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“Geof Oppenheimer” L’économie politique des corps ou le personnel de nuit
au CRP/, Centre régional de la photographie Hauts-de-France, Douchy-les-Mines

du 9 mars au 26 mai 2019



www.crp.photo

 

© Anne-Frédérique Fer, voyage presse et présentation de l'exposition avec Geof Oppenheimer, le 8 mars 2019.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Geof Oppenheimer, The unbearable lightness of lightness (detail), 2017. © Geof Oppenheimer.
2/  Geof Oppenheimer, The Therapy of Groups, 2017-18. © Geof Oppenheimer.
3/  Geof Oppenheimer, Money Decades, 2018-19, production CRP/. © Geof Oppenheimer.

 


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Interview de Geof Oppenheimer
et de Muriel Enjalran, commissaire de l'exposition et directrice du CRP/,

par Anne-Frédérique Fer, à Douchy-les-Mines, le 8 mars 2019, durée 14'12". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaire d’exposition : Muriel Enjalran, directrice du CRP/



Le collectif naît d’abord en chacun d’entre nous

Depuis une vingtaine d’années, l’artiste américain Geof Oppenheimer, dont c’est la première exposition personnelle en France, analyse la nature de nos relations sociales et les enjeux du monde, qu’ils soient d’ordre politique ou économique. A travers des médiums tels que la sculpture, les installations, le dessin ou la photographie, il observe les différentes communautés se construire ensemble, s’effondrer ou s’entraider dans une forme d’instabilité… continuelle. Il tente ainsi d’installer un nouveau dialogue et de transformer, dans un second temps, le regard du visiteur.

D’ailleurs, quelque soit le support employé par ce plasticien né à Washington et ayant étudié en Californie, il le considère toujours comme de la « sculpture », car elle lui permet davantage de partager une expérience avec son spectateur. Ainsi, parmi les oeuvres de l’exposition, les photographies The Therapy of Groups s’apparentent également à la définition très large qu’il donne à ce médium, « résultant de la manipulation de ce qui constitue le monde ». L’artiste conceptuel Frank Stella avait été l’un des premiers à écrire dans les années 1960, « Ce que vous voyez est ce que vous voyez », posant la grande question de la représentation et de l’illusionnisme en art. Nous voyons donc ici d’imposants tirages arborer d’élégantes gestuelles de mains. Elles ont été orchestrées avec des danseurs, sous les directives de Geof Oppenheimer, considérant cette série comme emblématique de la réflexion qu’il mène depuis ses débuts. « Je travaille essentiellement sur les relations qui régissent les comportements et les actions au sein de notre société, étudiant comment la solidarité, le conflit, l’amour, la haine ou l’héroïsme se marient-ils ensemble. Je ne m’intéresse pas uniquement au monde du travail, même s’il demeure, souvent, celui où les interactions humaines peuvent se révéler les plus fortes. Comment des employés obligés de se battre au sein d’une forte compétitivité sont-ils également capables d’une grande solidarité ? C’est presque la définition du capitalisme moderne, où différentes classes peuvent s’allier pour en combattre une énième ensemble… D’autant plus que nous vivons toujours en flux constant et parfois en totale contradiction, ce que je tente de montrer dans un vocabulaire formel et esthétique. » Ces clichés roses et léchés, ces mains accrochées, nouées, déliées… que l’auteur définit même comme étant « sexy », peuvent donc apporter une première lecture purement visuelle ou emmener, dans un second temps, vers des sujets d’ordre social, politique et économique.

Si les oeuvres de Geof Oppenheimer sont bien des réalisations en 2D ou en 3D, elles se révèlent, en parallèle, des « procédés de réflexion ». A une idée première, succèdent toujours de nombreux dessins, soit considérés comme des études, soit assumés comme des oeuvres abouties, tel qu’au CRP/. Ils sont regroupés dans une section que l’artiste a nommé « The Drawing room », un terme qui réfère à une certaine préciosité, mais aussi intimité, au sein duquel quelques archives du centre d’art sont présentées de concert. En dialogue avec les formes abstraites ou les collages structurés de Geof Oppenheimer, les coups de crayons ou de peintures auxquels il a adjoint d’anciens slogans publicitaires ou des images d’une Amérique idéalisée, répondent des clichés en noir et blanc ou en couleurs. Ceux de Claude Dityvon, qui s’était fait connaître pour avoir immortalisé la révolte étudiante de Mai 1968, portent sur des scènes de foules, en mouvement ou en danse… toujours en dynamique. Tandis qu’Alain Leray, issu d’une famille d’ouvriers mineurs, s’est passionné pour le Carnaval de Denain ou les après-midis à regarder les matchs de foot à Douchy-les-Mines et que Jean-Pierre Parmentier recrée des parcours sur les plages du littoral nordique… Ayant visité la région des Hauts-de-France bien avant son exposition, Geof Oppenheimer rappelle souvent qu’il existe nombre de similitudes entre la situation économique du Nord de la France et le Middle West américain. Dans ce sens, il a également produit une nouvelle oeuvre in situ, réalisée d’autant plus en lien avec ces problématiques sur la fracture sociale et la fin d’un certain système financier. Money Decades, que l’on pourrait traduire par « les décennies de l’argent », est une sculpture composée d’aluminium, le même précédemment employé pour la Town car Lincoln, la voiture qui accompagna la classe moyenne américaine en activité, à partir de 1948, mais dont la production s’arrêta il y a une dizaine d’années. Pour l’artiste, ce matériau, dont il donne une version composée de poutres en équilibre, symbolise la chute d’un type de capitalisme appelé « tardif ». Pour certains théoriciens, ce vocable insuffle l’idée de la finalité proche de ce système dominant qui nous gouverne depuis les Trente Glorieuses. Il est aussi cocasse de constater que lorsqu’on recherche cette définition sur le moteur Google, une photographie de Donald Trump et de sa femme Melania, trônant dans leur appartement surplombant Manhattan, l’illustre…

Après des études d’économie, Geof Oppenheimer a débuté l’apprentissage de la sculpture à l’université de Berkeley, à San Francisco, où il eut comme professeur Charles Ray, avant de devenir son assistant. Il connaît donc intimement les pratiques de l’école californienne, aux noms illustres de Paul McCarthy, Mike Kelley…, qu’il considère comme des figures paternelles et dont on a pu retrouver une certaine influence dans ses formes généreuses, baroques, voire surréalistes. Les Californiens ont le plus critiqué les dérives de l’Amérique, qu’elles soient politiques, financières, médiatiques, consuméristes ou sexuelles, mais Geof Oppenheimer souhaite mener encore plus loin les responsabilités que peut engendrer l’art : « Il est fait pour comprendre le sens du monde moderne et la sculpture m’intime d’autant plus à creuser ce processus de réflexion. Je l’emploie comme un outil de réorganisation de la vision, presque de manière linguistique, et lorsqu’on donne une configuration inédite aux choses, on leur confère un sens nouveau. » La sculpture partage, en outre, l’espace physique de celui qui la regarde, à l’inverse de la peinture demeurant dans un univers clos. Ainsi n’hésite-t-il pas à qualifier son travail d’« hyperréalisme », car il se confronte réellement aux conditions sociales actuelles, afin de les articuler différemment. Son titre choisi pour l’exposition, L’économie politique des corps ou le personnel de nuit, en témoigne et atteste que tout acquiert le statut de mesure ou d’outil monnayable, même notre enveloppe charnelle, d’autant plus à l’ère grandissante des travailleurs indépendants, oeuvrant à des heures fluctuantes ou rejoignant les rythmes des 3x8 de ceux s’échinant à l’usine.

C’est au XIXe siècle que se développe, en Europe et aux Etats-Unis, l’industrialisation donc la naissance de la classe ouvrière, et l’on comprendra aisément que la période passionne particulièrement Geof Oppenheimer. En 2017, il a même été le commissaire d’une exposition, The Hysterical Material, mettant en parallèle Bruce Nauman, autre plasticien Californien, avec Auguste Rodin. Car à ce moment de l’histoire apparaît la définition moderne du métier d’artiste, quand Honoré de Balzac passe ses jours et ses nuits à décrire, de manière factuelle, l’évolution de la société de son temps. Geof Oppenheimer en est un fervent lecteur, admirant la précision du mot de ce travailleur acharné, presque un ouvrier... Le XIXe siècle recourt également cette propension à avoir permis l’éclosion de tous les styles, des plus romantiques, voire ésotériques, au Réalisme et à la recherche de la vérité. Creusant ce sillon, Geof Oppenheimer est l’un des rares plasticiens, aux Etats-Unis ou ailleurs, à se positionner autant dans l’analyse d‘intrications économiques au sein d’une pratique formellement très assumée. Il ne se place guère dans les pas d’une esthétique relationnelle ou d’une tradition faisant appel au public par la performance. Pour autant, son travail tend à associer réflexion intellectuelle et expérience physique, mais ressentie individuellement en chacun de nous, avant d’embrasser un destin collectif. « Ma passion est vraiment d’essayer de comprendre comment la structure environnementale définit un homme », conclut-il, et cette quête ne se mène jamais seul…

Marie Maertens, critique d’art et commissaire d’exposition.