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“Prince.sse.s des villes” article 2755
au Palais de Tokyo, Paris

du 21 juin au 8 septembre 2019



www.palaisdetokyo.com

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation presse, le 20 juin 2019.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Kadara Enyeasi, Untitled VI, 2019, L’ouverture: Fauna I. Collage digital. Crédit : Kadara Enyeasi.
2/  Leeroy New, Aliens of Manila x Taipei, 2017. TuaTiuTiann International Festival of Arts (TTIFA), Taipei. © Liu Pitz.
3/  Bárbara Sánchez-Kane, MI OTRA MITAD, Performance Vast Graveyard, 2017. Bottes mécaniques et couteaux. Crédits : Frankie Carino.

 


2755_Princesses audio
Interview de Hugo Vitrani et de Fabien Danesi, commissaires de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 20 juin 2019, durée 13'20". © FranceFineArt.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Dans le hall du Palais de Tokyo barré d'une cloison de bois, une grande affiche de Luciano Calderon nous invite à entrer, nous passons dessous comme on entre comme dans une maison hantée de fête foraine, il n'y manque qu'un rideau. Des Mickey Mouse, Christ et diable, faucheuse et Donald Duck de couleurs vives ornent ce portail vers un autre monde. Ils nous promettent un univers pop festif et dramatique, une ville bruyante des klaxons des collectivos, dangereuse des tatouages des mauvais garçons, des trottoirs éclairés de néons colorés où se mélangent la mauvaise bibine et le Coca-Cola.

En guise d'univers, c'est un labyrinthe de panneaux de bois que l'on traverse, un décor de cinéma, un studio où l'on tourne une série B, un feuilleton à rallonge nous promenant de scène en scène d'un quartier à l'autre d'une mégapole bordélique. Dans cette ville artificielle, archétype urbain dissout dans la nuit, on graffite, on fait des vidéos, on coud et on brode, on découpe, on colle, on s'habille et se déshabille, on deejaye et on danse, on s'étreint dans les backrooms. A l'instar du Gulliver de Doktor Karayom, rouge et blanc comme le steak d'une enseigne de boucher, dépecé par un peuple d'anthropophages, ici la viande est crue, mais restons polis, on pratique l'écriture inclusive.

L'orque Keiko du collectif Biquini Wax, dévoré jusqu'à ce qu'il n'en reste que les os, la tête et le nageoires, tel un poisson de cartoon, l'est par des voraces avatars de la pop culture et des multinationales. L'objet trop lisse, trop brillant, évoque le parc d'attraction et ses manèges, le kawaii façon Shibuya, pas sûr que le message passe. Par contre, un peu plus loin en descendant l'escalier, le vrai choc arrive. Border Patrol par Pow Martinez propose une peinture simple et puissante, une vraie candeur enfantine juste et cruelle, violente et scatologique. La longue fresque qui se déroule comme un film de guerre et d'apocalypse en dit bien plus que bien des discours militants. Une humanité maudite à la fois victime et soldat, insensible à l'autre et générant elle-même sa damnation n'en finit pas de se noyer. Elle nous rappelle quelques brutales vérités. Un des cercles de l'enfer terrifiant que nous tenterons vite d'oublier en dansant sous les polenchos des fêtes du collectif Traición. Ces bannières blanches sérigraphiées de personnages à l'encre noire pendent au-dessus de nos têtes comme le linge familier de nos mères. On y découvre un peuple d'icônes : femme panthère, démons aux folles érections, bambins kawaii en platform shoes menaçants de leur martinet SM, guerriers mayas gainés de cuir s'accouplant. Folklore et manga se mélangent joyeusement dans une neo-archéologie porno, extraordinairement festive et heureuse.

Dans cette jungle urbaine il est beaucoup question de coming-out, d'identité sexuelle. Puisque toutes les villes se rejoignent dans un même grand embouteillage indifférencié et deviennent des décors cacophoniques, la seule identité qui reste est sexuelle. Maria Jeona Zoleta ouvre les portes de son temple queer plein de fraicheur. On y trouve un havre de paix et d'amour, loin du bruit et de la violence, une chambre d'ado aux murs éclaboussés de rose, de bleu et de paillettes, de chatons, des rêveries enfantines et de fantasmes coquins. Des héroïnes de jeu vidéo étreignent des phallus géants, dansent sous des boules à facettes disco, vont aux toilettes, portent des t-shirts customisés d'arc-en-ciels, se confient via leur clavier d'ordinateur sur des chats impudiques. Ballons, peluches, dauphins gonflables : l'enfance et ses espoirs d'intégrité, de pureté, tente une ultime résistance à la brutalité des rapports humains.

Ça doit être elle notre princesse, une beauté queer, bleue comme une divinité hindoue, peignant comme si personne n'allait regarder, donc libre, heureuse et triste.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

Équipe curatoriale PRINCE.SSE.S DES VILLES
Curateur : Hugo Vitrani
Curateur associé : Fabien Danesi
Assistante curatoriale : Eva Vaslamatzi
Stagiaire : Camille Velluet



Le mot des commissaires


Entre gratte-ciels et cahutes, urgence et patience, les mégapoles connaissent une expansion chaotique, mêlant les transferts de capitaux aux connexions technologiques dans les centres financiers, ce qui génère des marges citadines porteuses de nombreuses inégalités. Ce vaste mouvement désordonné transforme les cités en un chantier incessant, propice à la dérive des imaginaires. Les artistes qui émergent sont alors les flâneurs du XXIe siècle, les hackers de nos réponses au milieu urbain trop souvent fonctionnelles et standardisées.

Dacca, Lagos, Manille, Mexico et Téhéran : Autant d’archi-villes rhizomatiques choisies subjectivement, guidés par notre curiosité du moment. Les cinq villes sont l’expression d’un tissu de contradictions, à l’image du trafic routier saturé qui coexiste avec les réseaux numériques censés fonctionner avec fluidité. D’évidence, ces mégapoles sont aussi très différentes les unes des autres. Leur singularité culturelle, politique et sociale se charge de multiples récits qui sont autant de chemins de traverse pour appréhender leur identité dépourvue de toute dimension univoque.

Spoiler : ces mégapoles ne sont pas le sujet de l’exposition Prince•sse•s des villes. Elles sont un contexte de recherche, un terrain de jeu, où les créateurs samplent les multiples couches qui la constituent pour en extraire une hybridation démesurée, en constante métamorphose.

Depuis la première édition du Dhaka Art Summit en 2012, la capitale du Bangladesh a su retenir l’attention du monde de l’art international. Mais il fallait chercher sa vitalité en dehors de cet évènement bisannuel et voir comment s’organise une scène artistique en l’absence notamment de toute galerie. De ce point de vue, Dacca étonne par sa puissance feutrée. Les artistes y développent des lieux indépendants et militants, où s’invitent leurs amis à la dérobée. Ils sont conscients de la fragilité de certaines traditions folkloriques, à l’image des nombreux rickshaws dont les peintures artisanales disparaissent au profit d’impressions numériques, face aux berlines de l’entreprise de transport Uber. Ainsi, les artistes cherchent à documenter une mémoire qui vacille parfois et élaborent des dispositifs où l’emprise de l’histoire connaît de inflexions propres à l’onirisme.

Lagos fait vibrer le monde entier avec sa musique, l’Afro Pop. Les productions de Nollywood s’imposent sur la scène internationale du cinéma. Et la ville est devenue l’un des rendez-vous immanquables pour la Fashion Week qui met en lumière chaque année des créateurs hors normes, tandis que le milieu de l’art se consolide, entre foire d’art contemporain, institutions dynamiques et artist-run spaces. Ce sont autant d’initiatives qui creusent ou déconstruisent l’écart entre les îles et le mainland et qui mettent en lumière une scène d’artistes jeunes ou confirmés, évoluant entre photographies de rue, performances politiques, installations sonores immersives et chansons politiques, sur (bruit de) fond de générateurs électriques essoufflés.

De Manille, déjà explorée à deux reprises auparavant par les équipes du Palais de Tokyo, on retient le croisement des influences asiatiques, espagnoles et américaines. La figure du Christ y rencontre la scène punk et graffiti dans un abrupt raccourci. Elle est un continuel patchwork évoluant au rythme des Jeepneys aux couleurs tuning, qui à eux seuls traduisent l’esthétique du recyclage visible constamment dans la ville. Malgré la violence policière qui s’abat sur la vie nocturne et les milieux alternatifs depuis l’élection du président Rodrigo Duterte en 2016, les artistes continuent d’investir les moindres interstices. Il y a à Manille une intensité qui se traduit dans la manière dont chaque artiste collecte, récupère, combine, amalgame, agglomère, avec une ferveur de chercheur d’or.

À l’image de ses marchés immenses où l’on trouve un mélange de produits made in China et locaux, des contrefaçons de grandes marques, des animaux pour les sacrifices, des sex toys et toutes les drogues, Mexico connaît un bouillonnement sans précédent. Cet Eldorado culturel attire encore plus depuis quelques années de nombreux artistes étrangers qui y vivent désormais. Sa scène alternative danse sous vitamine synthétique, milite pour les droits LGBT+, tandis que d’autres enchainent les peintures murales politiques ou illégales, se fédèrent en collectifs indépendants, réinventent la haute couture teintée barrio ou luttent contre la mondialisation sauvage qui ravage la nature et les cultures locales amérindiennes. Une énergie indomptable qui risque d’être accentuée par l’alternance politique avec un gouvernement qui a mis au coeur de sa politique une lutte contre la corruption et les inégalités et pour la protection des droits des minorités.

Quarante ans plus tôt, la révolution iranienne bouleversait le contexte géopolitique international en instaurant le premier régime islamiste de l’ère moderne. La jeunesse actuelle de Téhéran – élevée par une génération qui a connu l’opium et la liberté se conjuguant à un immense héritage culturel – ne cesse d’en repousser les limites, contournant les interdits. Cette énergie ultra connectée aux réseaux sociaux se retrouve chez les artistes, dont les travaux révèlent des combats engagés, une nostalgie pour une époque où Téhéran ressemblait à Los Angeles, des tableaux troublants qui dissèquent la peinture, des paysages surréalistes de sculptures, des films tournés en huis clos, des formes caverneuses, sexuelles, oniriques et magiques.

Hugo Vitrani et Fabien Danesi






Plasticiens, créateurs, fashion designers, bidouilleurs, tatoueurs, musiciens : une cinquantaine d’artistes investiront le Palais de Tokyo et seront présentés sans aucun regroupement géographique, la plupart du temps avec des nouvelles productions et des interventions in situ. L’exposition sera présentée comme une ville imaginaire, multiple et complexe, décloisonnée, bordélique, foudroyante et créative : un laboratoire imprévisible, toujours en mouvement et en (re)construction.

Cimaises brutes et vertigineuses, passages mystérieux, zones lumineuses ou opaques, backrooms et guet-apens : le dispositif de présentation est conceptualisé par l’architecte Olivier Goethals suivant les rythmes du jour et de la nuit, de la profusion et du désaturé, alternant des zones monographiques et des territoires de rencontres. Il élabore un parcours architectural qui révèle et accentue les lignes de forces du bâtiment du Palais de Tokyo envisagé ici comme un immense lieu-commun, ces « lieux où des pensées du monde rencontrent des pensées du monde. » Edouard Glissant, dans La Cohée du Lamentin, Poétique V, Gallimard, 2005.

Le Magazine Palais #29 permettra de prolonger ou de contextualiser les créations présentées dans l’exposition, en proposant des contributions de penseurs, de critiques, de commissaires, d’artistes, de poètes, de chercheurs… Autant de voix et de visions qui permettront de cerner au mieux la création issue de l’époque des mégapoles et de l’humanité urbaine.