentelle. La forme évasée comme une robe est nouée à la taille par un désinvolte ruban de bambou.

La sauvagerie des éléments capturée et maitrisée par les mains d'extraordinaires artisans évoque les saisons. Nagakura Ken'ichi' réalise des formes chaleureuses, comme sculptées dans la glaise, des nids d'oiseaux aux brins tissés comme de la toile de jute; ou reconstitue une feuille d'arbre en un origami chaotique. Des noeuds alignés en trames, en motifs, un tressage souple et serré comme des liens de corde appartiennent au domaine de la couture. Yonezawa Jiro intègre à ses pièces des racines de cèdre et d'érable, armatures extérieures auxquelles viennent doucement s'accrocher le bambou souple comme une peau de cuir. De larges tiges brutes laquées de rouge forment un noeud sans fin géant, l'image d'un Daruma , figure de moine bouddhiste.

Chez Tanabe Chikuunsai II, la finesse du bambou est réduit à une ligne, un fil se croisant selon un motif hexagonal d'une précision et d'une régularité hors de notre monde. Ce fil est une frontière vaporeuse, quasi invisible, séparant deux vides; la forme de lanterne chinoise qu'elle dessine n'existe presque pas, c'est un fantôme d'objet ou d'évocation. La fibre végétale danse en spirales se croisant et se recroisant dans une finesse de joaillerie. Morigami Jin tresse sans dessin préparatoire des formes futuristes, structures en nids d'abeilles. Ses grands vases s'aplatissent, se tordent comme emportés dans un courant. Les fibres ondulent en vagues, vibrent comme des ondes sonores. Le bambou se met à chanter, une jolie chanson populaire de pêcheurs et de paysans.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaire : Stéphane Martin, président du musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Conseillère scientifique : Maiko Takenobu.
Scénographe : Agence NC – Nathalie Crinière.




Pour la première fois en France, une grande exposition rend hommage à l’art méconnu de la vannerie japonaise en bambou. L’occasion de découvrir près de 200 oeuvres anciennes et contemporaines à la beauté poétique, destinées à l’origine à la décoration florale de la cérémonie du thé.

L’histoire de cet art typiquement japonais est mal connue en Occident : si plusieurs musées américains présentent de façon permanente quelques exemples de ces œuvres spectaculaires, les collections publiques sont limitées en Europe comme au Japon. Le musée du quai Branly – Jacques Chirac est fier d’avoir pu rassembler dans une exposition inédite, le plus grand ensemble de pièces jamais montré en Europe, à l’occasion d’une année culturelle où les arts japonais sont particulièrement célébrés en France.

Au Japon, le développement de la vannerie artisanale en bambou est étroitement lié au rayonnement de l’art du thé, arrivé de Chine aux environs des 8ème et 9ème siècles. Les premières générations d’artisans japonais se sont d’abord inspirés de modèles chinois qui eux-mêmes cherchaient à imiter avec virtuosité les formes sophistiquées de vases en bronze ou porcelaine (les paniers d’inspiration chinoise karamono).

Le renouveau, au début de l’ère Meiji (1868 – 1912), d’un certain type de cérémonie du thé dont les arrangements floraux utilisaient des récipients en bambou, sollicite ensuite la créativité d’artistes raffinés et merveilleusement inventifs qui se libèrent du modèle chinois et inventent leurs propres formes. Des artistes comme Iizuka Rōkansai et Hayakawa Shōkosai renouvellent ce domaine et l’érigent en art.

Aujourd’hui encore, la vannerie japonaise en bambou procure à certains de ses créateurs, passés maîtres dans le tressage de la fibre, le prestigieux statut de Trésor national vivant. En parallèle à la réalisation de vases décoratifs traditionnels pour l’arrangement floral, les créateurs contemporains libèrent leur créativité en réalisant des oeuvres très personnelles. Parfois dénuées de toute fonctionnalité, les vanneries contemporaines se muent en véritables sculptures, formant ainsi un champ artistique d’une profonde originalité.

Le parcours de l’exposition s’organise en quatre parties : une introduction décrivant l’origine chinoise des paniers (karamono) et leur lien avec les cérémonies du thé. La seconde section – consacrée aux maîtres de l’âge d’or – présente l’essor de l’art du bambou entre la fin d’Edo et le début de Meiji, de l’apparition des grands lignages aux premiers artistes signataires de leurs créations. À la suite de celle-ci, Iizuka Rōkansai fait l’objet d’une section monographique à part entière. La dernière section évoque l’après-guerre et les mutations engendrées par cette période.

L’exposition rassemble également les oeuvres des six Trésors nationaux et retrace les évolutions formelles des paniers qui se muent progressivement en sculptures. Une très large place est accordée à une sélection d’artistes contemporains, dont certaines oeuvres font l’objet de commandes qui rejoindront les collections du musée du quai Branly - Jacques Chirac. Leurs créations constituent le point d’orgue de l’exposition.

Subtil, puissant et aérien, l’art du bambou japonais étonne le visiteur par la grande diversité de sa production, le mélange des styles et la beauté du geste et du savoir-faire.



L’art de la vannerie en bambou

Le bambou est partout au Japon : plus de la moitié des innombrables espèces de cette herbe s’y rencontrent, 600 environ y sont endémiques, parmi les plus favorables aux industries humaines.

Facilement disponible, il présente des caractéristiques uniques qui le dispose naturellement à une symbolique positive : il pousse vite et droit, il est flexible, pratiquement imputrescible et se plie facilement à de nombreux usages essentiels pour l’Homme : la nourriture, la fabrication d’abris, d’instruments, d’armes et de récipients.

Dans l’art de la vannerie, le bambou nécessite un long travail de préparation. Après avoir récolté les tiges et les avoir ébranchées, il est indispensable d’extraire l’huile que contient le bambou par divers procédés de chauffage suivi d’une période de séchage. Les lanières de bambou qui seront tressées sont fabriquées au coeur d’un processus entièrement manuel, fastidieux et complexe en particulier lorsque l’artiste désire des liens d’une particulière finesse ou coupés selon un angle particulier. Le rotin, indispensable aux finitions, ne pousse pas quant à lui au Japon et doit être importé d’Asie du Sud-Est.


Cérémonies du thé

Le bambou joue un rôle central dans les cultures japonaises depuis l’agriculture, la pêche, l’architecture, la musique jusqu’aux innombrables instruments encore utilisés aujourd’hui quotidiennement, aussi semble t-il logique de retrouver des instruments en bambou au coeur de la cérémonie du thé.

Dans l’exposition, un espace est consacré à cet art traditionnel. À l’image des period room, deux alcôves de 10 à 15m2 chacune, reconstituent les cérémonies chanoyu (thé en poudre) et sencha (thé en feuilles) et rassemblent paniers et ustensiles qui y sont utilisés (étagères, cuillères, etc.).

Les objets requis pour ces cérémonies sont destinés à la préparation codifiée du breuvage ainsi qu’à créer l’ambiance souhaitée dans la maison du thé. L’appréciation de ces objets, qu’ils soient en terre, en faïence, en fonte, en laque, en bambou ou en bois se mesure autant par le prestige de leurs anciens propriétaires que par celui de l’artisan qui les a réalisés. Pratiquer le thé fut de tout temps indissociable du désir de collectionner les objets nécessaires à la cérémonie.



L’exposition et son articulation – extrait

Artistes du bambou de l’ère Meiji (1868 à 1912) à 1945

À partir de la seconde moitié du 19ème siècle, les paniers en bambou japonais connaissent une évolution formelle et un changement progressif de statut : d’objets utilitaires aux formes peu imaginatives, les paniers deviennent des oeuvres d’art. Le rôle des fabricants évolue en parallèle, d’artisan à artiste.

Le goût chinois

Karamono (littéralement « objets de Chine ») désigne toute sorte d’oeuvres et d’objets, peintures, céramiques, laques, textiles par opposition à Wamono (« objet du Japon »). Le goût des objets chinois (et par extension coréens voire vietnamiens) irrigue toute l’histoire culturelle du Japon à partir du 8ème siècle et ne commencera véritablement à décliner qu’à partir de la guerre sino-japonaise de 1894-1895. Dans la dernière partie de l’époque Edo (1603 – 1868) et jusqu’à la fin du 19ème siècle, le goût chinois se répand fortement parmi les classes de commerçants aisés des villes portuaires. Les Bunjin, ces lettrés collectionneurs, souvent pratiquants du sencha qui non seulement achètent des peintures et des céramiques venues de Chine mais incitent également les artisans japonais à les copier et, parfois, à surpasser en virtuosité le modèle original.

Les pères fondateurs

Les premiers maîtres du bambou vont créer des paniers ayant une vocation utilitaire et présentant des formes moins créatives que celles qui vont émerger à partir de la fin du 19ème siècle. À partir de cette période, les maîtres de l’art du bambou s’inscrivent dans une démarche d’artiste. Cette évolution se manifeste par l’avènement d’items nouveaux qui accompagnent l’art des paniers : les documents préparatoires (dessins, croquis, carnets) se multiplient ; des archives écrites et photographiques sont conservées. Stimulés intellectuellement et financièrement par une nouvelle classe d’amateurs lettrés, férus de goût chinois, plusieurs artistes très doués apparaissent presque simultanément, principalement dans la région d’Osaka, centre de la pratique du sencha. Ils vont révolutionner l’art de la vannerie en produisant des oeuvres qui s’inspirent des paniers chinois les plus sophistiqués, eux-mêmes souvent copiés de vases en bronze ou en céramique. La rencontre d’amateurs qui souhaitent désormais collectionner et conserver les paniers utilisés pour les arrangements floraux du sencha, en acceptant de les payer en conséquence, et d’une génération d’artistes particulièrement talentueux va véritablement donner naissance à l’art de la vannerie florale japonaise. L’évolution formelle de l’art des paniers se fait sous l’influence de cette clientèle qui les collectionne au même titre que d’autres objets d’art. Parmi les principaux « pères fondateurs », on distingue également Shōkosai II (1860-1905), le fils d’Hayakawa Shōkosai I, Wada Waichisai (1851-1901), Hayakawa Shōkosai III (1864-1922), Yamamoto Chikuryōsai I (1868-1950), Maeda Chikubōsai (1872-1950), Iizuka Hōsai II (1872-1934) et Tanabe Chikuunsai I (1877-1937). À partir de Hayakawa Shōkosai I, un certain nombre de hautes personnalités incite les artistes du bambou à s’inscrire dans le mode de production des beaux-arts (peinture ou céramique). C’est également à cette période que les boîtes (tomobako), en tant que contenant, sont signées et titrées. Elles font l’objet d’un travail de sophistication au même titre que les paniers, jouant un rôle comparable à celui d’un cadre pour une peinture. Malgré l’instauration de ce système très encadré, le style Wamono éclot à cette période, grâce à la virtuosité des maîtres du bambou. Ces derniers développent de nouvelles techniques, utilisant même pour leur patine le bambou fumé (susudake) tapissant le plafond des vieilles chaumières ou d’anciennes flèches militaires (yadake), et inventent des formes d’une incroyable modernité.



Rōkansai (1890 - 1958)

Iizuka Rōkansai (1890-1958), a exercé son art dans la première et la seconde moitié du 19ème siècle. Pionnier dans l’art moderne du panier en bambou, il a progressivement réinvité l’art du panier en créant des formes nouvelles.

Sixième fils du grand Iizuka Hōsai (1851-1916), le jeune Yanosuke, qui prendrait plus tard le nom de Rōkansai, voulait être peintre. Au lieu de débuter dans l’atelier familial, il étudie quelques années la peinture chinoise, la poésie et la calligraphie et se fit de nombreuses relations dans le monde des arts. Lorsque finalement il décide de perpétuer savoir-faire familial, il ne prend pas le nom de son prédécesseur comme le veut l’usage : signe qu’il s’affranchit de la tradition. Cette personnalité d’artiste, indépendant et confiant dans son talent, donne à son oeuvre une originalité toute particulière.

Il a commencé par pratiquer l’art du panier de manière traditionnelle (karamono) en répondant aux commandes aristocratiques, mais a rapidement mis en oeuvre de nouvelles idées et techniques. Souhaitant apparaître comme « l’ » artiste moderne, il invente des formes clés et transforme le panier en une sculpture.

Illustrant à la perfection l’idéal japonais d’un artiste capable d’exceller en même temps dans des formes virtuoses, sophistiquées ou abstraites, il utilise les concepts zen de shin (formel) gyo (semiformel) et (informel) pour caractériser ses travaux dont la diversité et la maîtrise sont époustouflantes.

Sélectionné pour participer à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris en 1925, Rōkansai accumule dès lors les récompenses et contribue à hisser l’art du bambou au plus haut niveau des arts décoratifs. Son oeuvre est conservée dans de nombreuses institutions, dont le Tokyo National Museum of Modern Art et l’Idemitsu Museum of Art.

Les nouvelles formes inventées par Rōkansai ont rapidement été reprises par des disciples directs ou indirects du maître. Parmi celles-ci, on distingue les paniers « du pli » ou « de la feuille pliée ». Cette forme inspirera plusieurs artistes contemporains dont les œuvres sont présentées dans l’exposition.



L’art du bambou au Japon après la Seconde Guerre Mondiale

La Seconde Guerre mondiale a modifié radicalement le contexte de création et de diffusion de l’art du panier, devenu alors presque invisible.

L’une des raisons est que sans l’existence d’une demande soutenue qui permet la division du travail et d’une main d’oeuvre d’apprentis bon marché pour les tâches les moins gratifiantes comme l’extraction de l’huile que contient le bambou vert, le travail du bambou demande à l’artiste une succession de tâches préparatoires longues, complexes, fastidieuses, qu’il est souvent difficile de répercuter sur le prix de vente de l’oeuvre finie : les éventuels amateurs d’après-guerre n’ont plus les moyens ni les snobismes des aristocrates de l’ère Taisho (1912-1926) et des débuts de Showa (1926-1989) tandis que le nouveau gouvernement japonais promeut la généralisation des classes moyennes. Par ailleurs, l’afflux de produits étrangers contribue au changement du goût. Après-guerre, le marché de l’art du bambou disparaît ainsi au Japon. À l’inverse, aux États-Unis, quelques collectionneurs constituent de nouveaux acheteurs.

Depuis une vingtaine d’années, l’art du bambou, même s’il demeure relativement confidentiel comparé aux autres arts traditionnels japonais (céramique, laque, textile, etc.) bénéficie d’un renouveau, principalement grâce à l’engouement occidental pour ces oeuvres.

Une cinquantaine d’artistes japonais occupe aujourd’hui une scène artistique dynamique et très innovante, notamment en s’affranchissant des contraintes fonctionnelles pour évoluer vers une création sculpturale contemporaine. L’exposition présente ainsi une sélection d’oeuvres, volontairement subjective, de sept de ces artistes contemporains, représentatifs de l’art du bambou au Japon, dont l’artiste Nagakura Ken’ichi, décédé le 11 mai 2018, auquel le musée du quai Branly - Jacques Chirac dédie cette exposition.