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“Bernard Frize” Sans repentir
au Centre Pompidou, Paris

du 29 mai au 26 août 2019



www.centrepompidou.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, journée de tournage, le 27 mai 2019.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Bernard Frize, Article japonais, 1985. Laque à craqueler, huile et résine sur toile, 99 x 80 x 3 cm. Collection A.-M. et M. Robelin. Photo © François Maisonnasse. © Bernard Frize/Adagp, Paris 2019.
2/  Bernard Frize, LedZ, 2018. Acrylique et résine sur toile, 280,5 x 522,5 cm. Courtesy Perrotin & Bernard Frize. Photo © Claire Dorn. © Bernard Frize/Adagp, Paris 2019.

 


2730_Bernard-Frize audio
Interview de Angela Lampe,
conservatrice au musée national d’art moderne et commissaire de l'exposition,

par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 27 mai 2019, durée 18'27". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissariat :
Angela Lampe, Conservatrice, Collections modernes, Musée national d'art moderne




Le Centre Pompidou invite Bernard Frize à investir l’espace de la Galerie 3 pour une exposition majeure de ses oeuvres, plus de 15 ans après sa dernière exposition en France au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Peintre français incontournable de la scène artistique internationale, Bernard Frize (né en 1954) a étroitement collaboré à la création du dispositif original de l’exposition. Riche d’une soixantaine d’oeuvres présentant les multiples facettes de son travail, de ses débuts en 1977 jusqu’à ses créations les plus récentes, l'exposition Bernard Frize. Sans repentir propose un parcours thématique libre, sans direction, ni hiérarchie, en rupture avec l’approche sérielle pour laquelle l’artiste est connu.

Depuis plus de 40 ans, Bernard Frize qui vit aujourd'hui entre Paris et Berlin, ne cesse d’interroger la pratique picturale et le rôle du peintre. À une époque marquée par la virtualitéet les images en mouvement, il engage une réflexion sur les enjeux du médium de la peinture comme peu de ses contemporains. Selon l'artiste, ses tableaux ne sont pas l'expression d'un "moi créateur" mais relèvent de l’application d’un protocole formel qu'il s’impose ; "les sensations, les sentiments n’y ont pas de place". Au geste démiurgique qu’il réprouve, Bernard Frize oppose la mise en oeuvre d’un processus technique, banal, parfois loufoque et souvent absurde.

L'exposition Bernard Frize. Sans repentir fait entrer le visiteur dans l’acte même de création, en lui révélant quels stratégies et défis intellectuels sous-tendent les oeuvres du peintre. Six thèmes structureront un parcours d'exposition volontairement paradoxal : Avec déraison, Sans effort, Avec système, Sans système, Avec maîtrise, Sans arrêt.

S’il demeure essentiellement connu pour ses peintures abstraites et conceptuelles sérielles, Bernard Frize a également intégré des éléments figuratifs dans ses oeuvres dès les années 1980. Aussi, afin de mettre en lumière les questionnements picturaux multiples de chaque oeuvre, des tableaux relevant d’une même série seront exposés dans différentes sections, chacun accompagné d'un commentaire de l'artiste. D'autres aspects encore méconnus de l'oeuvre de l'artiste seront également présentés, comme par exemple sa pratique de la photographie.






« Sans repentir » par Angela Lampe – extrait du catalogue aux éditions du Centre Pompidou / Éditions Dilecta

Depuis plus de quarante ans, Bernard Frize développe un oeuvre à contraintes. De sa première série, qui consistait à retracer la trame de la toile jusqu’à saturation avec le plus fin des pinceaux, le traînard, à son tableau le plus récent, LedZ (2018), bâti sur les antagonismes de surfaces horizontales et verticales, l’acte de créer est ici soumis à un règlement préalable, le mode opératoire à un protocole librement choisi par l’artiste. Les peintures de Frize ne veulent pas être l’expression d’un moi créateur, elles relèveraient simplement de l’application d’un système formel impersonnel, « Les sensations, les sentiments n’y ont pas de place ». Au geste démiurgique qu’il réprouve, l’artiste oppose la mise en oeuvre d’un processus technique, banal, parfois loufoque, souvent absurde. Quel sens faut-il donner à l’obligation que le peintre s’impose à lui-même de remplir intégralement la surface d’une toile par un seul trait de pinceau, exécuté à main levée et d’une seule couleur ? Ou encore, de représenter toutes les possibilités de mouvement dont dispose le cavalier sur un échiquier, comme dans son tableau Spitz (1991) ?

Qu’un carcan formel puisse être autant libérateur que créateur nous a été montré par les travaux du groupe OuLiPo (Ouvroir de littérature potentielle). En se forçant à suivre un certain nombre de règles, ses membres parviennent à déjouer la routine, à trouver de nouvelles voies, étonnantes, comme celles d’écrire un livre qui ne contient aucun « e » (Georges Perec avec La disparition, 1989), de rédiger un texte sans lettres à jambages (g, j, p, q et y) ou un poème dont tous les mots commencent par la même lettre. Les textes contraints attirent l’attention sur l’écrit lui-même, sur la question du « comment », la manière dont il est fabriqué, construit, tissé et combiné. Si l’énoncé se mue en devinette, son auteur se transforme en artisan du verbe, en ouvrier du langage soucieux d’accomplir sa tâche.

C’est exactement ce qui intéresse Bernard Frize dès ses débuts : travailler sa peinture comme un ouvrier en suivant un protocole trait pour trait, « pour ne pas choisir ». L’idée de s’appuyer sur l’effet libérateur d’une contrainte nous a donc semblé une piste intéressante pour la conception d’une exposition sur Bernard Frize, qui repenserait le format traditionnel de la rétrospective, généralement structurée par la chronologie de l’oeuvre. La réflexion a commencé par le choix d’une contrainte spatiale qui s’est imposée assez vite : l’organisation des cimaises sous forme de grille. Non seulement la grille est le schéma moderniste par excellence, mais c’est également une forme de composition récurrente dans la peinture de Frize. Au lieu de sélectionner un corpus d’oeuvres représentatives du travail de l’artiste, qui aurait déterminé la scénographie de nos plateaux vides, la démarche ici était inverse : remplir les cases d’une architecture préexistante. Notre but était de créer un parcours thématique libre, sans direction, ni hiérarchie, qui brouille l’approche sérielle pour laquelle l’artiste est connu, afin de faire entrer le visiteur dans l’acte même de la création en lui révélant quels stratégies et défis intellectuels sous-tendent les oeuvres de Frize.

Les six thèmes de section (Avec déraison, Sans effort, Avec système, Sans système, Avec maîtrise, Sans arrêt) ont été choisis pour leur accessibilité et clarté. L’application d’une règle arbitraire selon laquelle les titres commençant par « avec » doivent alterner avec ceux commençant par « sans » renvoie aux paradoxes et contradictions inhérentes à la pratique de l’artiste. Il nous importait de présenter des toiles issues d’une même série sous des angles thématiques différents, non seulement pour créer des effets surprenants de déjà-vu lors de la visite, mais surtout pour accuser la vanité d’un classement immuable, l’illusion de tout système clos.

Ces contraintes nous ont donné la liberté de réarranger l’oeuvre de Bernard Frize sans trop de gravité. Il nous a donc semblé pertinent que l’exposition ouvre sur l’importance de la déraison dans la démarche de Bernard Frize. En couvrant la surface d’une toile d’un maillage de traits horizontaux et verticaux d’un nombre de couleurs infini, comme il l’a fait en 1977 (st 77, n°2), l’artiste amorçait une quête : trouver un sens à sa pratique, lequel n’arriva pas. Il ne lui restait que l’absurdité d’une longue et pénible exécution qui prévaut sur la signification de l’oeuvre. Le primat du processus sur le résultat, dont l’artiste dit qu’il ne l’intéressait pas beaucoup, caractérise également la deuxième série séminale, intitulée Suite Segond (1980), qui introduit une nouvelle dimension, tout aussi essentielle dans son travail, celle de l’aléa.

Par hasard, l’artiste commence à se servir de pellicules séchées sur les pots de peinture non fermés et les agence sur la surface de la toile, créant ainsi une peinture qui se génère presque toute seule et dont les altérations de la matière (plis, coulures, craquelés) sont produites par accidents. Autre contrainte pour cette exposition, chaque section est introduite par une oeuvre de l’une ou l’autre de ces deux séries polysémiques. Reprendre des dessins enfantins (Vu d'au dessus, 1985), montrer le signifié contre le signifiant (Article japonais,1985), créer des systèmes loufoques (Frappant, 2005), ou encore baptiser ses tableaux d’après le nom de rames de RER (Rami, 1993) ou d’agences de notations financières (Standard and Poor’s, 1987), sont autant de stratégies mises en place par l’artiste pour déjouer la raison avec beaucoup de sérieux. L’efficacité et l’économie des moyens jouant un rôle fondamental pour Frize, elles l’ont conduit à organiser sa paresse. Souvent aidé par le hasard, il cherche à rentabiliser l’acte créateur en choisissant des outils performants, tel le « roulor » (ST78, 1978) qui orne intégralement et en un geste la surface d’une toile, ou bien il imagine des protocoles pour la création simultanée de deux oeuvres (Margarita,1991 et Continent, 1993). Même sa pratique photographique consiste à glaner des motifs qui lui sont livrés, sans grand effort, par la déambulation aléatoire de son regard.

Un des paradoxes constitutifs de l’oeuvre de Frize est lié à sa façon de créer des systèmes auxquels il ne croit pas, ou ne croit plus. Si, d’un côté, il établit des procédés complexes pour remplir, avec l’aide de quelques assistants, la toile à plusieurs mains (Rassemblement, 2003) ou, pour créer des structures ornementales all-over à partir d’un seul trait de couleur (N°10, 2005), il prend, de l’autre côté, un grand plaisir à dissoudre ses maillages sous nos yeux avertis. Parfois, il pousse même un système jusqu’à l’excès, exposant par exemple le regardeur à des effets d’aveuglement avec son tableau flouté Oma (2007), réalisé au pistolet. Prenant le dessus, la déraison optique brouille la rationalité géométrique .

Dans les peintures de Frize, l’entropie est toujours en cours, propulsée par les stratagèmes qui se servent, comme des agents troubles, d’incidences techniques et d’effets aléatoires. La série majeure Quelques causes accidentelles et d’autres causes naturelles (1985) représente dans ce sens une oeuvre manifeste, qui révèle comment les systèmes infestés par les jeux du hasard mènent à des résultats absurdes. « La réalité détruit finalement le système », conclut l’artiste.

Autre paradoxe, tout en aspirant à une peinture banale et ordinaire, Frize réalise des toiles qui frappent par leur grande maîtrise technique, voire leur virtuosité. Oserait-on parler même de « beauté » ? Si leur qualité ornementale les rapproche des tissus taïwanais dont l’artiste est un grand collectionneur, leur chromatisme rappelle les prouesses techniques des peintres maniéristes du XVIe siècle, inventeurs de colore cangiante. La facilité avec laquelle Frize semble réaliser ses tableaux parfaitement exécutés, leur confère une élégance froide, une distance qui, depuis le milieu des années 1980, est renforcée par l’aspect glacé et plat de la surface peinte, dû à l’emploi d’une résine acrylique. Ces peintures mates nous apparaissent comme des images reproduisant une peinture dont la splendeur est devenue inaccessible.

À juste titre, Frize évoque le lien entre ornement et mort . Aucune marque ne trahit le geste du peintre. Le corpus des oeuvres ornementales se distingue de ce fait dans son oeuvre qui s’est construit, dès ses débuts, sur la performativité.

Le fait de tracer sur la toile une ligne continue qui se vide de ses pigments colorés, relève de l’idée, non seulement d’enregistrer la durée de l’exécution, mais aussi de présenter l’événement pictural en toute transparence. Refusant toute reprise ou retouche pour ses tableaux, réalisés d’un seul jet et sans repentir, Frize revendique une éthique de travail.

Le regardeur peut suivre le trait de pinceau qui s’épuise avant de renaître, grâce à une nouvelle charge de peinture et ainsi de suite. La mise en scène des lignes sans fin renvoie à la pratique de la sérialité ouverte chez Frize. La règle impliquant de réaliser les différentes variantes générées à partir d’un protocole lui donne une motivation « pour ne pas faire n’importe quoi, pour pouvoir continuer ». Autrement dit, c’est la contrainte qui le libère de toute décision personnelle.

Si Bernard Frize interroge les fondements de l’expérience de peindre, l’essentiel dans son oeuvre n’est pas d’exalter la contrainte ou d’exhiber la technique, mais bien de les mettre toutes deux au service de ce mystère que reste, malgré tout, la peinture. Notre exposition présente ainsi un de ses plus grands défenseurs actuels, avec ses forces, ses impasses, ses éclats et ses obsessions. Mais sans repentir.