contact rubrique Agenda Culturel : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

“Futur, ancien, fugitif” Une scène française
au Palais de Tokyo, Paris

du 16 octobre 2019 au 5 janvier 2020



www.palaisdetokyo.com

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation presse, le 14 octobre 2019.

2840_scene-francaise2840_scene-francaise2840_scene-francaise
Légendes de gauche à droite :
1/  Martin Belou, Floraison (détails), 2019. Laiton, graines, feuille d'or, dimensions variables. Courtesy de l’artiste.
2/  Linda Sanchez, l’autre (#colonnes), 2017. Techniques mixtes, neuf colonnes, 130 x 24 cm. Vue d’atelier. Courtesy de l’artiste.
3/  Julien Carreyn, ii (92), 2018. Matériaux divers, 7,8 × 5,5 cm. Courtesy de l’artiste et Crèvecoeur (Paris). Crédit photo : Julien Carreyn. © Adagp, Paris, 2019.

 


2840_scene-francaise audio
Interview de Claire Moulène, co-commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 14 octobre 2019, durée 15'43". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissaires de l’exposition : Franck Balland, Daria de Beauvais, Adélaïde Blanc, Claire Moulène et Marilou Thiébault, assistante curatoriale.



L’exposition Futur, ancien, fugitif, consacrée à « une (entendez, « certaine ») scène française » s’appuie sur une conception ouverte de l’inscription territoriale – qui rassemble des artistes né·e·s et vivant en France ou à l’étranger, lié·e·s provisoirement ou durablement à ce pays – autant qu’elle échappe aux effets de tabula rasa qui voudraient qu’une génération en éclipse une autre. Elle réunit au contraire des « contemporain·e·s » qui partagent aujourd’hui cet espace en évolution et aux frontières poreuses, et cherche à dessiner les courroies de transmission par lesquelles transite cet air du temps que respirent simultanément les quarante-quatre artistes ou collectifs d’artistes réuni·e·s pour l’occasion. Des artistes né·e·s entre les années 1930 et les années 1990, mais qui vivent et travaillent toute·s, dans et avec leur époque.

Contemporain est un « mot transitif et par conséquent relationnel », rappelait Lionel Ruffel dans Brouhaha. Les mondes du contemporain (1). On est contemporain de quelque chose ou de quelqu’un et c’est cette interdépendance, ce liant qui nous sert à établir des ponts d’un·e artiste à l’autre dans l’exposition que nous avons bâtie dans l’ensemble des espaces du Palais de Tokyo. C’est encore cette perméabilité au présent et une forme de permanence au temps que nous avons cru déceler chez les artistes réuni·e·s dans l’exposition et qui nous a permis d’établir cette photographie non pas exhaustive, ni même représentative, mais simplement sensible d’une scène française. Ou plutôt d’une « autre » scène française. De celle qui se trame plus discrètement mais avec non moins de puissance dans les ateliers, les écoles d’art, les espaces partagés, dans les marges ou à l’abri du marché.

Les artistes invité·e·s ont ainsi en partage d’opposer des formes de résistance aux assignations et autres effets de mode qui teintent irrémédiablement une époque. Non pas qu’il·elle·s se tiennent à l’écart du monde d’aujourd’hui, bien au contraire, disons plutôt que refusant l’urgence, ils laissent s’infiltrer dans leurs oeuvres l’épaisseur du temps. « Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité » (2) écrivait il y a quelques années Giorgio Agamben, ressuscitant au passant la très opérante notion d’« inactualité » qui pourrait convenir aux artistes dont il est ici question.

Cette exposition est aussi l’occasion de rappeler qu’il n’existe pas une scène française, mais bien quantité de communautés, d’engagements et de singularités. Pendant les mois de préparation de l’exposition, nous nous sommes ainsi laissé·e·s surprendre par le relief de plus en plus saillant de certaines individualités à la surface vaste et complexe du paysage français. D’une curiosité toujours vive pour ce retour au collectif que l’on perçoit aujourd’hui chez un certain nombre de jeunes artistes qui tentent à nouveau l’expérience du vivre ensemble, des espaces partagés et des formes de mutualisation comme une réponse à une nécessité économique, nous sommes peu à peu passé·e·s à la nécessité de réaffirmer des trajectoires plus singulières. Singulières et pas forcément solitaires, puisque nombre d’artistes de cette exposition entretiennent des formes de compagnonnage au long cours avec leurs pairs, toutes générations confondues.

Ces histoires de généalogie trament en souterrain l’exposition. Peu racontées et exposées, elles sont pourtant constitutives de toutes les scènes artistiques qui doivent à la multiplicité des points de vue autant qu’à des affinités et une forme de continuité. Parmi les quarante-quatre artistes ou collectifs réuni·e·s, beaucoup se sont croisé·e·s dans les écoles d’art, lieux par excellence de la transmission intergénérationnelle. À côté de ces lieux de rencontres féconds, quantité d’espaces plus informels, en marge des institutions, ont été décisifs pour les artistes de l’exposition. Car Futur, ancien, fugitif a aussi pour particularité de réunir un nombre conséquent d’artistes aux trajectoires atypiques, non linéaires ou en dents de scie, et qui parfois s’enracinent ou se propagent loin du champ de l’art. Cartographie sensible et dynamique d’une autre scène française, cette exposition réaffirme ainsi le rôle de certains passeu·r·se·s, de figures plus secrètes et de fugitif·ve·s en tous genres, mais surtout d’artistes qui inscrivent leur travail dans une forme de durée, qu’il·elle·s en soit à l’aube de leur carrière ou déjà à la tête d’une oeuvre dense.

Il faudrait enfin dire un mot sur ce titre que nous empruntons à l’ouvrage éponyme d’Olivier Cadiot. Écrivain dit expérimental, poète, dramaturge, et passeur lui-même à la croisée des différents champs artistiques, il a placé l’expérience de la création et l’empreinte décisive du temps au coeur de son écriture inclassable. Futur, ancien, fugitif (3) faisait ainsi entrer en scène une figure qui le suivra au fil de plusieurs romans : Robinson. Un « Robinson » loin de la figure héroïque dépeinte par Daniel Defoe, simplement « décalé, juste à côté, sur la bordure, peut-être un peu en dessous » comme l’écrit Éric Mangion dans le magazine Palais qui accompagne l’exposition. Échappant à l’emprise du temps, ce fugitif nous est apparu comme un qualificatif opportun pour désigner ces quarante-quatre témoins qui rendent compte d’un présent insaisissable.


1 Lionel Ruffel, Brouhaha, Les Mondes du contemporain, Verdier, Paris, 2016
2 Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Rivages Poche, Petite Bibliothèque, Paris, 2008
3 Olivier Cadiot, Futur, ancien, fugitif, P.O.L, Paris, 1993






Parcours de l’exposition :

Avec Nils Alix-Tabeling, Mali Arun (Lauréate du Grand Prix du Salon de Montrouge 2018), Fabienne Audéoud, Carlotta Bailly-Borg, Grégoire Beil, Martin Belou, Jean-Luc Blanc, Maurice Blaussyld, Anne Bourse, Kévin Bray, Madison Bycroft, Julien Carreyn, Marc Camille Chaimowicz X We Do Not Work Alone, Antoine Château, Nina Childress, Jean Claus, Jean-Alain Corre, Jonas Delaborde et Hendrik Hegray, Bertrand Dezoteux, Vidya Gastaldon, Corentin Grossmann, Agata Ingarden, Renaud Jerez, Pierre Joseph, Laura Lamiel, Anne Le Troter, Antoine Marquis, Caroline Mesquita, Anita Molinero, Aude Pariset, Nathalie Du Pasquier, Marine Peixoto, Jean-Charles de Quillacq, Antoine Renard, Lili Reynaud-Dewar, Linda Sanchez (Lauréate 2018 du Prix des Amis du Palais de Tokyo), Alain Séchas, Anna Solal, Kengné Téguia, Sarah Tritz, Nicolas Tubéry, Turpentine, Adrien Vescovi, Nayel Zeaiter.

« Futur, ancien, fugitif » commence par un portrait tendre et caustique du grand absent de cette formule : le présent. Les artistes réunis dans cette première section en ont fait un sujet d’étude. Pierre Joseph ouvre l’exposition avec une cueillette de mûres évoquant notre avenir frugal à l’heure de la catastrophe écologique. Il conduit des artistes glaneu·r·se·s qui, telles Anne Le Troter ou Fabienne Audéoud, pratiquent la collecte et le recyclage au coeur d’un circuit d’objets et d’affects toujours plus profus mais aussi plus précaires. Dans cette épaisseur du réel, d’autres artistes comme Alain Séchas, Grégoire Beil, Marine Peixoto ou Nicolas Tubéry pratiquent des coupes franches : prélevant ou prolongeant chacun·e dans leur style des fragments d’existence et des symptômes d’époque.

La priorité faite au présent n’éclipse cependant pas l’éternelle question du devenir des êtres et des choses. Les figures religieuses moqueuses brossées par Vidya Gastaldon côtoient les installations crues de Maurice Blaussyld et d’Aude Pariset. Le premier incarcère un imposant tertre au centre de la grande verrière, tandis que la seconde offre à l’appétit de vers les matelas de trois lits d’enfants. Il est alors question de déchets, d’un retour à des formes primitives qui apparaissent, chez Laura Lamiel et Adrien Vescovi, comme les principes fondateurs d’oeuvres obtenues par l’apport de forces élémentaires.

Nombreux sont les cloisonnements féconds et les formes pliées sur elles-mêmes qui ponctuent l’exposition. Plusieurs enchâssements soigneusement composés entrent en résonance pour leur capacité à se soustraire en partie au regard, comme la vitrine de Renaud Jerez qui se dissout dans l’espace avec ses parois lisses et réfléchissantes. Jean-Alain Corre et Anne Bourse investissent respectivement une cellule de prison et une chambre comme autant de lieux intérieurs à découvrir, et d’où semble éclore la figure du double, de l’alter ego et de l’avatar. Mais l’espace clos est aussi celui de la cohabitation, à l’image de la tente bâtie par Martin Belou qui révèle des liens d’interdépendance dans un paysage imaginaire.

Stimulé·e·s par les grands récits du passé trouvant un regain de sens dans l’actualité, d’autres artistes de l’exposition s’inspirent de systèmes de références immémoriaux. Ainsi Nils Alix-Tabeling trouve-t-il dans le folklore médiéval une cosmogonie célébrant les marges et un rapport au corps fluide, tandis que Jean Claus puise dans la mythologie grecque – théâtre de toutes les passions – l’ornementation de ses autels domestiques. Carlotta Bailly-Borg les rejoint dans la réalisation de figures androgynes et troublantes, en constante métamorphose, empruntant à la miniature hindoue comme à l’estampe érotique japonaise.

Après un changement d’échelle induit par les accrochages domestiques de Corentin Grossmann et d’Antoine Marquis, l’exposition bascule dans une dimension plus intimiste. Les artistes tapissent leur pré-carré de fictions personnelles, de réflexions sur le genre et la fluidité des identités comme des styles. Marc Camille Chaimowicz est l’un des maîtres en la matière, qui a fait du glissement entre les arts décoratifs et les arts plastiques - entre une esthétique fanée et son pendant queer et subversif – une pratique fertile. Même ambiguïté dans les images faussement amateur de Julien Carreyn ou les sculptures suggestives de Jean-Charles de Quillacq. Nathalie Du Pasquier, qui occupe une place centrale, déplace son atelier et le reconfigure en cabanes où elle réunit sa production avec des objets et des oeuvres de son quotidien.

Quelques irréductibles trouvent dans l’espace de l’atelier un lieu de retranchement. Spécialistes de l’esquive, il·elle·s font des allées et venues entre une réalité sensible et leur référentiel propre. Il·elle·s prélèvent ici et assemblent là, fidèles au credo de la distorsion, comme Antoine Château ou Anna Solal qui travaillent à une lente révélation de motifs possibles. Kengné Téguia appréhende la zone qui sépare le monde des sourds de celui des entendants, tandis qu’Hendrik Hegray et Jonas Delaborde confectionnent à quatre mains leur imagerie interlope.

La dernière partie de l’exposition repense la portée possible de l’histoire culturelle, intellectuelle et politique. Une impression de déjà-vu la traverse, notamment par l’accrochage des portraits hantés de Jean-Luc Blanc. Mais pour Antoine Renard et Lili Reynaud-Dewar, l’appropriation ou la citation critique apparaissent comme une manière d’actualiser, dans une logique collective et inclusive, le sens de ces récits.