contact rubrique Agenda Culturel : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

“Rouge” Art et utopie au pays des Soviets
au Grand Palais, Paris

du 20 mars au 1er juillet 2019



www.grandpalais.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation presse, le 19 mars 2019.

2667_Rouge2667_Rouge2667_Rouge
Légendes de gauche à droite :
1/  Gustav Klucis, Millions de travailleurs! Rejoignez la compétition socialiste!, vers 1927. Esquisse pour une affiche photomontage, collage, crayon, gouache sur carton, 44 x 34,8 cm. Riga, Musée national des Beaux-Arts de Lettonie. © Collection du musée national des Beaux-Arts de Lettonie.
2/  Alexandre Deïneka, La Construction de nouvelles usines, 1926. Huile sur toile, 212 x 201 cm. Moscou, Galerie nationale Tretyakov. © Adagp, Paris, 2019 / photo. Collection de la Galerie nationale Trétiakov, Moscou.
3/  Kouzma Petrov-Vodkine, Fantaisie, 1925. Huile sur toile, 50 x 64.5 cm. Saint-Pétersbourg, Musée Russe. © State Russian Museum, St. Petersburg.

 


2667_Rouge audio
Interview de Nicolas Liucci-Goutnikov,
conservateur au Musée national d’art moderne - Centre Pompidou et commissaire de l'exposition,

par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 19 mars 2019, durée 11'21". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissariat :
Nicolas Liucci-Goutnikov, conservateur, Musée national d’art moderne, Centre Pompidou
assisté de Natalia Milovzorova, chargée de recherche, Musée national d’art moderne, Centre Pompidou




En 1917, la révolution d’Octobre provoque un bouleversement de l’ordre social dont les répercussions sur la création artistique s’avèrent déterminantes. De nombreux artistes adhèrent au projet communiste et veulent participer par leurs oeuvres à l’édification de la société nouvelle. Conduits pour la plupart par d’authentiques convictions, à l’instar de Maïakovski, ces artistes s’opposent dans la définition de ce que doit être l’art du socialisme. Mais dès la fin des années 1920, les débats sont clos par la mise en place du régime stalinien. Celui-ci entraîne l’instauration progressive du réalisme socialiste, doctrine esthétique qui régit peu à peu tous les secteurs de la création. Dans les pays capitalistes, ces débats sont suivis avec attention : de multiples échanges artistiques se nouent avec la jeune Russie soviétique, qui attire intellectuels et artistes curieux de découvrir la « patrie du socialisme ».

Quarante ans après la mythique expositionParis-Moscou au Centre Pompidou, c’est cette histoire, ses tensions, ses élans comme ses revirements, que relate l’exposition à travers une série d’oeuvres majeures prêtées par les grands musées russes et le Centre Pompidou ; une histoire où innovations plastiques et contraintes idéologiques, indissociablement liées, posent la question d’une possible politisation des arts.


L’art dans la vie : le productivisme

La première partie de l’exposition met en exergue les débats qui animent avec vigueur la scène artistique soviétique au lendemain de la révolution et se prolongent durant les années 1920 : que doit être l’art de la nouvelle société socialiste ? Le parcours s’articule autour du projet porté par une large part des avant-gardes : abandonner les formes d’art jugées « bourgeoises » au profit d’un « art de la production » susceptible de participer à la transformation active du mode de vie. Le design, le théâtre, le photomontage et le cinéma s’affirment comme les médiums privilégiés de cette entreprise radicale, autour de figures-clefs comme Gustav Klutsis, Vladimir Maïakovski, Lioubov Popova, Alexandre Rodtchenko ou Varvara Stepanova. L’architecture constructiviste invente de nouvelles typologies de bâtiments - clubs ouvriers, habitats collectifs – et rêve de villes idéales.

Cette utopie artistique de fusion de l’art dans la vie est rapidement contrariée par l’hostilité croissante du pouvoir bolchevique vis-à-vis des avant-gardes. Ceux-ci favorisent un art « compréhensible des masses », reflétant les transformations en cours de la société, tandis que sont organisées sur le territoire soviétique de grandes expositions consacrées à l’art révolutionnaire des pays capitalistes, notamment allemand (1924).


La vie rêvée dans l’art : vers le réalisme socialiste

La concentration des pouvoirs entre les mains de Staline, totale à partir de 1929, entraîne la fin du pluralisme défendu jusqu’alors par Trotski ou Boukharine. Alors que la répression s’abat sur l’art de gauche, accusé de « formalisme bourgeois », un consensus s’établit autour de la figuration, considérée comme la plus apte à pénétrer les masses et à leur présenter les modèles du nouvel homme socialiste.

Un groupe d’artistes modernistes, formés à l’école des avant-gardes, joue un rôle central dans la lente définition des fondements picturaux du réalisme socialiste : la Société des artistes de chevalet à Moscou – avec Alexandre Deïneka ou Youri Pimenov - et le Cercle des artistes à Leningrad – Alexandre Samokhvalov ou Alexeï Pakhomov - proposent une peinture monumentale célébrant des héros idéalisés, dont l’exposition rend compte par grandes sections thématiques consacrées notamment au travail ouvrier, au corps et à l’avenir radieux.

Un ensemble spectaculaire d’oeuvres sera également consacré à l’architecture stalinienne qui, comme la peinture, se monumentalise : tandis qu’ouvrent à Moscou les premières lignes de métro, aux stations luxueusement décorées, des projets pharaoniques sont conçus pour faire de la ville le phare mondial du socialisme. De fait, Moscou accueille alors de nombreux artistes proches de la mouvance communiste, de John Heartfield à Diego Rivera, pour des séjours plus ou moins prolongés.

L’exposition se conclut par une sélection d’oeuvres témoignant de l’avènement du dogme réaliste socialiste, à travers des tableaux de facture académique qui mettent en scène la figure mythifiée du chef. Entièrement assujetti à l’idéologie, transformé en machine à produire des images, l’art se noie dans un kitsch d’état.






Extrait du catalogue - éditions de la Réunion des musées nationaux - Grand Palais 2018

Derniers tableaux. Utopie et réalité de la fin de l’art dans la Russie des soviets, Nicolas Liucci-Goutnikov, commissaire de l’exposition

Existe-t-il un art propre au communisme ? Voilà une question à laquelle il est simple de répondre non, puisque, comme diraient les logiciens, il est faux qu’il existe une chose telle que le communisme. Il pourrait en être autrement si l’« hypothèse communiste », ainsi que la nomme Alain Badiou , venait à être vérifiée [...] En Russie soviétique, [la] première tentative de réalisation de l’hypothèse communiste a bel et bien engendré des formes d’art spécifiques. De fait, tout au long des années 1920, différents groupes artistiques s’opposent, dans une compétition de tous contre tous pour la définition de ce que doit être l’art du socialisme. Rapportée à la dialectique moderniste de reddition des arts à leur médium, cette compétition peut être condensée en deux pôles. D’une part, un art de l’exemplification intégrale en prise directe avec le matériau, que ce matériau soit physique, social ou humain : le productivisme. D’autre part, un art de la figuration manipulant ce même matériau au filtre de la représentation : le réalisme socialiste.

De l’art dans la vie
[...] quelques mois à peine après le déclenchement de la révolution, en mars 1918, le « Décret n°1 sur la démocratisation des arts » publié par les futuristes est placardé dans les rues de Moscou. Parodiant les grands décrets d’Octobre, David Bourliouk, Vassili Kamenski et Vladimir Maïakovski ordonnent la fusion de l’art dans la vie : l’art doit quitter les lieux de l’art pour se répandre partout où il y a la vie ; les rues doivent être « une fête de l’art destinée à tous ». La politique d’agit-prop mise en oeuvre par les bolcheviks dès 1917 donne aux artistes de gauche l’occasion de mettre leur désir à l’épreuve et de produire un art utile à la victoire de la révolution. À l’automne 1918, alors que la guerre civile fait pourtant rage, cette fusion de l’art dans la vie ne constitue déjà plus seulement un besoin conjoncturel. Elle s’affirme aussi comme une nécessité inhérente à la construction de la nouvelle société socialiste. Nikolaï Pounine appelle l’artiste à produire des objets susceptibles de participer à la transformation du mode de vie. Dans les mois qui suivent, des articles parus dans la revue L’Art de la commune exigent que la séparation entre l’art et l’industrie, jugée bourgeoise, soit abolie.[...] Les bases idéologiques de l’« art de la production » ainsi jetées, celui-ci ne tarde pas à prendre son essor pratique, au début des années 1920, grâce à un groupe d’artistes constructivistes. [...] Dès 1914, Vladimir Tatline souhaite « faire descendre l’art de son piédestal » en faisant usage de matériaux industriels situés en dehors du domaine artistique, et en ouvrant l’oeuvre à l’espace, à un espace qui, avec le monument à la IIIe Internationale (1919), se révélera éminemment social. À la suite de Tatline, la plupart des constructivistes durcissent leurs positions et font bientôt leurs adieux officiels à la peinture. C’est le cas d’Alexandre Rodtchenko, dont Nikolaï Taraboukine décrit le monochrome rouge exposé dans l’exposition 5 x 5 = 25 (1921) comme le « dernier tableau ». Ces artistes s’emparent des médiums susceptibles de participer à la transformation du mode de vie. Ils s’intéressent au théâtre ou au design, tandis que les architectes se soumettent pleinement à la « commande sociale » et inventent des typologies de bâtiments adaptées au projet d’édification du socialisme, à l’instar des clubs ouvriers ou des habitats collectifs. Comme le souligne Jacques Rancière, il s’agit pour ces artistes de construire les « formes d’un nouveau monde sensible ». Les constructivistes réinvestissent aussi les arts visuels. Ils privilégient des formes ouvertes à une « réception collective simultanée », établissant un rapport au réel, non plus médiatisé par la représentation, mais situé au plus près du « fait » grâce à l’usage des techniques d’enregistrement photographique. L’imprimé et le cinéma – le plus crucial des arts selon Lénine – partagent ces deux qualités décisives. La peinture semble avoir disparu des cercles de l’art de gauche [...] Cependant cette fusion de l’art de la vie ne signifie nullement l’anéantissement de l’art. Au contraire, comme l’écrit Arvatov, le but ultime demeure la transformation de la vie en quelque chose d’« artistique » : l’esthétisation de la vie. Inscrit dans la matérialité du monde, le productivisme constitue une sorte d’« utopie concrète », pour reprendre l’expression d’Ernst Bloch . Mais une utopie diaphane, à peine esquissée, incapable d’émerger de l’océan des possibles : coupés de la production de masse, les projets productivistes sont pour l’essentiel restés à l’état de prototypes.

Un état en quête d’images
L’art qui se développe au pôle opposé se révèlera rapidement beaucoup plus effectif que le premier. [...] Dès le début des années 1920, de nombreux artistes traditionalistes – luttant eux-mêmes pour l’existence dans un bref moment de domination des artistes de gauche – revendiquent l’autonomie des arts, quitte à assujettir leur pratique au pouvoir politique. Créée en 1922, l’AKhRR (Association des artistes de la Russie révolutionnaire) [...] reçoit très vite le soutien d’un État en quête d’images et de récits compréhensibles des masses. Dans le même temps, de nouveaux groupes d’artistes modernistes, formés dans les bastions du productivisme, refusent de renoncer au tableau sans renier pour autant leurs positions « de gauche ». L’OST (Société des peintres de chevalet), fondée en 1925 à Moscou, souhaite la naissance d’une « industrie artistique » apte à produire une figuration nouvelle, à la fois dans la forme et dans les contenus. Contrairement à leurs rivaux de l’AKhRR, les artistes de l’OST se montrent capables de dépasser la représentation de situations individuelles particulières – tel ouvrier, telle kolkhozienne – au profit de celle de figures typiques abstraites – l’ouvrier, la kolkhozienne – généralement inscrites dans un espace idéalisé, structuré selon la grille géométrique héritée du photomontage. [...] Les tableaux produits par l’OST donnent à voir une vie transformée, plus radicalement et plus totalement transformée dans l’image que par n’importe lequel des prototypes productivistes. La vie figurée à l’intérieur de l’espace pictural, quoique arrimée à quelques éléments tirés du quotidien, est déjà la vie rêvée du socialisme en cours d’édification. Femmes et hommes y apparaissent comme des héros positifs proposés en exemple à la population. Cet art de la figuration reste séparé de la vie, la vraie. L’artiste déserte le terrain de la transformation sociale active, désormais totalement occupé par l’État. [...] Un État dont l’emprise sur la vie devient totale avec l’accession de Joseph Staline au pouvoir en 1929. L’art, en deux mots, est absorbé par l’État. Dès 1932, celui-ci décide d’en régler l’organisation, puis, à travers différents congrès et décrets, les formes et les contenus : l’art doit être « réaliste dans sa forme, socialiste dans son contenu » dira en 1939 le peintre Alexandre Guerassimov, bientôt président de l’Union des artistes d’URSS. À cette date, les artistes ont perdu toute possibilité de s’écarter de la nouvelle doctrine : privés du libre choix des contenus, ils voient leur inventivité formelle strictement bridée au profit du modèle académique imposé [...].

Nicolas Liucci-Goutnikov