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“Greco” article 2843
au Grand Palais, Paris

du 16 octobre 2019 au 10 février 2020



www.grandpalais.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 14 octobre 2019.

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Légendes de gauche à droite :
1/  GRECO (Domínikos Theotokópoulos), Saint Joseph, vers 1576-1577. Huile sur toile, 68 x 56 cm. Collection particulière. © collection particulière.
2/  GRECO (Domínikos Theotokópoulos), Pietà, 1580-1590. Huile sur toile, 121 x 155,8 x 2,5 cm. Collection particulière. © collection particulière.
3/  GRECO (Domínikos Theotokópoulos), L’ouverture du cinquième sceau, dit aussi la vision de saint Jean, 1610-1614. Huile sur toile, 222,3 x 193 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art; Rogers Fund, 1956. Photo © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / image of the MMA.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

De la tradition de l'icône byzantine à la rencontre avec la modernité de la Renaissance, Greco est un voyageur. Sa peinture sans cesse mouvante semble ne jamais vouloir s'arrêter, elle dépasse les styles et les époques, intègre les modèles pour rapidement s'en affranchir, s'envoler librement vers un futur lointain. Sur le Triptyque de Modène, Adam et Eve enlacés au paradis sont tendrement enracinés dans la tradition classique. Pourtant, tout s'emballe sous les cieux incandescents de jaunes d'or, de roses. Une lumière viscérale liquide, épaisse, tombe comme en matière organique, collante, rouge sang ; elle trempe les étoffes d'or, fait luire les ailes goudronneuses des anges. Tout s'accélère, se tend, les animaux crient, les oiseaux sont foudroyés en plein vol, suspendus entre la vie et la mort, entre le ciel et l'enfer.

Des peintres de la Renaissance italienne, Greco a apprivoisé l'art des mains gracieuses, exquises. On lit entre les doigts la délicate pâmoison d'une vierge, d'un saint, la noblesse d'un commanditaire de portrait, l'innocence du messie sacrifié. Elles laissent bientôt place à une nervosité noire de fusain, trahissant une énergie bouillonnante que le corps peine à contenir. Les mains de Saint Pierre et de Saint Paul croisées comme des mains d'amants magnifiques sont bien troublantes. Celles du jeune garçon soufflant sur les braises ont l'audace du peintre qui ose tout.

Sainte Marie-Madeleine pénitente est toute entière tournée vers le ciel. Son visage à la grâce botticellienne, le long cou, les cheveux étincelants, parsemés de fils d'or. Les yeux noyés dans trop de larmes, elle s'élève vers le divin. Tout son corps se tend, se déforme, poussé par l'étonnante puissance physique, la musculature improbable de bras robustes. Le vêtement bleu et lilas s'ouvre comme un cocon laissant s'envoler un papillon. Le mystère est là, dans cette hardiesse de faire du drapé un paysage ou naissent les personnages. Parfois la brosse aux poils drus a tracé des sillons, une trainée de lumière punk et insolente sur un voile, à d'autres moments le drap s'aplatit, se fond dans la terre et la nuit. La modernité de cette peinture est d'utiliser le tissu comme écran pour y projeter un rocher immobile, une végétation ondulante, des flammes dansantes.

La Pietà des années 1570 est une composition simple, serrée, fusionnant les personnages dans l'amour des bras de géant du Christ. Ensemble, ils deviennent une montagne en apesanteur, une verticalité charnelle répondant à l'image de la croix se détachant dans le fond. La Pietà peinte dix ans plus tard laisse plus d'espace aux personnages et à leur récit. Le grand bras du Christ tombe mais conserve dans sa courbure le même geste d'amour et de protection. La main de la vierge lui tient la nuque dans une infinie tendresse tandis que la manche de son autre bras lui sert d'habit, recouvrant sa pudeur d'un dégradé mauve. Tout est dit semble-t-il, mais Greco ne s'arrête pas là, il transcende l'idée même de la mort, dépasse le religieux par l'intense échange de regard entre une mère et son fils.

Le Christ en Croix, a beau être immobile sur la croix, sa musculature est fluide, mouvante comme un fleuve. Les nuages se déchirent dans un orage devenant linceul noir, ailes d'oiseau ou de démon. Et le corps pâle s'élève, se détache même du support de la toile pour exister hors le tableau dans un espace tridimentionnel de sculpture.

Il y a tant de détails qui ne s'appréhendent pas au premier regard ; pourtant c'est dans cette échelle plus petite, ce deuxième niveau de lecture picturale que Greco montre la plus grande liberté, les plus folles ruptures. Ces petites formes, ces évocations ouvrent de nouveaux univers : les habits des protagonistes du Mariage de la Vierge se plient et se déplient en abstractions quasi cubistes, se consument en flammes fauves. C'est à travers ces milles petites inventions que s'est forgée une peinture si nouvelle et audacieuse qu'elle nous apparait désormais comme prophétique.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissaire : Guillaume Kientz, conservateur de l’art européen, Kimbell Art Museum, Fort Worth, USA
commissaire associée : Charlotte Chastel-Rousseau, conservatrice de la peinture espagnole et portugaise, musée du Louvre, département des Peintures




Né en 1541 en Crète, Doménikos Theotokópoulos, dit Greco, fait son premier apprentissage dans la tradition byzantine avant de parfaire sa formation à Venise puis à Rome.

C’est cependant en Espagne que son art s’épanouit et s’implante durablement à partir de la décennie 1577. Attiré par les mirifiques promesses du chantier de l’Escorial, l’artiste importe dans la péninsule la couleur du Titien, les audaces du Tintoret et le style héroïque de Michel-Ange. Cette éloquente synthèse, originale mais cohérente par rapport à son itinéraire, donne à Greco, mort quatre ans après Caravage, une place particulière dans l’histoire de la peinture : celle du dernier grand maître de la Renaissance et du premier grand peintre du Siècle d’Or.

Redécouvert à la fin du XIXe siècle, célébré par les écrivains, reconnu et adopté par les avant-gardes du début du XXe, l’artiste jouit ainsi du double prestige de la tradition et de la modernité, reliant le Titien aux Fauves, le maniérisme au cubisme, à l’expressionnisme, au vorticisme, à l’abstraction jusqu’à l’action painting.

Greco est également un insatiable inventeur de formes, mettant au point des compositions innovantes et audacieuses sur lesquelles il n’aura de cesse de revenir tout au long de sa carrière, variant les effets, les moyens plastiques, les intentions de son discours. L’indépendance assurée de son approche n’a alors d’égal que la liberté électrique de sa palette et de son pinceau.

Parmi les angles scientifiques particuliers qui sont développés : la mue impressionnante du peintre à ses débuts, de l’art d’icône à son adhésion esthétique au courant vénitien ; ses inventions et variations, qui permettent, sur un même thème, de mesurer le caractère novateur de son art et de suivre le cheminement de son style de Venise à Tolède ; sa sensibilité, plus humaniste que mystique, son tempérament spirituel, fougueux et littéraire.

Sa production abondante et le spectacle que donnent chaque fois ses compositions garantissent de pouvoir retracer l’ensemble de la carrière du peintre, articulée par des oeuvres fortes et décisives, pour restituer au public une image juste, puissante mais aussi inattendue d’un artiste qu’on croit connaître à travers une dizaine d’oeuvres, mais qu’une rétrospective complète contribuera à éclairer d’une lumière nouvelle, favorisant émotions, découvertes et redécouvertes autour d’un artiste intemporel frappé du sceau de la modernité.






Greco, un drame en cinq actes par Guillaume Kientz, commissaire de l’exposition.

Le rideau s’ouvre : c’est la Crète,
ses murs blancs, son soleil franc, sa nature arcadienne et intemporelle. Là, le jeune Domenigo Theotokópoulos apprend le métier de peintre d’icône, suivant l’ancienne et noble tradition de ses ancêtres byzantin. Mais déjà l’adolescent rêve aux grands maîtres italiens dont il entend parler et dont il voit peut-être quelques tableaux ou gravures. Venise est loin, mais Venise est proche : c’est la Sérénissime qui gouverne son île et les contacts entre les deux mondes, grec et latin, sont nombreux. Une importante communauté candiote y est même installée et prospère. Il la rejoindrait !

Venise, un dock, ce qu’on appelle ici une darsena. Greco pose son premier pied en Italie. Gothique, orientale, Renaissante, la ville est mille choses aux yeux du peintre tout juste débarqué. Il craint de regarder où il marche de peur de perdre une seule de ses beautés. Soudain, il se trouve au milieu de l’agitation d’une foule et d’un chaos d’étals. Il s’en souviendrait au moment de peindre son Christ chassant les marchands du Temple. Car dès lors tout ce qu’il voit, tout ce qu’il sent, tout ce qu’il touche, se grave dans sa mémoire pour former un répertoire de formes et d’émotions qui habiterait son âme et son oeuvre jusqu’à la fin de sa vie. Peut-être cherche-t-il à rejoindre l’atelier du Grand Titien. Peut-être y parvient-il. Il l’admire en tout cas et s’empresse en l’imitant d’apprendre le langage, nouveau pour lui, de la Renaissance italienne. Il rencontre Tintoret aussi. Voilà le peintre qu’il voudrait être ! Arrivet-il trop tard ? Sera-t-il jamais capable de se faire une place auprès des Véronèse, Bassano, Palma et tant d’autres, du reste peu partageurs ? Alors pourquoi pas Rome ? La cité des papes est moins exigües que celle des doges et c’est là-bas qu’on peut voir les oeuvres de celui dont tout le monde parle désormais : Michel-Ange !

Rome. Le Palais Farnèse. Greco ne pensait pas être impressionné par Rome, au fond, elle n’était qu’une imitation de la Grande Grèce et le Grec c’était lui ! Mais au coeur du plus prestigieux palais de la ville, où grâce à l’amitié du miniaturiste Clovio il a eu la chance de trouver l’hospitalité, il découvre une collection d’antiques presque sans pareil, une bibliothèque riche de milliers de volumes précieux, une galerie de peinture à couper le souffle et une cour humaniste rassemblant les plus brillants esprits. La Renaissance tient toutes ses promesses. Il comprend qu’il vient de trouver ce qu’il cherchait. Cependant, par un malentendu propre aux étrangers enthousiastes qui parlent sans prudence et se sentent à l’aise un peu trop vite, il se croit lui aussi autorisé à donner son avis sur tout. Erreur fatal. S’il est de bon ton alors de critiquer Michel-Ange, si sa voix n’ajoute rien aux commentaires acerbes, qui est-il ce jeune Grec pour prétendre qu’il pourrait faire mieux et proposer même, tout de go, de repeindre le Jugement dernier de la Sixtine ? Greco a oublié qu’à Rome il n’était rien, et Rome, sèchement, le lui rappelle. En 1572 il est brusquement mis à la porte du Palais Farnèse. Un temps inscrit à l’académie des peintres de Saint-Luc, il cherche des clients. Inconnu, il ne peut prétendre à la commande d’un tableau d’autel dans une église. Le marché est par ailleurs verrouillé par des réseaux et dynasties d’artistes bien installés. Ne maîtrisant pas la technique de la fresque, il ne peut rejoindre les grands ateliers occupés aux larges cycles décoratifs qui fleurissent un peu partout. Il peint donc des portraits. Il ronge sans doute son frein quand il entend pour la première fois parler d’un roi, en Espagne, grand amateur de Titien, qui cherche des artistes et paye généreusement. L’information vient de Luis de Castilla, un Espagnol, dont le père, Diego, est le doyen du chapitre de la primatiale de Tolède, la plus puissante cathédrale de la péninsule ibérique. Les astres, enfin, semblent tous alignés.

Monastère de l‘Escorial. Greco attend, nerveux mais à vrai dire surtout frigorifié, dans l’ombre des voûtes de la basilique San Lorenzo. Son tableau plaira-t-il ? Il y a mis toute sa science, toute sa fougue, toute son invention. C’est une allégorie. On y voit au centre le souverain agenouillé, le doge, le pape, en adoration devant l’apparition du nom de Jésus dans un ciel d’or peuplé d’anges. Tout autour, on prie, on souffre, on hurle : c’est le Triomphe de l’Eglise sur les hérésies. Philippe II semble satisfait de la toile que lui apporte cet étonnant artiste, qui ne parle pas l’Espagnol et mélange encore un peu le Grec à l’Italien. Il lui passe même une commande pour un Martyre de saint Maurice, destiné l’une des chapelles de son nouveau sanctuaire. Une fois encore, le peintre pèche par imprudence. Trop rapidement convaincu de son succès il livre une toile ambitieuse, complexe, magistrale oubliant d’écouter le roi qui n’attend qu’une composition claire, simple et pieuse. Se faire chasser du palais du plus riche prince de Rome ne l’avait pas assez fait réfléchir, Greco vient de perdre le soutien de l’homme le plus puissant du monde.

Tolède. Eglise de Santo Tomé. Tolède serait donc sa ville, son paysage, son univers, son royaume bientôt. Ses premières oeuvres y ont rencontré le succès : L’Expolio à la cathédrale et surtout l’Assomption à Santo Domingo El Antiguo. De toute façon, il n’est plus prêt à négocier sa valeur, ni son génie, ni son prix. Gare à qui cherche à s’opposer à lui, les longs procès ne lui font pas peur. Tolède serait son horizon peut-être, mais il y règnerait en maître et sa peinture en tyran, imposant ses canons, son style, ses couleurs, ses formules. Hors de Greco l’art n’aurait point de salut. L’Enterrement du comte d’Orgaz avait été le théâtre de son coup d’état, proclamation froide assurée et menaçante de sa supériorité. Après cela les commandes plurent et l’artiste, indiscuté, créait chaque jour davantage un monde pictural plus clos et un imaginaire propre formant une cosmogonie artistique, insulaire et sans partage.

Epilogue. Tolède. Palais du marquis de Villena. A 73 ans, le vieux despote s’est éteint. Le silence est assourdissant dans le large espace de son atelier installé au palais du marquis de Villena. Ses pinceaux, laissés sur de lourdes palettes pleines de couleurs coagulées, semblent peser des tonnes, le poids du génie disparu. Son fils, Jorge Manuel, dresse l’inventaire, compte les tableaux, les dessins, les livres, prépare la suite. Cette suite n’arriverait que des siècles plus tard, quand les premiers curieux, esthètes, poètes et peintres d’avant-garde pousseraient à nouveau la porte de son art et laisseraient le jour redonner vie à ces grandes silhouettes oubliées et jugées bizarres. Protégée par une pyramide d’indifférence et d’incompréhension, la peinture de Greco leur paru soudain si fraîche et si neuve qu’ils l’adoptèrent, le prirent par le bras et l’émancipèrent de la Renaissance pour inscrire son nom à côté du leur dans le grand livre naissant de la modernité.

L’histoire de cette redécouverte se passa plus à Paris qu’en Espagne, plus dans les ateliers d’artistes et les cafés littéraires que dans les musées. 111 ans après la première présentation d’une poignée de toiles du maître au Salon d’Automne, il était temps de réparer l’injustice, de ramener Greco au Grand Palais et de lui consacrer l’exposition qu’il mérite.

Guillaume Kientz