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“Jean-Jacques Lequeu” Bâtisseur de fantasmes
au Petit Palais, Paris

du 11 décembre 2018 au 31 mars 2019



www.petitpalais.paris.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation presse, le 10 décembre 2018.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Jean-Jacques Lequeu (1757-1826), Frontispice de la Nouvelle méthode appliquée aux principes élémentaires du dessin. BnF, département des Estampes et de la photographie. Crédit : BnF.
2/  Jean-Jacques Lequeu (1757-1826), Ce qu’elle voit en songe. BnF, département des Estampes et de la photographie. Crédit : BnF.
3/  Jean-Jacques Lequeu (1757-1826), Le grand bailleur. BnF, département des Estampes et de la photographie. Crédit : BnF.

 


2589_Jean-Jacques-Lequeu audio
Interview de Corinne Le Bitouzé, conservateur général, adjointe au directeur du département
des Estampes et de la photographie de la BnF et co-commissaire de l'exposition,

par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 10 décembre 2018, durée 13'45". © FranceFineArt.com.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Une série de visages grimaçants, difformes comme une galerie de freaks serait une simple étude de caractères si toutes ces physionomies n'appartenaient pas à la même personne. Ces grotesques autoportraits sont ceux de Jean-Jacques Lequeu, baillant, faisant des moues, tirant la langue, étirant ses muscles à les rompre, cherchant dans l'extravagance de son reflet le secret de sa mécanique intérieure. Ses études de visages finissent par décomposer bouche, nez, menton en arcs de cercles tracés au compas, en une formule mathématique, une construction architecturale.

Car son langage est le dessin technique: le plan, l'élévation et la coupe d'architecture. Mais le talent de dessinateur de Lequeu, la finesse de cheveu de son trait, la couleur veloutée, l'art de l'ombre et de la lumière donnent à ses projets une présence qui n'appartient qu'à la description du réel. Le marbre et la pierre calcaire sont sculptés autant par la lumière que par le profil de leur ombre. Il assimile les références classiques, trouve dans les livres des images d'Orient et d'Asie qu'il y mêle, créant un futurisme révolutionnaire. Un temple hérissé de pointes tels un oursin est posé sur un paysage lunaire de science-fiction, un autre semble un monument de l'Atlantide au dôme comme un coquillage. Motifs géométriques et symboles ésotériques semblent appartenir à une autre civilisation.

Les planches et diagrammes laissent voir des intérieurs aux lignes souples et organiques comme un secret révélé. Dans ces palais jaillissent fontaines et cascades, l'eau s'écoule en flots érotiques dans des cavernes-vagins. D'autres édifices sont des fournaises, brûlantes de feux d'enfers. L'architecture peuplée de statues enlacées est un prétexte à des bacchanales, des scènes sensuelles, elle devient la morphologie d'un corps, support de tous les fantasmes. Des têtes de cerfs surmontent des fonts baptismaux, des voûtes cotonneuses comme des nuages ou nacrées comme un intérieur d'huître tiennent plus du boudoir coquin que du temple. Une étable en forme de bœuf géant, un poulailler monumental surmonté d'une coupole d'église brouillent tout repère d'échelle, nous faisant entrer dans un récit gullivérien, un livre d'images de voyages dans des pays lointains.

Les plans de coupes révèlent des statues creuses, des rouages de boîtes à musique, des mécaniques trahissant quelques secrets d'illusionnistes. Des statues gigantesques de dieux et déesses règnent sur ce monde désert et silencieux. Pourtant des rideaux s'écartent comme des vulves, des colonnes-érections rappellent l'humanité et sa pulsion. Dans une série de dessins érotiques, les Vénus et Priapes deviennent humains, jeunes et mûrs, frais et flétris. Religieuse ôtant son vêtement qui prend dans sa main une forme de phallus, dame se masturbant assise sur une chaise, bacchante en extase participent à une pornographie franche et terrienne.

Jean-Jacques Lequeu semble alors avoir utilisé la technique qu'il a appris et maîtrisé, le dessin d'architecture, pour parler d'autre chose, pour donner libre cours à ses fantasmes extravagants. Un pornographe dont le média est le plan et la coupe, l'arc et la colonne, un explorateur de mondes fantastiques? À travers ces projets qu'il présente à des concours qu'il ne remportera jamais, il poursuit un chemin solitaire, une quête avant-gardiste de libération. Une femme opulente se glisse à travers une ouverture sur la façade d'un lourd monument de pierre de taille. Vêtue seulement d'un fin bonnet, elle libère de sa main un oiseau qui s'envole. Au-delà de l'allégorie révolutionnaire, c'est bien un ailleurs plus libre et plus sensuel qui se dessine planche après planche.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaire :
Corinne Le Bitouzé, conservateur général, adjointe au directeur du département des Estampes et de la photographie de la BnF
Laurent Baridon, professeur à l’université de Lyon II
Jean-Philippe Garric, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Martial Guédron, professeur à l’université de Strasbourg
Christophe Leribault, directeur du Petit Palais
avec le concours de Joëlle Raineau, collaboratrice scientifique au Petit Palais.




Le Petit Palais présente pour la première fois au public un ensemble inédit de 150 dessins de Jean-Jacques Lequeu (1757-1826), artiste hors du commun. L’oeuvre graphique de ce dessinateur méconnu est l’une des plus singulières de son temps. Elle témoigne, au-delà des premières étapes d’un parcours d’architecte, de la dérive solitaire et obsédante d’un artiste fascinant. Cette exposition est réalisée avec le concours de la Bibliothèque nationale de France qui conserve la quasi-totalité des dessins de l’artiste.

Jean-Jacques Lequeu, originaire d’une famille de menuisiers à Rouen, reçoit une formation de dessinateur technique. Très doué, il est recommandé par ses professeurs et trouve rapidement sa place auprès d’architectes parisiens dont le grand Soufflot. Celui-ci, occupé par le chantier de l’église Sainte Geneviève (actuel Panthéon), le prend sous son aile. Mais Soufflot meurt en 1780. Dix ans plus tard, les bouleversements révolutionnaires font disparaître la riche clientèle que Lequeu avait tenté de courtiser. Désormais, employé de bureau au Cadastre, il tente en vain de remporter des concours d’architecture. Il doit se résigner à dessiner des monuments et des «fabriques» d’autant plus étonnants que l’artiste, pressentant que ces constructions ne sortiront jamais de terre, se libère des contraintes techniques.

Le parcours thématique de l’exposition retrace cette trajectoire atypique et aborde les différentes facettes de son oeuvre. L’exposition ouvre sur une série de portraits, genre si en vogue au XVIIIe siècle. Lequeu se portraiture à de nombreuses reprises et réalise des têtes d’expression témoignant de sa recherche sur le tempérament et les émotions des individus. En parallèle, il propose des projets d’architecture qui n’aboutissent pas ou sont interrompus. Alors, fort de sa technique précise de l’épure géométrique et du lavis, Lequeu, à défaut de réaliser ses projets, décrit scrupuleusement des édifices peuplant des paysages d’invention. Ce voyage initiatique au sein d’un parc imaginaire, qu’il accomplit sans sortir de son étroit logement, est nourri de figures et de récits tirés de ses lecture d’autodidacte tel Le Songe de Poliphile. Il conduit ainsi le visiteur de temples en buissons, de grottes factices en palais, de kiosques en souterrains labyrinthiques. L’exposition se termine sur une série de dessins érotiques oscillant entre idéalisation héritée de la statuaire antique et naturalisme anatomique.

Ainsi pour Lequeu, il s’agit de tout voir et tout décrire, avec systématisme, de l’animal à l’organique, du fantasme et du sexe cru à l’autoportrait, et par-delà de mener une véritable quête afin de mieux se connaître lui-même.

En 1825, six mois avant de disparaître dans le dénuement et l’oubli, il donne à la Bibliothèque royale l’ensemble de ses feuilles livrant l’une des oeuvres les plus complexes et curieuses de cette période. Au XXe siècle, des recherches ont permis de redécouvrir peu à peu l’artiste, mettant en lumière ses dessins les plus déconcertants mais jamais une rétrospective n’avait été organisée sur ce génie si singulier.